Dimanche soir, la gauche a remporté une majorité absolue historique au Sénat. Pourtant, le mode de scrutin ainsi que le collège électoral imaginé à la création de la Ve République devait l’emprisonner à jamais à droite avec 95% de grands électeurs issus des conseils municipaux ruraux.
«Ce mode de scrutin est assez archaïque, critique Adrien Saumier, grand électeur d’Europe-Ecologie Les Verts de 29 ans. Plus que le suffrage indirect, c'est la surreprésentation du milieu rural qui pose problème. C'est vrai que le Sénat a été pensé comme "la chambre des territoires" en complément de l'Assemblée nationale "chambre du peuple", mais c'est quand même une anomalie.» «Ce scrutin universel indirect donne toute sa tonalité au Sénat, assure de son côté un conseiller municipal de droite qui a préféré garder l’anonymat. Le fait que ce vote soit issu des Grands Électeurs donne une lettre de mission plus légitime au candidat élu. De plus, le sénateur sait que les Grands Électeurs n'hésiteront pas à le rappeler à ses engagements, ou à lui demander d'agir pour leur collectivité.»
«Un élu local, ça s’achète»
Or la structure de ce collège électoral a évolué, passant de l’agriculteur conservateur au retraité de la fonction publique. Un basculement sociologique couplé à des structures locales gagnées progressivement par la gauche depuis 2004 qui ont rendu possible un passage de la Haute assemblée à gauche.
«Le basculement est avant tout mécanique. Mais la campagne sénatoriale est très feutrée, très différente des autres élections, explique Didier Maus, spécialiste de droit constitutionnel et professeur à l’Université Aix-Marseille 3. Les candidats ont le temps de faire la tournée des communes et de l’ensemble des grands électeurs de leur département.»
«Un élu local, ça "s’achète"», nous avouait en off un collaborateur parlementaire de droite à l’approche des élections sénatoriales, concédant une grande part de clientélisme dans ce scrutin indirect. Attention, on ne parle pas ici de corruption et de valises de cash. Plutôt de soutien à des projets locaux.
Le code électoral des élections sénatoriales est révélateur de ce système, de par son opacité et sa permissivité. Pas de compte de campagne, participation discrète des partis ou des groupements politiques, de gauche ou de droite:
«Les candidats aux élections sénatoriales ne sont pas soumis à l'obligation de déposer un compte de campagne retraçant leurs recettes et leurs dépenses. Toutefois, l'article L. 308-1 du code électoral leur rend applicable le deuxième alinéa de l'article L. 52-8 du même code qui interdit aux personnes morales, à l'exception des partis ou des groupements politiques, de participer au financement de leur campagne.»
La réserve parlementaire ou «programme 122»
Le cœur de ce clientélisme réside dans la réserve parlementaire, identifiée sous le nom de code «Programme 122». «Les sénateurs de la majorité en ont plus profité que ceux de l’opposition mais son influence n’a pas été si importante», témoigne Didier Maus.
Cette enveloppe de 58 millions d’euros est ainsi répartie entre les sénateurs, avec un avantage au président du Sénat, à celui de la commission des finances et au rapporteur général. «Au final, tous les sénateurs ne la perçoivent pas, mais en moyenne cela représente 130.000 euros que chaque élu doit utiliser pour soutenir des projets d'équipements comme des crèches ou des centres de loisirs par exemple», rappelle Public Sénat, à la suite d’une altercation sur le sujet par médias interposés entre Jean-Pierre Bel, patron des sénateurs socialistes, et Gérard Larcher, le président du Sénat. Un moyen de pression pour convaincre le plus grand nombre de «petits» grands électeurs sans étiquette.
Une prime au sortant aussi, même si le candidat non-sénateur peut en bénéficier via son groupe politique. Philippe Marini, sénateur UMP et rapporteur du Budget a ainsi été épinglé par la Cour régionale des comptes pour avoir versé 2,5 millions d’euros par an à sa commune.
Petits arrangements entre amis
Et si d’ordinaire «sans étiquette» signifiait souvent «centre-droit», la donne est en train de changer, comme en atteste l’inattendu basculement à gauche de la Lozère. «[Jacques] Blanc était persuadé que sa bonne mine et son passé parleraient pour lui, écrit le Midi Libre. Mais il avait sur sa route un redoutable manœuvrier [Alain Bertrand, vice-président PS du conseil régional de Languedoc-Roussillon et maire de Mende]. Qui a su parler aux élus: douze petits-déjeuners version tête de veau et omelette aux cèpes, 185 maires rencontrés en face-à-face. Et dans la poche, le carnet de chèques de la région.»
Un mode de fonctionnement et d’élection qui permet «des petits arrangements entre amis», «des renvois d’ascenseur», dixit un grand élu rural, le cœur plutôt porté à gauche. Qui poursuit:
«Le sénateur est un levier d'action. C'est lui qui permet à l'élu de terrain d'avoir des contacts avec l'administration, les ministères... Dans la commune dont je suis issu, le sénateur actuel a permis le déblocage d'aides au profit de projets communaux qui n'avaient pas été possibles lors de l'étude a priori des projets. Le sénateur par ses contacts dans les ministères peut permettre de ré-étudier des projets. Il y a donc une motivation à voter pour une femme ou un homme d'influence.»
Un de ses homologues du Nord détaille ce processus habituel des sénatoriales:
«Lors de ses venues au conseil municipal, le sénateur insiste sur son bilan. Il rappelle les enveloppes budgétaires qu'il a pu dégager, alors dans ce cas une relation de "je vous ai donné un coup de pouce, faites-en de même" peut s'instaurer, même si cela ne se dit pas. Cela ne se passe que dans l'explication du bilan et non dans une vision vers le futur, alors le vote ne s'achète pas au sens propre. Néanmoins, les grands électeurs peuvent montrer leur intéressement, le sénateur s'en souviendra et cela servira au moment opportun.»
Sébastien Tronche