En quatre ans, on ne peut pas dire que l’équipe d’Afrique du Sud ait pris beaucoup de couleurs. Lors du Mondial 2007, elle ne comptait qu’un noir et cinq métis. Cette année, le squad qui a débarqué en Nouvelle-Zélande n’est composé que de huit joueurs non blancs. Steenkamp, Mtawarira, Ralepelle, de Jongh, Habana, Aplon, Pietersen et Ndungane. Le quart de l’effectif, à mettre en perspective avec un pays qui compte 90% de noirs et métis. On est donc loin de «la nation arc-en-ciel» mais sur le papier, c’est un lent progrès dans un processus qui s’est enclenché à la fin de l’apartheid.
En janvier 2008, Peter de Villiers devient le premier entraîneur noir des Springboks. Un choix politique complètement assumé par les pontes de la fédération, qui disent prendre «très au sérieux l'objectif de la transformation du rugby». Comprendre: accentuer la place des noirs dans un sport encore symbolique de l’ancien régime Afrikaner. Et qu’importe si le blanc Heyneke Meyer, l’entraîneur des Bulls, était plébiscité par les joueurs pour le poste. C’est de Villiers qui rafle la mise, après intervention gouvernementale.
Ancien demi de mêlée dans des équipes mixtes du temps de l’apartheid, de Villiers est un métis qui parle afrikaans. Il ne revendique pas de politique de quota, comme certains peuvent le faire à la fédé:
«Aucun joueur noir de ce pays n'a un ticket gratuit pour devenir un Springbok. Je ne regarde jamais la couleur d'un joueur, et beaucoup peuvent vous le confirmer (...). Les joueurs doivent comprendre qu'ils auront tous la même chance.»
Extrêmement conservateur dans ses choix de sélection (18 des 30 joueurs étaient en France il y a quatre ans), il est accusé d’avoir cherché des compromis avec son vestiaire en ne touchant pas au noyau dur d’un groupe vieillissant pour se faire respecter d’une équipe qui ne voulait pas de lui.
Le rugby, instrument numéro 1 de la propagande raciste
Comme son prédécesseur Jake White, de Villiers n'a jamais entraîné d’équipe du Super 15, la compétition des provinces de l’hémisphère sud. Mais il a quinze années de service à son actif et peut se prévaloir d'une réelle expertise internationale, lui qui fut successivement entraîneur des moins de 19 ans, moins de 21 ans et des espoirs sud-africains. Il mena les moins de 21 ans en finale du Mondial 2006, perdue contre la France, et remporta la Coupe des Nations 2007 avec les espoirs. Des équipes qui mixaient quasi parfaitement jeunes noirs et blancs.
Malgré de Villiers, le rugby sudaf’ ne s’est guère coloré en quatre ans, guère plus en tout cas que depuis 1995. La faute à un environnement particulièrement conservateur où les Afrikaners, s’ils ne gouvernent plus la SARU (la fédération), gardent un vrai pouvoir de blocage. Du temps de l’apartheid, le corpus officiel du pouvoir blanc postule que les noirs ne s'intéressent pas au rugby.
Faux, bien entendu, puisque les Anglais, qui ont enseigné le rugby aux Hollandais dans les camps de prisonniers lors la guerre des Boers, avaient aussi pris soin d'évangéliser les locaux, même s’ils ne jouaient pas ensemble. Le rugby servit malgré lui d’instrument numéro 1 de propagande raciste. Les Springboks étaient gangrenés par le Broederbond, une organisation semi-secrète d’Afrikaners connectée au régime, qui choisissait en sous-main entraîneurs et capitaines.
Pendant ce temps, quelques «indigènes» courraient derrière un ballon dans les townships, sous l’égide d’une fédération autonome désargentée. Par rancoeur, les jeunes noirs choisirent le football ou devinrent de fervents partisans des All Blacks, ennemis héréditaires des Boks.
Chester Williams, Luke Watson et les vieux réflexes ségrégationnistes
Malgré l’image devenue symbolique de Nelson Mandela remettant le trophée Webb Ellis à François Pieenar, le Mondial 1995 ne fait pas disparaître les sales habitudes. Chester Williams, seul noir de l’équipe championne du monde cette année-là, écrit d’ailleurs dans son autobiographie que certains de ses coéquipiers n’hésitaient pas à lui donner du «kaffir» (cafre en français, qui signifie «nègre»). Comme par exemple James Small, lui glissant: «Putain de nègre...Pourquoi tu veux jouer notre jeu ? Tu sais bien que tu ne peux pas». Et on subodore encore que l’inclusion de Williams dans l’équipe se soit faite sur des critères politiques, bien qu’il ait répondu par de bonnes performances sur le terrain.
«Franchement, il aurait été naïf de penser que ce titre changerait notre société et notre rugby, qu'il aurait été un acte fondateur, résumait Morné Du Plessis, manager de l'équipe de 1995, dans une interview à L'Equipe retrouvée par Yannick Cochennec lors de la sortie de l’Invictus de Clint Eastwood. Ce jour a été important, car il a fait évoluer davantage la perception qu'avaient les blancs de Nelson Mandela et celle des noirs et des métis envers le rugby. Ce fut un grand et beau moment, mais il ne doit pas être pris pour ce qu'il n'a jamais été en fait. Comment penser un seul instant que la société sud-africaine allait changer aussi vite après cinquante ans d'apartheid.»
C’était il y a seize ans, mais les Springboks semblent toujours lutter contre leurs démons. En atteste le cas de Luke Watson, une quasi affaire d’état il y a quelques années dans le pays. Flanker racé, élu meilleur joueur sud-africain en 2006 et capitaine de toutes les équipes de jeunes, il ne connaîtra le maillot vert et or que la saison suivante, après une intense campagne de presse. Luke Watson est le fils de Cheeky Watson, un des rares rugbymen blancs à avoir combattu l’apartheid publiquement dans les années 70 et 80, notamment en jouant dans les townships avec des noirs, rejetant même une sélection avec les Boks.
Malgré les injonctions d’Oregan Hoskins, le président de la SARU, le coach Jake White refusa de retenir Watson Jr. Officiellement car «trop petit» (1m85) pour sauter en touche. Peut-être aussi à cause de vieilles rancoeurs. Il connut quelques capes en 2007-2008, mais fut écarté de la Coupe du monde et ostracisé par les cadres de l’équipe. Dans son autobiographie, le capitaine John Smit se justifie en expliquant que Watson, surnommé «le cancer», montrait peu de loyauté. Bonne ambiance donc, et des performances anonymes qui ont fini par sceller son sort. Trois ans après la dernière des dix sélections de Watson, l’ethos de cette équipe a-t-il vraiment changé?
Quotas or not quotas ?
Une politique de quotas a bien été mise en place pendant un temps, mais son efficacité reste douteuse. A la fin des années 90, la fédération impose la présence dans les compétitions domestiques d’au moins 3 joueurs de couleur (dont 2 titulaires) sur les 22 noms couchés sur une feuille de match. Une politique qui a fait long feu. Les quotas sont remplacés par une sorte de gentleman agreement entre la SARU et les provinces. Globalement, aucun quota ne s’applique, ni dans les championnats nationaux, ni dans le Super 15, mais les équipes doivent «prendre au sérieux les questions de représentativité sur le terrain pour soutenir l’objectif global de transformation». Une formulation assez vague pour laisser chacun faire à sa guise.
Le même flou artistique règne avec les Springboks, même si politiquement, il est impossible d’aligner une équipe nationale 100% blanche. En 2006, Jake White se plaignait de ne pas pouvoir sélectionner certains joueurs blancs, au niveau pourtant supérieur à celui de joueurs de couleur, selon lui. Après le Mondial 2007, le ministère des Sports, sous la pression de l’ANC, envisage une solution bien plus drastique pour accélérer la «transformation»: au moins 25% de joueurs de couleur dans un groupe de 22.
Il fait finalement machine arrière et décide de laisser la fédération gérer la question. Aujourd’hui, avec huit «coloured» sur trente, l’Afrique du sud atteint l’objectif officiel sans avoir eu recours aux quotas. A priori une bonne nouvelle et une première étape vers un groupe plus multiéthnique. Mais la SARU a échoué à constituer une réserve importante de joueurs noirs pour la sélection. Mais l’on se doit de noter que parmi eux, cinq sont métis, et trois seulement noirs (Mtawira, Ralepelle et Ndungane).
Au final, le problème de la représentativité des noirs se confond surtout avec le manque de structures éducatives pour les jeunes issus des quartiers pauvres. Les métis ont, eux, un meilleur accès aux écoles reconnues et donc au sport de l’ex-classe dominante, le rugby. Pour se développer, le rugby a besoin d’un travail de fond, de moyens humains et financiers, d’infrastructures pour créer un vivier profond et solide de joueurs de couleur, et toucher plus largement que les enfants aisés des boarding schools. Un travail de labour sur plusieurs décennies pour tourner définitivement la page de l’apartheid.
François Mazet et Sylvain Mouillard