Jean Gensfleish, plus connu sous le nom de Gutenberg (1440-1500), revient à Strasbourg. Ou plutôt la scène de l’Opéra du Rhin accueille un personnage qui dit l’incarner. Fantôme, illuminé, imposteur? Peu importe: celui qui prétend être Gutenberg est confronté au vertige d’Internet, prolongement ultime de son invention, l’imprimerie, avec «la reproductibilité à l'identique à une échelle incommensurable, de l'image comme de l'écrit», indique le compositeur français Philippe Manoury.
1 – le web est un sujet de société, donc d’opéra
Du lol et de l’oubli
Problème: Gutenberg ne se reconnaît plus dans ce monde-ci. Zapping généralisé, flux d’informations non hiérarchisées, oubli…: Internet est davantage le prolongement de la télé que du livre. En arrivant à Strasbourg en 2011, Gutenberg a été suivi, ses moindres faits et gestes sont enregistrés, le voici fiché à son insu. Le compositeur et son librettiste, l’écrivain Jean-Pierre Milovanoff, s’en défendent: si Gutenberg rencontre d’abord une femme adepte du zapping, du «nivellement par l'oubli», il croise ensuite les pas d’une autre qui, elle, fait le lien entre le passé et le présent. «Les livres sont un lien avec les morts, les écrans un contact avec les vivants», détaille Jean-Pierre Milovanoff, et ils sont également indispensables. «Les deux mondes vont coexister, sans se détruire».
Inutile donc d’aller à Strasbourg chercher une biographie de Gutenberg mise en musique. Plus que le personnage, c'est son invention et ses développements qui ont intéressé Philippe Manoury:
«J’ai eu envie de montrer le fétichisme autour des machines qu'on utilise. Dans le métro, plus personne n'est plongé dans ses pensées, plus personne ne lit un livre. A longueur de journée, on s'envoie des SMS, on consulte son téléphone. Envoyer des messages est plus important que le message lui-même (1). On a un rapport magique à ces objets alors que finalement, ce n'est rien du tout, juste de la mécanique... »
Le texto comme une prière:
«Certaines personnes gens passent leur vie à prier en attendant que quelque chose arrive. Alors qu'à mon avis, la prière ne sert à rien.»
Il y a 3000 ans, des Ipad en argile
De fait, son opéra met en scène des personnages qui «communiquent avec des tablettes lumineuses dont on ne sait pas grand chose mais auxquelles ils confèrent un pouvoir surnaturel et magique». Philippe Manoury indique détester le rituel des Apple stores, «un des pires endroits que je puisse imaginer. Cette pseudo sous-culture m'irrite beaucoup.»
Ces objets lumineux font écho aux tablettes d'argile des Sumériens, premières traces connues d'écriture, le prologue de l’opéra se déroulant quelque 3.000 ans avant notre ère en Mésopotamie. Et aussi aux tables de la loi de Moïse, avec une citation de Moses und Aaron (Schönberg). «L'écriture y est destinée à mettre de l'ordre dans les idées, face à un peuple qui s'adonne au fétichisme, au culte du Veau d'or. Le Veau d'or aujourd'hui c'est le téléphone portable ».
Et il s’est créé un retournement: «l'écriture a d'abord été un rempart contre le fétichisme; aujourd'hui, elle crée son propre fétichisme». Comme dans l’opéra de Schönberg, les tablettes sont brisées. Puis, leurs éclats volent en silence et se transforment en un réseau électronique, hommage à Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace).
Internet, fais-moi peur ?
L’œuvre balance donc entre optimisme et pessimisme. Philippe Manoury réfute toute «attitude moralisatrice», se défendant d'avoir «voulu faire un opéra en opposition aux technologies», lui qui y recourt «peut-être plus que n’importe qui» pour son travail de compositeur.
D’ailleurs, grâce à son Ipad, il mixera en direct et «n'importe où dans la salle» la musique de La Nuit de Gutenberg. Jean-Pierre Milovanoff constate que «vivre avec internet tout en gardant un lien particulier aux livres, c’est en quelque sorte le statut de l’intellectuel aujourd’hui». Tout en pointant la différence : «on va vers le livre, mais on reçoit Internet, sans en avoir forcément besoin ou conscience».
L’irruption d’internet comme sujet d’opéra est récente. La création strasbourgeoise suit de près celle de Two boys (2) en juin dernier à l’English national Opera (ENO). Faisant écho à un faits divers sordide, Two boys met en scène une rencontre virtuelle suivie d’un meurtre réel entre deux jeunes hommes, l’un organisant son assassinat par le second.
L’opéra est construit comme un thriller avec au menu «la toile et les réseaux sociaux, mais aussi le cybersexe, la violence et même l’espionnage» (3). Principe de précaution oblige, l’œuvre n’est pas recommandée à tout le monde: «Some elements of this production may be unsuitable for those under 16 years of age. » Dans une mise en scène «très cinématographique », le livret se déroule en temps réel, des chats projetés en vidéo, avec «l’orthographe simplifiée inhérente au genre», permettant de suivre «ce que les voix chantent»
2 – le web est – peut-être – l’avenir de l’opéra
Internet envahit la scène lyrique
La Nuit de Gutenberg et Two boys témoignent de la volonté renouvelée de l'art lyrique d’interroger son époque. Aux préoccupations d’ordre social, écologique, sexuel, s’ajoute désormais l'irruption des technologies dans la vie quotidienne. A l'Opéra de Flandres, on a ainsi vu une Tétralogie (Wagner) où l'anneau en or était une super-puce électronique et Siegfried un hacker génial, le tout sur une scène encombrée de vieux ordinateurs et d’images virtuelles. Le recours récurrent à la vidéo –avec des images de médiocre qualité- tout comme l’irruption des caméras portées en «live», font parfois de la scène d’opéra une sorte de spectacle internet vivant. Avec plus ou moins de bonheur.
Et la scène lyrique se répand sur le web
Sans doute pour rompre avec leur image élitiste, les maisons d’opéra recourent parfois au numérique pour élargir leur audience. Assister en direct à une représentation du Met dans une salle de cinéma est désormais banal. Et, après des débuts hésitants («fenêtre minuscule, page web truffée de pubs sautillantes impossibles à éliminer, son déformé et intermittent»), la diffusion sur internet s’est professionnalisée. Une politique qui s’explique aussi par une présence de plus en plus rare à la télévision.
La diffusion sur le web permet de valoriser des œuvres peu connues (l’Opéra de Paris a diffusé en accès gratuit Le Roi Roger de Karol Szymanowski) ou bien, par des partenariats inédits, de trouver de nouveaux publics. L’Opéra de Wallonie a ainsi proposé de suivre Otello (Verdi) en direct sur Dailymotion le 1er mai dernier, mobilisant pour cela 6 caméras HD et 48 micros. Les internautes avaient le choix entre quatre versions «sur la base des deux critères suivants: qualité moyenne, pour les connexions peu rapides, ou plus haute définition, avec ou sans sous-titrages.» Puis, le 12 juin, c’était au tour de Salomé (R. Strauss) de s’effeuiller en direct de Liège.
Il y a donc un public d’internautes pour l’opéra. Un marché de niche? Peut-être. Mais un marché réel. Spécialisé en musique classique, le site Medici.tv revendique ainsi 80.000 visiteurs uniques par mois et 12 millions de vidéos vues en trois ans. Les «lives» sont gratuits, le reste du site (vidéos HD à la demande) étant accessible sur abonnements et les aficionados disposent d’une appli Iphone et Ipad.
L’art lyrique avec un grand @ ?
Il faut aussi regarder les quelques tentatives, pour l’heure expérimentales, de conjuguer l’opéra, art patrimonial, au web de l’instantanéité et du virtuel. C’est la démarche pionnière de l'opéra de Rennes, qui propose régulièrement de nouvelles approches à ses spectateurs. En novembre 2010, la retransmission de Rita de Donizetti, via Opensim ou Second Life, a réuni quelque 97 avatars et suscité 212 tweets, après la résolution de nombreuses difficultés techniques, comme le détaille l’équipe d’Opérabis.
Des chiffres en hausse, en juin 2011, pour l’Enlèvement au Sérail (Mozart), avec 300 personnes sur Second life et francogrid, 1000 suivant l’opéra sur des tablettes, autant regardant le spectacle en 3D... Des chiffres de fréquentation qui restent relativement faibles, mais on est « face à une expérimentation », explique Rozenn Chambard, secrétaire générale de l’Opéra de Rennes. Qui fait état de 7.000 personnes supplémentaires suivant l’opéra sur écrans géants et de l’impossibilité de comptabiliser les lectures sur smartphones.
Par le biais d’une «captation et diffusion autostéréoscopique (en partenariat avec Artefacto)», cet opéra a aussi été diffusé en 3D sans lunettes. Une 3D qui a également séduit l’opéra de Budapest pour le Château de Barbe-Bleue (Bartok), mais là, les Hongrois portaient des lunettes. Compatibles avec le smoking?
Rennes : l’opéra dont tu es le héros
Par-delà ce qui pourrait ressembler à une gadgétisation de l’opéra (Second life, c’est dépassé, non ?), nul doute que les outils du web multiplient les manières d’appréhender une œuvre. La diffusion de l'Enlèvement au sérail en TV mobile sur tablettes tactiles se conjuguait avec le «suivi des sous-titres et leur traduction française, une colorisation pour les malentendants, l’affichage de la partition piano-chant, le suivi en multi-caméras de l’orchestre, l’accès à des informations complémentaires (argument, biographies des chanteurs), diaporama des coulisses, expression des émotions». Quel spectateur dans la salle, aussi bien placé soit-il, disposerait de telles possibilités ?
Il y a donc, peut-être, dans le métro des personnes qui regardent et écoutent un opéra entre deux SMS, d’autres qui sont en train d’en écrire. Et d’autres encore qui, demain, suivront en live tweet la phase terminale de La Traviata.
Jean-Marc Proust
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La Nuit de Gutenberg, Opéra national du Rhin
Strasbourg, 24, 27 et 29 septembre
Mulhouse, 8 octobre
Tarifs: 12 à 85 euros.
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1 – Presque du McLuhan dans le texte : « the medium is the message ».
2 - musique de Nico Muhly, livret de Craig Lucas.
3 – Nicolas Blanmont, Opéra magazine, septembre 2011.