Lorsque j’ai fait la liste des «Pires parmi les pires» dictateurs—ou têtes de noix de coco, comme j’aime à les appeler—pour Foreign Policy à l’été 2010, et déploré leurs «perfidies ignobles, trahisons culturelles et dévastation économique», peu alors se doutaient que les tyrans seraient renversés dans un avenir proche.
Puis, le 14 janvier 2011, on entendit un grand «BOUM» en Tunisie. Une noix de coco venait de tomber et d’éclater en mille morceaux! Puis une autre, en Égypte, le 11 février! Et le 24 août, les rebelles libyens prirent d’assaut le complexe résidentiel du «Frère Guide», forçant le rat à prendre la fuite dans ses tunnels souterrains et à disparaître.
Des activistes pro-démocratie sont aujourd’hui en train de secouer vigoureusement les cocotiers en Afrique et au Moyen-Orient, dans l’espoir que les autocraties bancales de leurs dirigeants s’écrasent elles aussi au sol.
Les soi-disant experts des médias occidentaux ont été surpris en pleine sieste. Ces gens ne sont pas prêts pour la démocratie, nous avaient-ils asséné. Fox News n'arrivait même pas à localiser l'Égypte sur la carte, apparemment troublée par son «autocrate sénile et paranoïaque», termes que j’avais employés pour qualifier Hosni Moubarak l’année dernière.
Mais plus pathétiques et ignorantes encore que quiconque étaient—et sont toujours—les noix de coco endurcies elles-mêmes. Elles n’ont rien vu venir et n’ont jamais su ce qui les avait frappées. Les oreilles obstruées par les toiles d’araignée, elles restent sourdes comme des pots et imperméables à la raison. Éternellement confiantes en leurs forces de sécurité pour les protéger et les sauver, elles ont passé un temps démesuré et des sommes folles à accumuler couche après couche de sécurité entre elles et leurs peuples—au cas où l’une de ces épaisseurs viendrait à lâcher.
Sous pression croissante pour réformer leurs abominables systèmes politiques, des dictateurs de toute l’Afrique et du Moyen-Orient ont recours à de bien curieuses bouffonneries. L’un après l’autre, ils se mettent tous à danser le même «boogie de la noix de coco».
Un pas en avant avec des promesses de réforme, par exemple en s’engageant à ne pas se représenter aux élections ou à investir dans des programmes pour l’emploi; trois pas en arrière, en déchaînant toute la puissance des forces de sécurité pour bâillonner brutalement les manifestants descendus dans la rue, arrêter des centaines d’activistes et déployer des munitions, des chars et des avions de combat; un pas sur la gauche, les poings frappant la table, puis battant l’air, en jurant de traquer les «rats et les traîtres», pour finir par une pirouette et un atterrissage en catastrophe sur un compte suisse gelé.
Zine el-Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak et Mouammar Kadhafi ont tous dansé le boogie de la noix de coco. C’est à présent au tour du président syrien Bachar al-Assad, qui s’accroche encore au pouvoir. Plus de 2.200 civils ont déjà été tués au cours des six mois de soulèvement en Syrie, selon les Nations unies. Mais le cocotier est ébranlé.
Il est vrai que ces jours-ci, la vie de noix de coco n’est pas des plus simples. Le monde entier leur en veut. Leurs peuples se soulèvent. Dans la communauté internationale, les dictateurs constatent que leur cercle d’amis se réduit comme peau de chagrin, même là où ils étaient autrefois le mieux accueillis. Les Nations unies, généralement pétrifiées à l’idée d’avoir à affronter les noix de coco, ont adopté une résolution permettant la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne contre les forces de Kadhafi. La Suisse a gelé les comptes bancaires d’un despote après l’autre. Les noix de coco ne sont plus les bienvenues, elles sont même fuies comme la peste.
Dans un tel climat, la paranoïa, la suspicion et la peur se sont emparées aujourd’hui de nombreux dictateurs, les poussant à réagir de façon hystérique à la moindre provocation ou expression de désaccord public. Voici quelques exemples des dernières gesticulations en date de certaines noix de coco plutôt agitées figurant sur notre liste des Pires parmi les pires:
1. Omar el-Béchir (Soudan)
Après 21 ans de pouvoir, Béchir est éreinté de tous côtés. Le 30 janvier, inspirés par les événements de Tunisie, des activistes étudiants et des chômeurs diplômés en colère auto-baptisés Girifna («On en a assez» en arabe) ont lancé un soulèvement contre le règne brutal du président. Ils dénonçaient l’augmentation du coût de la vie et exigeaient la démission de Béchir. La réaction du gouvernement était prévisible: la police anti-émeutes et les officiers de sécurité ont dispersé les foules, battu les manifestants avec des matraques, lancé des gaz lacrymogènes et fait le siège des universités.
Un étudiant aurait été tué. Les jeunes ont juré de se rassembler de nouveau et de protester jusqu’à ce que Béchir se mette au diapason de la Tunisie. Mais ses possibilités de trouver asile ont été grandement diminuées depuis que la Cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt à son encontre en mars 2009.
Puis, le 2 juillet, le Soudan du Sud a fait sécession du nord à domination arabe, emportant avec lui puits de pétrole et conséquents gisements pétrolifères. Ce ne fut pas seulement une immense perte économique mais également une humiliation personnelle pour Béchir, dont le nom restera gravé dans l’histoire soudanaise comme celui de l’homme responsable de l’éclatement du Soudan.
Mais les malheurs de Béchir sont loin d’en rester là. Il doit affronter une poignée de groupes rebelles dans la province occidentale du Darfour, dans la province du Kordofan du Sud ainsi que dans l’Est. Puis en août, le Mouvement populaire de libération du Soudan au Kordofan du Sud et deux factions du Mouvement de libération du Soudan au Darfour se sont associés dans le but commun de renverser le gouvernement de Béchir et de mettre en place un État laïque. Béchir a jusque-là réussi à se montrer plus malin que ses ennemis, mais même lui pourra éprouver des difficultés à maintenir son emprise sur un pays littéralement en train de se dissoudre.
2. Mahmoud Ahmadinejad (Iran)
Dans le feu de la révolution égyptienne, les dirigeants iraniens ont fait plusieurs tentatives aussi grossières qu’éhontées de présenter la révolte comme l’illustration d’aspirations anti-occidentales. Le leader suprême du pays, l’Ayatollah Ali Khamenei, a expliqué que les peuples opprimés d’Égypte et de Tunisie aspiraient à la mise en place d’un État islamique modelé d’après celui de l’Iran et que les manifestations de rue «libéraient les mouvements islamiques».
Avant la démission de Moubarak, le président Mahmoud Ahmadinejad, qui n’a débuté son deuxième mandat qu’après avoir écrasé d’immenses manifestations dénonçant son élection truquée, avait invité les protestataires égyptiens à se «libérer» et à choisir leurs propres dirigeants et leur propre forme de gouvernement —comme si les Iraniens avaient la possibilité de le faire, eux. Il a été jusqu’à organiser un rassemblement pro-gouvernement à Téhéran où des adolescentes chantant l’éloge de l’Iran, qu’elles appelaient le «berceau de la foi et de l’amour islamique», se virent distribuer des drapeaux égyptiens. Ce qui n’impressionna pas le moins du monde les Frères Musulmans égyptiens qui réfutèrent immédiatement tout lien.
L’arrogance du régime iranien est consternante, notamment quand on sait que lorsque les leaders de l’opposition ont demandé l’autorisation d’organiser une manifestation de soutien aux protestataires égyptiens, elle leur a été froidement refusée. Des manifestants rebelles sont tout de même descendus dans les rues de Téhéran le 14 février, et ont été brutalement réprimés. Le leader d’opposition Mehdi Karroubi a été assigné à résidence. Puis, après avoir violemment réprimé les activistes pro-démocratie de son propre pays, Ahmadinejad a eu le front de condamner le recours à la force de Kadhafi contre les manifestants, en le qualifiant de «grotesque».
Ceci dit, le dirigeant iranien irresponsable et mégalomane est en mauvaise posture —et depuis bien avant que le vent des révolutions arabes n’ait commencé à souffler sur le Moyen-Orient. Son discours incendiaire n’est égalé que par la médiocrité de ses moyens d’assurer des services sociaux de base. L’Iran est un pays producteur de pétrole incapable de fournir des produits pétroliers à son propre peuple au point d’être obligé de les importer. Ce type d’échec à subvenir aux besoins de la population est exactement ce qui a déclenché les troubles civils en Tunisie et en Égypte. Mais dans le cas de l’Iran, c’est Ahmadinejad, voire la République islamique elle-même, qui pourrait bien en faire les frais.
3. Yoweri Museveni (Ouganda)
En 1986, alors qu’il dirigeait une insurrection pour détrôner l’homme fort Milton Obote, Yoweri Museveni avait clamé haut et fort:
«Aucun chef d’État africain ne devrait rester au pouvoir plus de 10 ans.»
Vingt-cinq ans plus tard, il est toujours là. Sa crédibilité en miettes, cette noix de coco s’est fait réélire en février avec 68% des voix lors d’une élection frauduleuse. La commission électorale était composée des mêmes hommes qui avaient assuré la victoire de Museveni lors des élections précédentes. En 2005, Museveni a fait abolir les limites constitutionnelles des mandats présidentiels lors d’un référendum qui n’était qu’une imposture, ce qui lui permet de se présenter à la fonction présidentielle à vie. On soupçonne qu’il soit en train de former son fils, le lieutenant colonel Muhoozi Kainerugaba, 36 ans, pour lui succéder.
En juin, le principal chef d’opposition ougandais, Kiiza Besigye, a appelé ses supporters à se rendre à pied à leur travail pour protester contre le coût trop élevé des transports. Cette protestation portait sur un problème économique, et non politique. Mais les forces gouvernementales à la paranoïa surdéveloppée ne l’entendirent pas de cette oreille. Qualifiant l'initiative «d’acte de terrorisme», elles sont entrées violemment en action à coups de matraque et de gaz lacrymogène et ont jeté Besigye en prison. Libéré, il a juré de continuer à manifester et de déclencher une révolution du même tonneau que celle de la Tunisie.
4. Raúl Castro (Cuba)
Après 52 années sous la férule des frères Castro, les Cubains commencent à s’agiter. Le 23 août, quatre femmes se sont rendues aux marches du capitole de la Havane en chantant «Liberté». Les hommes de main de Castro ont réagi au quart de tour, en attaquant à coups de pierres et de barres de fer ces femmes désarmées. Ils ont été hués, sifflés et insultés par la foule.
La situation avait déjà commencé à se gâter pour Raúl avant le Printemps arabe. L’économie socialiste de Cuba est en plein marasme. Le 13 septembre 2010, Cuba a annoncé le licenciement «d’au moins» un demi-million de fonctionnaires au cours des six mois qui suivraient, tout en permettant simultanément la création de davantage d’emplois dans le secteur privé le temps que l’économie socialiste retombe sur ses pieds. Ce projet faisait partie d’un engagement à faire disparaître un million de postes de fonctionnaires, soit un cinquième de la population active officielle. Le plan de Raúl a de forts relents de perestroïka à la Gorbatchev —la «glasnost» en moins.
«Notre État ne peut pas et ne doit pas continuer à entretenir des entreprises, des unités de production et des services aux effectifs surgonflés et aux pertes qui nuisent à notre économie et se trouvent être contre-productives, créer de mauvaises habitudes et altérer la conduite des travailleurs», a annoncé la CTC, le syndicat officiel de Cuba. Le régime de Castro, qui depuis des décennies s’appuie sur un État-providence relativement généreux pour maintenir son règne autocratique, devra désormais s’appuyer intégralement sur la répression étatique. Un arrangement des plus fragiles.
5. Paul Biya (Cameroun)
Après 28 années de pouvoir, Paul Biya en veut encore. Il va donc se présenter de nouveau à l'élection présidentielle de novembre. Mais plus l’échéance électorale se rapproche, plus la frustration populaire monte. Biya a accédé au pouvoir de ce pays pétrolier en 1982. Or, une mauvaise gestion économique et une corruption rampante ont maintenu le peuple dans une pauvreté crasse.
Les activistes envisageaient de déclencher un soulèvement semblable à celui de l’Égypte le 23 février. Les autorités camerounaises sur le qui-vive furent immédiatement placées en état d’alerte. La police anti-émeutes et la gendarmerie furent déployées dans toutes les grandes villes; le ministre des Communications, Issa Tchiroma Bakary, avertit que les organisateurs des manifestations voulaient «détruire cette nation». Les manifestants ne furent pas aussi nombreux qu’ils l’avaient espéré, mais ils réussirent à prouver qu’il existait un mouvement d’opposition vital au Cameroun.
Quand Biya avait modifié la constitution en 2008 pour pouvoir se représenter à la présidence, des émeutes avaient éclaté dans le pays et fait des dizaines de morts. Les troubles pourraient facilement se reproduire si Biya «remportait» l'élection contre les plus de 51 candidats qui se présentent contre lui —ce qui est fort probable. En mars 2010, le parlement à sa solde a voté une loi donnant au gouvernement la charge de superviser les préparatifs électoraux, supplantant l’ancien organisme électoral indépendant. Est-ce qu’un système bancaire suisse plus responsable pourrait aider à dompter le dictateur? La Suisse a bien gelé les actifs de Ben Ali et de Moubarak. Aujourd’hui, Biya se demande peut-être où cacher son butin estimé à 200 millions de dollars.
6. Teodoro Obiang Nguema Mbasogo (Guinée équatoriale)
Dans un concours de circonstance ironique (et déprimant), ce dictateur sans pitié, au pouvoir depuis 31 ans, vient de devenir président de l’Union africaine (UA) aux aspirations prétendument démocratiques. Après les élections contestées en Côte d’Ivoire, il s’était rendu dans le pays pour prôner le «dialogue», la «démocratie» et la «résolution pacifique» du conflit entre le président de l’époque, Laurent Gbagbo, et son rival Alassane Ouattara.
Hélas, son propre peuple ne pourra écouter ses sermons puisqu’Obiang contrôle les médias de Guinée équatoriale. D’ailleurs il contrôle à peu près tout le reste aussi. Lors de l'élection présidentielle de novembre 2009, Obiang a «remporté» 95% des suffrages. Placido Mico Abogo, principal leader de l’opposition, a affirmé que des agents du gouvernement avaient voté à la place de la population et que certains bureaux de vote avaient fermé précocement. Les observateurs internationaux ne furent pas autorisés à entrer dans le pays.
Les confortables revenus du pétrole et du gaz devraient assurer aux 700.000 habitants de Guinée équatoriale un revenu théorique de 37.000 dollars annuels chacun. Mais la plupart vivent dans la misère après 15 années de production pétrolière pléthorique. Pour l’instant, personne ne bouge. Mais une chose est certaine: le statu quo est trop instable pour tenir longtemps.
Soumis à une pression réformatrice constante, Obiang organise un référendum en décembre pour ramener le mandat présidentiel de sept à cinq ans —un exercice dénué de sens. Une année de plus à ajouter aux 32 ans de dictature de Obiang est déjà une année de trop, alors que dire de cinq années supplémentaires.
On le suspecte aussi de former son fils Teodorin pour lui succéder. En attendant, encouragés par le discours d’Obiang —en tant que président de l’UA— de promotion de la démocratie ailleurs en Afrique, les partis d’opposition demandent la libération de tous les prisonniers politiques avant le référendum et le droit d’organiser des manifestations pacifiques.
Alors, ces noix de coco, tomberont, tomberont pas? Restez à l’écoute.
George B. N. Ayittey
Président de la Free Africa Foundation à Washington.
Traduit par Bérengère Viennot