Au mois de juillet, lors d’une conférence au MIT Media Lab, Reid Hoffman, co-fondateur de LinkedIn, portait un étrange appareil au poignet. Sur ce QSensor, développé par une startup de Boston, Neumitra, était signalé le degré de stress de Hoffman durant son discours par des clignotements. Derrière lui, le fil d'actualité du hashtag des tweets marqués #MediaLabTalk s’affichait sur deux écrans géants. Comme le notait un tweet: «On voit le stress de Hoffman grimper quand il tente de se souvenir en détail d’un article qu’il vient de lire.»
Le stress de Hoffman grimpait également à chaque fois que son accessoire high-tech était mentionné, tout comme lorsque le directeur du Media Lab, Joi Ito, déclara que son labo avait l’intention d’améliorer la qualité des prochaines conférences en reliant les orateurs à des détecteurs de mensonges. Bien que cette machine ne soit pas un détecteur de mensonges à proprement parler (et même si les tests de polygraphies sont loin d’avoir fait leurs preuves en ce domaine) l’appareil permettait au public de distinguer les passages durant lesquels Hoffman était sûr de lui de ceux où il l’était moins.
Tout ceci concordait à merveille avec l’objet même de son exposé: l’information devient plus sûre si elle est davantage scrutée.
Quand notre corps nous trahit
Exposer ses propres données physiologiques afin de démontrer son ouverture d’esprit n’est pas si étonnant en cette période de changements technologiques, qui voient les barrières sociales s’effondrer. Le jour où nous porterons tous des détecteurs de stress est sans doute loin d’arriver. Mais nous pouvons délivrer cette information à notre insu. Des recherches récentes, effectuées par Ming-Zehr Poh, Daniel J. McDuff et Rosalind Picard de l’Affective Computing Group, ont démontré que le pouls peut ainsi être mesuré à partir d’une simple webcam.
Il s’avère que le sang change légèrement la coloration de la peau à chaque pulsation, ce qui peut être détecté à partir d’une simple vidéo, en utilisant un logiciel de détection. Si cette technologie n’a pas encore fait ses preuves en dehors du labo, où les conditions – contrôlées – d’éclairage facilitent une telle analyse, on peut imaginer qu’il sera bientôt facile de détecter un tel signal à partir de vidéos de simples téléconférences. Le pouls rejoint ainsi la longue liste des informations que nous distillons en permanence sur Internet sans en avoir réellement conscience.
Dis-moi qui sont tes amis, je te dirai qui tu es
Il est déjà clair que n’importe qui peut prendre une photo de vous et la poster sur Internet: une fois qu’elle s’y trouve, il est presque impossible de faire disparaître toutes ses copies. Mais il est de plus en plus facile, grâce à des logiciels de reconnaissance, d’obtenir des informations sur quelqu’un à partir de ce que lui-même ou ses amis ont mis en ligne.
Des chercheurs ont par exemple mis au point un logiciel qui permet d’identifier des personnes de sexe masculin comme homosexuels, avec une efficacité d’environ 80%, à partir de l’orientation sexuelle affichée par leurs amis sur Facebook. Alan Mislove, de la Northeast University a démontré qu’il suffit que 20% des étudiants d’université remplissent leurs informations de profil pour commencer à déduire des faits – matière principale, année, résidence universitaire – à propos de ceux qui n’ont pas répondu, mais sont des amis de ceux qui ont répondu.
Ce logiciel utilise des statistiques élargies qui permettent de déterminer l’occurrence de caractéristiques communes entre amis faisant partie d’une même communauté ou qui partagent des caractéristiques identiques par simple hasard; il combine alors plusieurs de ces probabilités pour établir une estimation statistiquement fondée, déterminant si l’individu appartient ou non à une communauté donnée. Il n’est donc pas possible de participer à un quelconque réseau social sans révéler des faits personnels: vos centres d’intérêt se trouvent de toute façon révélés par association.
La légende veut que, sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien. Mais, depuis toujours, cette légende n’est qu’une illusion. Répondant au souci des internautes de protéger leur vie privée, Facebook a proposé de nouveaux paramètres, censés protéger les données personnelles. Mais le code postal, le sexe et la date de naissance peuvent permettre de déterminer avec exactitude votre identité dans 87% des cas, comme l’a démontré Latanya Sweeney du Data Privacy Lab de Harvard.
À moins que le sujet soit assez rusé pour utiliser un proxy, sa localisation peut être déterminée grâce à son adresse IP ; la date de naissance est généralement révélée sur les sites des réseaux sociaux, ne serait-ce que pour justifier d’un âge minimum pour s’y connecter et éviter des problèmes aux site Internet. Votre sexe peut-être déduit par les mots mêmes que vous utilisez. (NdT : cela est encore plus facile en français qu’en anglais.) Quand bien même on ne vous cernerait pas du premier coup grâce à vos informations de profil, un simple extrait de texte peut suffire à vous distinguer d’un groupe de personnes, s’il est comparé à suffisamment d’autres extraits de textes. Quelques variations infimes dans le choix des mots par un auteur peuvent être négligées par un œil humain mais établies de manière statistique par un ordinateur.
Que gagnons-nous à l'abandon de l'intimité?
Plutôt que de se préoccuper de l’impossibilité croissante de toute intimité, nous pourrions considérer les bénéfices d’une telle ouverture. Hoffman affirme que sur LinkedIn, les informations de profil s’avèrent plus sûres qu’un CV traditionnel en papier, dès qu’une page personnelle possède au moins 10 liens, car les gens se montrent moins disposés à distordre la vérité au vu et au su de leurs amis et collègues. Voilà donc le bénéfice qui nous est offert: en abandonnant une partie de notre intimité, nous obtiendrions des informations plus sûres sur les autres.
Mais l’idée de transférer cet échange d’information au domaine de l’analyse vidéo est un nouveau cap et voilà précisément ce qui m’intrigue dans les recherches optiques de l’Affective Computing Lab sur le pouls.
Qui accepterait de communiquer à travers un système de vidéoconférence où le pouls des participants serait affiché et utilisé comme une manière de preuve de son honnêteté, de son intérêt ou de son excitation? Les sites de rencontre vont-ils proposer à leurs clients des logiciels permettant d’analyser un chat vidéo afin de déterminer l’intérêt de l’autre sans qu’il le sache?
L’attitude générale à l’égard des intrusions de Google semble indiquer que chacun s’habitue à l’idée qu’il est à présent impossible de dissimuler des informations et que cela n’est pas très grave. Les éventuelles conséquences d’un tel principe sont énormes. Personne ne sait réellement ce qu’il révèle de lui-même à chaque connexion sur un réseau social ou en enregistrant une vidéo su Youtube, car ces questions sont encore ouvertes. Mais nous nous dévoilons sans doute davantage que nous le souhaitons.
Les changements culturels provoqués par Internet ne sont pas encore terminés, car notre connaissance, en tant que groupe social, des informations réellement disponibles sur Internet, est encore incomplète. La puissance des statistiques et des moyens de reconnaissance signifie que nous avons diffusé bien plus d’informations sur Internet que nous le souhaitions. Internet se trouvant de plus en plus relié au monde réel par le biais de vidéos et d’autres capteurs, les fuites d’informations augmentent. Aussi, certains membres de la jeune génération ont-ils choisi d’abandonner toute intimité en ligne. Mais même cette information délivrée sans filtre n’échappe pas aux règles générales de l’information sur Internet: elle peut être incorrecte, trompeuse, dépassée, mal interprétée ou intentionnellement erronée.
Les associations statistiques, lorsqu’on y pense, sont une manière terriblement superficielle de juger une personne et le pouls est un signal social d’une très grande ambiguïté. Comme les utilisateurs d’Internet eux-mêmes, les logiciels de reconnaissance donnent une impression d’intimité tout en ne nous disant pas grand chose sur ce qui fait battre le cœur d’une personne plus vite.
Kevin Gold
Enseignant en informatique à l'université Wellesley (Massachusetts) et chercheur au Cyber System Assessments group du MIT.
Traduit par Antoine Bourguilleau