Culture

Les 20 ans de Nevermind: laissez Kurt Cobain reposer en paix

Temps de lecture : 12 min

Il y a quelque chose de malsain dans la nostalgie qui entoure les commémorations du 20e anniversaire du manifeste grunge.

Dixième anniversaire de la mort de Kurt Cobain, en 2004. Jesse Mann, Paul Martin
Dixième anniversaire de la mort de Kurt Cobain, en 2004. Jesse Mann, Paul Martinez, Tschual et Alex Velasco jouent une chanson de Nirvana au cours d'un cérémonie du souvenir au Viretta Park de Seattle. REUTERS/Anthony P. Bolante APB/HB

Pour la soirée finale du festival britannique de Reading le 28 août, les organisateurs avaient prévu d’offrir un événement exceptionnel aux plus de 80.000 fans de rock qui s’y retrouvent chaque année. La légendaire performance de Nirvana à Reading de 1992, où Cobain et son groupe étaient tête d’affiche au milieu de groupes grunge et alternatifs qu’ils avaient sélectionnés eux-mêmes, fut projetée sur une scène.

Dans une interview au début de l’été, Tania Harrison, organisatrice du festival, a déclaré:

«Ça a été une performance si légendaire que tant de gens n’ont pas vue… Un de ces moments majeurs qui ont tout changé, ce qui est tout l’esprit de Reading

Cette initiative est déconcertante à bien des titres. Tout d’abord, il y a cette évidente incongruité à interrompre la programmation de groupes vivants en faveur d’un groupe mort. Et puis il est curieux que les promoteurs du festival de Reading, qui comptent bien capitaliser sur l’année 2011 comme étant celle de l’Anniversaire officiel du Grunge, montrent la vidéo du concert pour son 19e anniversaire, soit un an avant la programmation attendue (certes, Nirvana a fait une apparition à Reading en août 1991, mais le groupe était alors relativement peu connu et a joué au milieu des autres groupes).

Mais peut-être le fait le plus troublant de cet exercice de voyage dans le temps est-il en réalité que cela ne soit pas si surprenant que cela. C’est exactement le genre de chose à laquelle on s’attend de la part d’une culture pop qui se caractérise de plus en plus par une compulsion la poussant à revisiter et à re-consommer son propre passé.

L’un des principaux objectifs de mon livre Retromania est de nous défaire d’une attitude qui s’est progressivement et insidieusement installée comme si elle était la norme. Y parvenir nécessite de pratiquer des exercices de mémoire et de rétro-spéculation: dans le cas qui nous occupe, nous demander si les organisateurs de Woodstock, ou du premier Lollapalooza en 1991, auraient posé un écran géant sur scène et rediffusé un concert datant de vingt ans. La réponse est non: ils étaient bien trop occupés à inventer l’histoire pour s’embêter à regarder en arrière.

La fantomatique réapparition de Nirvana à Reading n’est que le premier plat du banquet de rétrospective grunge qui nous attend cet automne. Début septembre doit paraître Everybody Loves Our Town, une histoire de la scène grunge de Seattle de 555 pages racontée par Mark Yarm (nom effroyablement semblable à celui de Mark Arm, le chanteur de Mudhoney). Le 20 septembre, Pearl Jam Twenty, documentaire de Cameron Crowe sur la carrière du groupe, sortira sur les écrans en même temps que la bande originale de PJ20, un double CD de chansons rares et inédites accompagné d’un livre de 36 pages écrit par le réalisateur.

Revival des années 1990

Une semaine plus tard, Geffen offrira une version longue de luxe de Nevermind, qui dans sa forme la plus extravagante présentera quatre CD et un DVD et rassemblera tous les derniers mix alternatifs, les faces B, versions de démo et autres répétitions enregistrées sur radiocassette. Plus remarquable encore, le bassiste de Nirvana, Krist Novoselic, organise une interprétation de «l’intégrale» de Nevermind au musée du rock de Seattle, Experience Music Project, dont les bénéfices seront versés à l’organisation de soutien de l’ancienne agente du groupe atteinte de cancer.

Toute cette rétro-action grunge se déroule au milieu de tout un tas de bavardages sur le revival des années 1990 qui bat déjà son plein et englobe un tas de choses aux Etats-Unis: des tournées de fidèles du rock alternatif comme Pavement, Soundgarden et les Lemonheads, le retour de Beavis and Butt-Head et de 120 Minutes sur MTV, et le récent accès nostalgique des années 1990 de la programmation de Nickelodeon.

La chaîne a engrangé de bons scores d’audience, mais ce qui frappe le plus dans cette récente frénésie du «Grand retour des années 90!» est l’absence de toute réelle notion de «à la demande générale.» Cette rétrospective a un petit air obligé, comme l’aboutissement prévisible de la manière dont les cycles commémoratifs sont devenus une composante structurelle et intégrée de l’industrie des médias et du divertissement. Ce retour en force vient clairement d’en haut, pas du public.

Tout le monde en tire profit: les magazines créent du contenu pour remplir leurs pages, les maisons de disques renflouent leurs finances mal en point en ressortant des archives (profits garantis puisque les enregistrements originaux ont déjà été payés il y a bien longtemps) sous une forme modernisée et regonflée, et les commentateurs ont du grain à moudre leur permettant de pontifier à loisir.

Mais les intervalles—toujours mesurés en décennies, le 10e ou le 20e anniversaire ou n’importe quoi d’autre—sont arbitraires, gouvernés par une mesure calendaire qui n’a pas grand-chose à voir avec le fait qu’il y ait vraiment, quelque part, un réel désir de faire revivre l’événement/l’artiste/l’époque en question.

MTV, du grunge à la télé-réalité

A paraître, I Want My MTV: The Uncensored Story of the Music Video Revolution par Craig Marks et Rob Tannenbaum, ne se cantonne pas strictement aux années 1990 mais est intiment lié à cette vague de pseudo-nostalgie. Le livre s’achève en 1992, au lancement de l’émission The Real World, préfigurant l’abandon de la musique par MTV en faveur de la télé-réalité.

En tant que Britannique qui en 1990-92 passait pas loin de 50% de son temps à New York et qui par conséquent a été témoin de la percée grunge de MTV, j’avais été frappé par la transformation de la chaîne musicale en ce dont l’Amérique avait toujours manqué: un forum national de la pop, qui jouait le même rôle que la station de radio pop publique Radio One et que le classement hebdomadaire Top of the Pops de la BBC en Grande-Bretagne.

La radio américaine avait toujours été bien plus éclectique et étendue d’un point de vue régional que Radio One, quasi-monopolistique, tandis qu’American Bandstand n’a jamais atteint la portée de Top of the Pops, programme regardé par un cinquième de la population britannique. C’est MTV qui a permis au grunge de faire une percée rapide. Dans le même temps, le grunge a confirmé le statut de gardien de MTV tout en lui donnant une crédibilité dont la chaîne avait cruellement besoin après les années hair-metal de Poison et Warrant.

Le mélange d’étalage de sa force et de rajeunissement musical et stylistique de la chaîne est monté à la tête de MTV: vous souvenez-vous du slogan «The revolution will be televised,» de la campagne «Rock the Vote» et de la fierté quelque peu inconvenante de MTV d’avoir soi-disant rallié les suffrages des jeunes derrière Bill Clinton?

La dernière manifestation explosive du rock comme force centrale de la culture populaire

Ce que je veux dire, c’est que le courant qui sous-tend cette rétrospective du grunge est la nostalgie des médias musicaux et des maisons de disque pour l’âge d’or de la monoculture du rock. Celle-ci était déjà en voie d’effondrement au début des années 1990, à cause du rap (la musique rebelle des jeunes noirs, naturellement, mais beaucoup de jeunes blancs avaient fait défection pour se rallier au hip-hop) et de l’émergence de la culture rave et de la dance électro (qui resterait à jamais une sous-culture en Amérique, mais en Europe la forme dominante de la pop des années 1990). Le grunge a été la dernière manifestation explosive du rock comme force centrale de la culture populaire tout en étant à contre-courant des valeurs grand public du show-biz.

Non seulement le grunge a fourni à MTV une séance de Botox bienvenue, mais il a également contribué à l’âge d’or du magazine Spin, qui cette année a nettement grillé tout le monde avec sa une «Ce que Nevermind signifie aujourd’hui» (Kurt dans une piscine recréant l’emblématique image du bébé sous l’eau) et l’album hommage qui l’accompagne, Newermind (des reprises notamment par des idoles de Kurt, les Vaselines et les Meat Puppets, entre autres).

Le texte de présentation sur le site Internet de Spin, rédigé par le journal lui-même, pour le «Numéro spécial: le 20e anniversaire de l’album qui a tout changé» souligne avec ironie la relation «symbiotique, limite interdépendante» entre le magazine et le grunge, et admet que «en 2001, quand nous avons publié un numéro pour le 10e anniversaire de Nevermind, un plaisantin nous avait écrit: ‘Alors, toujours en train de ronger cet os, hein?’»

Si le grunge fut bien la dernière explosion, les ondes de choc se sont propagées bien avant dans les années 1990. À la fois Spin et MTV ont tous deux tenté de répéter l’effet grunge (un son underground qui s’impose du jour au lendemain) avec l’electronica. Quand le nu-metal a frappé au début des années 2000, MTV s’était judicieusement débarrassé du M de son nom pour s’engager fermement vers la télé réalité 24h/24. La version en quasi-vérité, bricolée et extrêmement arrangée au montage de la vie des jeunes offertes par ces programmes a éclipsé l’authenticité réaliste que le grunge avait incarnée.

Kurt Cobain = Internet

Outre la télé-réalité, un autre phénomène est apparu pendant les années 1990 qui allait transformer radicalement la consommation de musique, le monde des fans et l’industrie musicale. À mes yeux en tout cas, la mort de Kurt Cobain est curieusement liée à l’avènement d’Internet.

En 1994, j’étais retourné vivre au Royaume-Uni et—là il faut vraiment faire un effort de mémoire et recréer mentalement la sensation de ce à quoi ressemblait la vie à l’époque en termes d’accès à l’information et à l’actualité—il est remarquable de constater à quel point les médias britanniques ont peu couvert le suicide de Cobain. Ce week-end de sinistre mémoire, ma femme—adepte de la première heure de tout ce qui a trait aux ordinateurs—s’est donc connectée, et nous avons trouvé en ligne des communautés grouillant de fans éplorés, de spéculations, de rumeurs et de commémorations.

C’était hallucinant en fait: ce moment où j’ai découvert le potentiel d’Internet, de ses effets de nivellement (dans un forum, le leader des Buzzcock Pete Shelley, qui avait participé à une tournée avec Nirvana, discutait avec des fans de Kurt éperdus) à la menace qu’il représentait pour les médias traditionnels.

Cobain, probablement la dernière rock star rebelle, devait son ascension à la puissance centralisatrice des anciens médias; maintenant qu’il est mort, le voilà empêtré dans le capharnaüm des nouveaux médias. Les vieux médias et les chaînes de divertissement (le système analogique, pour moi) élaboraient le courant de pensée général tout en créant simultanément la possibilité d’enfreindre et de revigorer ce courant de pensée par des forces «extérieures.»

Dans le cas du grunge, il s’agissait des habitants du monde underground du rock alternatif, mous du genou et en chemise à carreaux, qui s’était développé dans les années 1980 sous l’égide d’un réseau de labels indépendants. Ce curieux phénomène d’inversion—l’underground devenu le commercial—a régulièrement marqué le fonctionnement du système analogique dans le passé (le rock’n’roll des années 1950 venait au départ des labels régionaux indépendants). Et pour Nirvana et ses compagnons de voyage, c’est ainsi que cela s’est passé, une dernière fois.

Faut-il envisager le 20e anniverdaire du premier album des Strokes?

Mais il est aussi vrai que les organes des médias du système analogique ont généré ce que l’on pourrait qualifier «d’image auto-produite qui marque son époque»: le sentiment qu’un groupe d’années constitue une ère, une période à l’esprit et au «ressenti» bien particulier. Cette sensation est toujours construite, elle suppose toujours la suppression des innombrables autres événements disparates qui se produisent dans une période donnée, à travers le prisme d’un ensemble d’artistes, de styles, d’enregistrements, d’événements que l’on estime «définir l’époque.»

Si l’on fixe le décollage d’Internet en tant que force principale de la culture dominante au début du XXIe siècle (au moment où la large bande passante a permis l’explosion des partages de fichiers, du blogging, etc), il est frappant de constater que la décennie qui a suivi se caractérise par l’absence de personnalité marquant l’époque. Ce n’est pas qu’il ne s’est rien passé… mais plutôt que tant de petites choses se sont produites, remue-ménage de micro-tendances et de petits créneaux qui ont tous fait l’objet de recherches et de débats, qu’aucun n’a jamais réussi à dominer et à définir l’époque.

Cet échec est lié à l’érosion de la fonction filtrante des médias et à leur incapacité croissante à canaliser et à synchroniser le goût populaire autour d’artistes ou de phénomènes précis. Internet œuvre contre la convergence et le consensus: la profusion de médias destinés à un public ciblé (les blogs, webradios, et les innombrables supports d’analyse et d’opinions) et la manière toujours plus rapide dont les nouvelles et les buzz se répandent signifient qu’il est de plus en plus difficile pour un phénomène culturel de dominer le spectre entier de l’économie de l’attention. Le système numérique triomphant a troublé notre appréhension du temps dédié à la culture.

Voilà pourquoi il est si difficile de voir ce qui, sur la dernière douzaine d’années de rock à peu près, pourrait faire l’objet de futures impulsions commémoratrices ou revivalistes. Arrive-t-on à envisager le 20e anniversaire du premier album des Strokes, ou la célébration du fameux disque des White Stripes, White Blood Cells? Spin ne pourra mettre aucun de ces deux groupes en couverture avec la légende «L’Album qui a tout changé,» parce qu’aucun des deux disques ne s’est même approché de la révolution conceptuelle de Nevermind (vous souvenez-vous des troupeaux de copieurs d’ersatz de grunge comme Silverchair et Bush?

mort = vivant; vivants = morts

Le manque de dignité total avec lequel des groupes au statut extrêmement établi comme Metallica ont essayé de dé-métaliser leur son et leur image? Comment Axl Rose s’est enfoui dans un bunker de réinvention bâclée pendant 15 ans?) Et quant aux groupes adoubés par le magazine musical Pitchfork qui ont codifié le son post-indé des années 2000 comme Arcade Fire et Animal Collective, leur influence sur leur époque est encore moins marquée.

Quand les gens—fans, critiques, industrie, qui que ce soit—repensent à l’époque du grunge, ce ne sont pas ses traits caractéristiques qui leur manquent (flanelle, cheveux hirsutes, un son de guitare lourd, Tabitha Soren) ni même des qualités que cette musique semblait avoir à l’époque et qu’elle aurait perdues (colère, rébellion, spontanéité, réalisme anti-glamour, etc). C’est plutôt le concept de l’ambiance de l’époque en elle-même, «l’aura d’une ère» de façon générale. La nostalgie d’une époque vraiment habitée par un Geist.

***

«Geist» signifie esprit ou fantôme. Ce qui nous ramène au festival de Reading de cette année et à la réapparition spectrale de Nirvana sur scène, sous la forme de cette diffusion prématurée d’un an du concert de 1992. Un concert que le magazine de rock britannique Kerrang! a classé n°1 sur sa liste des 100 concerts qui ont fait trembler le monde... et qui s’est avéré être le tout dernier de Nirvana au Royaume-Uni.

La «reprise» de Nirvana tire sa signification et sa valeur de quelque chose d’historique qui s’est produit il y a vingt ans. Mais sa présence dans le présent—sa re-présent-ation—empêche la reproduction de tout événement susceptible de faire trembler le monde. Certes, imaginer que quelque chose d’aussi capital que le concert de Nirvana aurait pu se produire pendant l’heure et quelques de la rediffusion de ce vieux concert, si un groupe contemporain avait joué précisément à ce moment-là, est assez irréaliste.

Mais nous ne le saurons jamais, et plus le présent sera parasité par des tournées de reformation, des reconstitutions et autres groupes revivalistes contemporains liés de façon ombilicale par des liens de référence et de déférence aux jours de gloire du rock, moins l’histoire aura de chance de se faire aujourd’hui.

Ce que l’on peut vraiment affirmer, c’est que la projection du concert classique de Nirvana est un anti-événement, un trou noir de l’histoire. Cette heure durant laquelle jeunes et vieux sont restés bouche bée devant un spectacle de 1992 qui a fait trembler le monde, c’est du temps mort: c’est le temps de la répétition et de la simulation. Ou pour le dire plus durement: cet homme mort sur scène était plus vivant que ceux qui le regardaient.

Simon Reynolds

Traduit par Bérengère Viennot

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