Les lecteurs de Slate.fr ont eu des mots très durs envers Yannick Cochennec. Mais en remettant sur le tapis l’éternel débat du format de la Coupe du monde de rugby, notre camarade a pris le problème à l’envers.
Selon lui, la compétition est trop longue (45 jours) et sans suspense. Le docteur Cochennec préconise donc un coup de rabot: réduire la durée de l’événement et le nombre d’équipes y prenant part. Nous ne sommes pas d’accord, et nous lui répondons point par point.
1/ L’IRB veut «s’étendre aux quatre coins de la planète»
Yannick Cochennec évoque l’impact très limité de la compétition en Russie et aux Etats-Unis, jugeant que le rugby n’y prendra jamais, ce sport n’étant «QUE tradition». C’est déjà faire preuve d’une certaine méconnaissance de l’histoire de ces deux pays avec le ballon ovale. Champions olympiques à XV en 1920 et 1924, les Américains ne viennent pas de découvrir le rugby. Il est évident que le sport reste bien en deçà du basket, base-ball et hockey, mais il a ses fans. En Russie, le jeu a été interdit par Staline et n’est revenu au goût du jour qu’après l’explosion de l’URSS. Le rugby local est donc entré dans le top 20 mondial en vingt ans, pas mal.
Plus largement, l’idée qu’il y aurait un projet des instances de «s’étendre aux quatre coins de la planète» est fausse. En 24 ans d’existence, la Coupe du monde de rugby est passée de 16 à 20 participants. Une augmentation loin d’être délirante.
«Pourquoi s’entêter à se donner l’illusion de ce rugby partagé par toute la planète», fait mine de se demander Yannick Cochennec. Mais qui a jamais sérieusement évoqué une fête planétaire à propos de la compétition néo-zélandaise?
On imagine combien il doit être douloureux de suivre le Mondial sur TF1, de subir les assassinats auditifs de Christian Jeanpierre, ainsi que cette espèce de niaiserie franchouillarde, du style «Allez les bleus, on est tous ensemble».
Mais les gens sérieux savent bien que le grand raout ovale n’intéresse qu’une minorité de la planète. Et il n’y a rien d’insultant à cela.
Doit-on pour autant cultiver la nostalgie d’un «entre-soi» confortable et minimaliste? Était-ce forcément mieux avant, du temps des tournées à rallonge à l’autre bout du monde?
Ne soyons pas dupes. Il est évident que l’IRB a son propre agenda, davantage focalisé sur le fric que sur un hommage aux terres ancestrales du rugby.
La Nouvelle-Zélande, à qui le Mondial a coûté très cher, n’accueillera plus de sitôt la compétition. En 2019, c’est même le Japon qui organisera l’événement. Est-ce pour autant critiquable? Le rugby nippon n’est pas le foot qatari. Présent à chaque Coupe du monde depuis 1987, il suscite un engouement loin d’être ridicule. Le rugby y est un sport scolaire et étudiant développé (126.000 licenciés).
Enfin, le projet de compétition restreinte que propose Yannick Cochennec ne risque-t-il pas d’accentuer le mouvement de marchandisation?
Bien sûr que si. Un affrontement des meilleurs, sur une courte période et dans des stades dernier cri, c’est tout ce que demandent les sponsors. A coup sûr, un tel aménagement ne ferait que creuser le fossé économique avec les petites nations. Il faut savoir que les fédérations les plus désargentées vivent avec la manne des Coupes du monde, reversée par l’IRB, la fédération internationale. Une compétition de deuxième zone ne leur permettrait en aucun cas d’obtenir les mêmes rentrées financières.
Yannick Cochennec pointe également du doigt l’entrée aux JO du rugby à sept, qui, selon lui, n’apportera rien au quinze. Peut-être aurait-il préféré que le golf soit sport olympique. Nous, nous serons des passionnés du sept à Rio en 2016.
La France n’y sera peut-être pas, au contraire du Sri Lanka et du Kenya. Les Etats-Unis et la Russie lutteront pour entrer dans le dernier carré. Les formes alternatives du rugby (à sept, à toucher, flag), sont les meilleurs instruments de propagande du jeu. Ils sont différents mais semblables, se complètent, attirent de nouveaux publics. C’est une porte d’entrée plus souple vers la «grande famille». Ce sport n’est certes «QUE tradition». Mais les traditions et les héritages qui ne se transmettent pas finissent par se perdre.
2/ «Les autres sont nuls»
Yannick Cochennec a raison sur un point: seules cinq nations peuvent prétendre soulever le trophée William Webb Ellis. Tout le monde les connaît: la Nouvelle-Zélande, l’Australie, l’Afrique du Sud, l’Angleterre et la France (et encore). Est-ce une raison pour réduire le tournoi à un affrontement entre quelques cadors? Bien sûr que non.
Le rugby n’est pas globalisé comme le football, mais il est universel. Il est le sport du dépassement de soi, il ramène à l’instinct de survie en tribu. Y a-t-il une valeur plus commune que de lutter face à l’autre, jusqu’au bout, même quand le combat est perdu, et de tomber les armes à la main?
Limiter le nombre d’équipes participantes et empêcher, de facto, la Namibie, la Roumanie ou la Géorgie de venir serait le nier. Ce serait empêcher David d’affronter Goliath, juste pour le principe. Certes, les écarts de niveau existent, et la perspective du coup d’éclat est incertaine. Mais qui, après avoir regardé Ecosse-Roumanie, Fidji-Namibie et France-Japon ce samedi, osera se plaindre des partitions jouées par les petits?
Si la différence entre le haut du panier et le ventre mou est énorme, force est de constater que le niveau moyen augmente. L’historique des résultats des petits contre les gros est évidemment en leur défaveur.
Mais à part quelques roustes mémorables (Nouvelle-Zélande/Japon en 1995, Australie/Namibie en 2003), les nations mineures s’en tirent plutôt honorablement. Elles arrivent affûtées en Coupe du monde et leur abnégation leur permet souvent de limiter les dégâts. Et nous Français serions bien mal placés pour leur donner des leçons, quand on se souvient des raclées reçues à domicile contre l’Australie (16-59 en 2010), la Nouvelle-Zélande (6-45 en 2004) ou l’Afrique du Sud (10-52 en 1997).
Prenons le Japon. En termes comptables, les «Brave Blossoms» ont subi ce 10 septembre une défaite (21-47) proche de celle de 2003 (29-51).
Pourtant, le scénario des deux matchs n’est pas comparable, les Bleus ayant tremblé jusqu’à dix minutes du coup de sifflet final. Les Nippons ont le bilan qui suit en Coupe du monde: 1 victoire (en 1991 contre le Zimbabwe), 1 nul, et 19 défaites. Qui peut pourtant prétendre aujourd’hui qu’ils n’ont pas leur place dans la compétition? Peut-être gagneront-ils deux rencontres dans leur groupe (Canada et Tonga), peut-être aucune. Néanmoins, ils mériteront leur place et auront par la qualité de leur jeu fait plus pour le plaisir du passionné de rugby que l’Italie en dix ans.
Sans la possibilité de participer à la compétition tous les quatre ans, pas sûr que le Japon aurait candidaté pour accueillir l’événement en 2019.
S’il y a progrès des «petites» nations, l’Argentine et l’Italie hier (qui aurait misé un peso sur la 3e place des Pumas en 2007?), la Géorgie et le Japon aujourd’hui, c’est dans la perspective de la Coupe du monde, avec l’apport d’un savoir-faire étranger.
La Roumanie, superbe dans le combat contre l’Ecosse, s’appuie sur l’expérience de Steve McDowall, All Blacks 1987 et docteur ès pack de l’équipe au chêne. Aurait-il jamais accepté de coacher en Roumanie sans la perspective du Mondial? Ne serait-ce que pour des raisons égoïstes, comme la médiatisation... La réflexion vaut aussi pour John Kirwan avec le Japon ou pour Henry Paul, ancien international kiwi à XIII et anglais à XV, entraîneur-adjoint de la Russie.
Les progrès ne peuvent se juger que par et pour la Coupe du monde. Rejeter huit équipes comme le propose Yannick Cochennec ne donnerait pas un coup de boost aux éliminatoires, qui se dérouleraient toujours dans l’indifférence générale, puisque les «grandes» nations en seraient à coup sûr épargnées.
Venons-en aux «bavardages fatigants» et au «temps inutilement perdu» que représenterait la première phase. D’autres verront dans ce galop d’essai l’occasion de vivre ce qui fait le charme véritable d’une Coupe du monde. Des matchs dans des stades champêtres, des supporters assis sur des buttes de terre derrière les poteaux, une ambiance toute autre que celle des «grandes» enceintes.
Réduire la Coupe du monde à des rencontres entre gros dans des stades high tech n’aurait aucun sens. On connaît déjà: les Tri Nations, les VI Nations et les tests matchs sont là pour ça. Surtout, la première phase d’une Coupe du monde est aussi l’occasion de découvrir des joueurs méconnus. Le funambule fidjien Rupeni Caucaunibuca en 2003, l’ailier américain Takudzwa Ngwenya en 2007, et pourquoi pas, cette année, le Japonais Tanaka ou encore le Fidjien Nakarawa?
3/ «La compétition est trop longue»
Certes, 45 jours, c’est dur à tenir. La Coupe du monde a quelques périodes de creux, obligatoires pour des questions physiques. La réduire la rendrait peut-être plus musclée, mais diluerait son intérêt. Au contraire, le Mondial doit continuer à être une grande kermesse. Pourquoi ne pas alors impliquer encore davantage les petites équipes? Pourquoi ne pas faire durer le tournoi sept semaines pour tout le monde?
Wayne «Buck» Shelford nous a soumis l’autre jour une proposition fort intéressante autour d’un café: pourquoi ne pas organiser des phases finales par niveau après le premier tour, comme cela se fait dans le rugby à sept?
L’homme s’y connaît un peu: champion du monde 1987, il a été le capitaine invaincu des All Blacks entre 1987 et 1990. Il est désormais un consultant respecté pour Maori TV et le New Zealand Herald, principal journal du pays.
Les huit premiers joueraient les quarts de finale pour le trophée Webb Ellis, les huit suivants une phase finale en parallèle, et les quatre derniers, des play-offs également. Il y aurait ainsi trois finales, par niveau, et des véritables matchs de classement qui auraient pour intérêt de maintenir les «petits» dans la compétition, de solliciter les villes modestes et leurs enceintes, et de faire jouer des matchs dans les «temps morts» qui accompagnent malheureusement le second tour.
Yannick Cochennec met aussi en avant l’’incohérence des calendriers. On est d’accord, faire jouer les championnats nationaux pendant le Mondial est stupide. Le raccourcir d’une ou deux semaines ne changerait rien. Ce qu’il faut, c’est aménager une plage libre complète qui convienne à la fois aux deux hémisphères, dont les calendriers sont opposés comme les saisons (ok, bon courage). Il faut dans tous les cas resserrer le Top 14, qui harasse les joueurs et nuit aux rendements des clubs hexagonaux en Coupe d’Europe et des Français en équipe nationale.
4/ «Ça coûte trop cher aux journaux»
Un argument qui pourrait même arracher un sourire à Graham Henry, le taciturne coach des All Blacks. Ainsi donc, il faudrait raccourcir la Coupe du monde car les journaux sont en mauvaise santé financière et qu’elle leur coûte trop cher?
Si la presse est en crise, ce n’est sûrement pas à cause du gigantisme des événements sportifs, mais bien plutôt en raison de leur fâcheuse tendance au suivisme et à leur manque d’imagination. Autant de facteurs qui expliquent la multiplication des sites spécialisés sur Internet.
François Mazet et Sylvain Mouillard