Le 10 septembre 2001, les Etats-Unis étaient encore la seule superpuissance issue de la guerre froide –une «hyperpuissance», disait alors Hubert Védrine. Ils se voyaient à la tête d’un monde unipolaire dont ils auraient partagé quelques avantages avec des puissances moyennes attirées par l’exemple des valeurs américaines. Leur arsenal suffisait à équilibrer les forces militaires combinées de tous les pays du monde, ou peu s’en fallait.
En 2000, le président George W. Bush avait hérité des deux administrations Clinton une économie prospère, un budget maîtrisé et une dette raisonnable. Il avait l’intention d’en faire profiter ses concitoyens, sans s’engager dans des aventures extérieures, dans les Balkans ou ailleurs. Il reprochait à son prédécesseur d’avoir utilisé les GI dans des opérations de maintien de la paix. Il voulait une Amérique «modeste», au moins à l’étranger.
Le 11 septembre 2001, tout a basculé. Les attentats contre le World Trade Center à New York et le Pentagone à Washington ont mis en évidence la vulnérabilité des Etats-Unis, touchés pour la première fois sur leur sol depuis l’attaque japonaise de Pearl Harbour, soixante ans plus tôt.
Ils ont balayé la diplomatie «modeste» de George W. Bush, poussé l’Amérique dans deux guerres étrangères, en Afghanistan puis en Irak, lancé un défi que «l’hyperpuissance» a relevé en surestimant ses forces.
L’attaque d’al-Qaida signe la fin du «siècle américain» commencé en 1914 1917 quand Washington a envoyé ses soldats se battre pour la première fois sur le Vieux continent. Elle n’en est pas la cause principale; elle en est la marque symbolique.
De la modestie au sentiment de toute-puissance
Al-Qaida en tant que tel n’est en effet pour rien ou pour pas grand-chose dans la faillite de Lehman Brothers puis dans la crise financière et économique qui a ramené les Etats-Unis au statut de pays hyper-endetté, rongé par un taux de chômage (plus de 9%) politiquement insupportable eu égard aux critères américains, et contraint de revoir ses ambitions internationales. D’être «modestes». Un terme que Barack Obama n’emploie pas mais qu’il met en pratique dans sa politique étrangère. «Leading from behind», l’expression utilisée pour caractériser l’engagement américain dans la guerre en Libye, décrit parfaitement la nouvelle situation.
Certes, feu Ben Laden a joué un rôle dans l’endettement américain. Les guerres déclenchées par George W. Bush en Afghanistan et en Irak au nom de la guerre contre le terrorisme ont déjà coûté quelque 1.000 milliards de dollars (720 milliards d’euros). On estime que c’est à peu près le montant de la dette américaine détenue par la Chine. En tous cas, les Chinois, en achetant les bonds du Trésor des Etats-Unis, ont largement participé au financement des deux guerres américaines.
C’est une aide indirecte à double tranchant. D’abord les Chinois n’ont pas vraiment le choix. Ils peuvent acheter de la dette publique européenne mais les montants ne sont pas suffisants par rapport à leurs réserves en devises. D’autre part, en soutenant l’engagement, pour ne pas dire l’enlisement, américain à l’extérieur, ils contribuent à l’affaiblissement de la seule puissance avec laquelle ils se sentent vraiment en compétition.
Malgré la supériorité technique incontestée des armes américaines, les guerres en Afghanistan et en Irak sont loin d’être les promenades de santé que George Bush et ses conseillers, parfois suivis par les autres dirigeants occidentaux, avaient promises.
Or après le 11 septembre 2001, au choc provoqué par la prise de conscience brutale de la vulnérabilité américaine avait succédé un sentiment de toute puissance frisant la mégalomanie.
Ce sentiment était encouragé par les néoconservateurs et les nationalistes de l’entourage présidentiel. «Notre route commence à Bagdad», proclamaient-ils pour lancer leur politique messianique de démocratisation du «Grand Moyen-Orient». Rien ne devait résister au rouleau compresseur des valeurs américaines brandies à la pointe des baïonnettes. L’heure de la revanche sur l’humiliation subie au Vietnam quarante ans auparavant avait sonné.
On sait ce qu’il en est advenu. Les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux sont toujours en Afghanistan, dix ans plus tard, et cherchent à en sortir sans perdre la face. En Irak, le président Obama a décidé le retrait du plus gros des forces américaines, mais la situation est loin d’être stabilisé. Le monde arabe a été touché par un «printemps» à aspiration démocratique qui doit peu à l’action des Etats-Unis. Qui les a même lancés parfois dans une position inconfortable.
L’historien américain Paul Kennedy vient de signer dans l’International Herald Tribune un commentaire regrettant que la lutte contre le terrorisme ait distracted (diverti, au sens du divertissement de Pascal) les Etats-Unis de défis plus importants. A l’intérieur: blocages de la démocratie, lutte contre la pauvreté, dérive de la dette provoquée par le coût des guerres et la politique –«inexcusable», écrit-il–, de baisse des impôts pour les plus riches menée par George W. Bush… Comme à l’extérieur: bouleversements en Amérique latine, développement de l’Afrique, transfert de puissance de vers l’Asie…
Paul Kennedy y voit implicitement une confirmation de sa thèse sur le déclin des grandes puissances, et en particulier des Etats-Unis, exposée il y a plus de vingt ans, dans son livre Naissance et déclin des grandes puissances.
Le déclin des Etats-Unis a été si souvent annoncé au cours du XXe siècle et leur capacité de rebond sous-estimée que la prudence s’impose cependant. Les dix dernières années n’en sont pas moins un avertissement qui pousse à une refondation. Les Tea parties en suggèrent une forme sur des principes populistes et isolationnistes. La campagne de Barack Obama en 2008 annonçait des prémices d’une politique plus ambitieuse qui se sont malheureusement perdues dans l’exercice du pouvoir.
Daniel Vernet