La Guerre des boutons 2011 est-elle encore de Louis Pergaud? Pas sûr. Pour séduire la couturière de moins de 50 ans, le livre —ou plutôt son adaptation par Yves Robert en 1961, grand succès populaire— semble passé à la moulinette du politiquement correct. Les premières images des deux versions sont celles d’univers rassembleurs et gentillets.
Financièrement, les films de Yann Samuell et Christophe Barratier pèsent lourd. 12,6 millions d’euros d’un côté, 16 millions pour l’autre… Laissons les producteurs se chamailler, souhaitons que les spectateurs ne sortent pas des salles en se disant: « si j’aurais su, j’aurais pas v’nu »...
Et, pour patienter, occupons-nous du texte original.
Pergaud ne mâche pas ses gros mots
Ah ! La «couille molle»… nul doute que le public va redécouvrir avec délice cette insulte tombée en désuétude. Mais le roman regorge d’autres mots pendables et tous ne seront pas à l’honneur.
Entre deux bouchées de pop-corn, le spectateur se délectera de «merde» et de «chie-en-lit» (du de Gaulle phonétique). En revanche, le juron «foutre» pourrait bien faire les frais du politiquement correct. Tout comme «enfifré», camarade du «sodomiss», ou encore «vérolard d’Afrique»…
Les allusions salaces passeront-elles à la trappe?
D’un côté: «Ta mère disait qu’elle aimerait mieux faire téter une vache que ta sœur, parce que ce serait au moins pas une putain qu’elle élèverait!»
De l’autre, la sœur «est pavée d’ardoises pour que les petits crapauds comme toi n’y puissent pas grimper!».
On évoque à peine le «sale bancal» qui qualifie «Bacaillé, le boiteux». Ce handicap physique le cantonne à la figure du traître, un classique de la littérature de l’époque où la physiognomonie est décisive. Sa trahison lui vaut d’être puni, d’ignoble façon:
«Un à un, la baguette de coudre à la main, les quarante Longevernes défilèrent devant Bacaillé, qui, sous leurs coups, hurlait à fendre le roc, et ils lui crachèrent sur le dos, sur les reins, sur les cuisses, sur tout le corps en signe de mépris et de dégoût.»
Relevons aussi le qualificatif décrivant la radinerie du chiffonnier: «ce sale juif-là, allez!», là encore monnaie courante.
Au fait… Dans le film d’Yves Robert, Petit Gibus fait rigoler un de ses copains en évoquant un endroit «où on irait péter chacun, ça ferait des chambres à gaz»? Inconcevable aujourd’hui.
Les filles font partie du décor
Belliqueux et boutonneux, le roman fait la part belle à la population masculine. Il y a peu de filles et elles y jouent les utilités. Sous le qualificatif martial de «cantinières», elles sont réduites à un rôle de couturières et d’amoureuses éplorées. Le repos du guerrier en quelque sorte. La domination masculine est aussi à l’œuvre de manière plus discrète:
«Quand Lebrac arriva à la maison de son père… il remarqua que sa famille était déjà en train de souper.»
C’est pourquoi l’on pouffe lorsque la parité fait son apparition dans le synopsis du film de Yann Samuell:
«On se bat pour l'honneur et la fidélité et, pour gagner, tous les moyens sont bons. Même, s'il le faut, combattre nu comme un ver, ou pire, accepter l'aide de Lanterne —une fille!— la nouvelle recrue de la bande, pleine de panache et d'ingéniosité.»
La mixité semble indispensable pour doper le box-office.
Un curé, c’est comestible
Bouffer du curé: le roman est imprégné d’une joyeuse fureur laïcarde avec dans le rôle des calotins les Velrans. Lorsqu’ils gagnent un combat, ils entament un vibrant: «Je suis chrétien, voilà ma gloire, mon espérance...» tandis que, vainqueurs, les Longevernes entonnent Le Chant du départ («La victoire en chantant...»), chant républicain (puis napoléonien) s’il en fut. L'instituteur Pergaud se venge ici de ce qu’il eut à subir comme hussard noir de la république. Qu’il suffise de dire que les débats sur la burqa sont du pipi de chat à côté de ceux qui conduisirent à la loi de 1905 pour se faire une idée du contexte.
Dans la forêt, le divin maquis
Il y a quelque paradoxe à imaginer des parents d’élèves, toujours plus angoissés par la violence à l’école, emmener leur progéniture au cinéma pour leur montrer sous un jour enchanteur ce qu’ils redoutent le plus. Non seulement, le roman de Pergaud exalte la violence entre enfants, la montre dans toute sa sécheresse, mais la violence domestique est loin d’y être anodine.
Le côté pittoresque des batailles entre enfants ne fait pas oublier qu’on se cogne pour de vrai : frondes, cailloux, bâtons, fouets, humiliations… Il y a du Sade dans ce livre tâché de sang, de larmes et d’excréments.
D’abord, on prend des baffes à la maison. De manière récurrente, les enfants de Longeverne évoquent les torgnoles ou les «paires de gifles» que leur assènent leurs parents. La scène où Lebrac se fait fouetter par son père est insupportable.
«En saisissant dans le fagot entamé près de la cheminée un raim [forte baguette, ndlr] de coudre souple et dur, arrachant la chemise, jetant bas la culotte, le père de Lebrac administra à son rejeton, qui se roulait, se tordait, écumait, râlait et hurlait, hurlait à faire trembler les vitres, une de ces raclées qui comptent dans la vie d’un môme.
Puis, sa justice ayant passé, il ajouta d’un ton sec et qui n’admettait pas de réplique:
–Et file te coucher maintenant, et vivement, hein! nom de Dieu! et que j’entende quéque chose!...
Sur sa paillasse de turquit et son matelas de paillette, Lebrac s’étendit las intensément, les membres brisés, le derrière en sang, la tête bouillonnante; il se retourna longtemps, médita longuement, longuement et s’endormit sur son désastre.»
Lebrac indique plus loin que lorsque son père est ivre, il bat sa mère. Le texte de Pergaud laisse discrètement filtrer une violence domestique omniprésente: il apparaît peu à peu que tous les enfants sont battus. Et c’est effectivement le cas à la fin du livre.
Les enfants humiliés
Battus, les enfants se battent entre eux (et battront leurs enfants?). Cet univers est ici d’une parfaite normalité. A aucun moment dans le livre, une voix ne s’élève pour mettre fin aux batailles, pour que cesse une humiliation ou un supplice. On se fouette entre enfants, quoi de plus charmant?
«Migue la Lune balbutiait des syllabes inintelligibles, larmoyant et pleurnichant, la gorge secouée de sanglots. Mais quand, tous les boutons étant tranchés, le pantalon tomba et qu’on découvrit la source d’infection, on s’aperçut, en effet, que l’odeur pouvait perdurer avec tant de véhémence.
Le malheureux avait fait dans sa culotte et ses maigres fesses conchiées répandaient tout alentour un parfum pénétrant et épouvantable, tant que, généreux quand même, le général Lebrac renonça aux coups de verge vengeurs et renvoya son prisonnier comme les autres, sans plus de dépens, heureux, au fond, et jubilant de cette punition naturelle infligée, par sa couardise, au plus sale guerrier que les Velrans comptaient dans leurs rangs de peigne-culs et de foireux.»
Un gamin battu, humilié, dénudé, ayant chié de peur dans son froc, rentrant chez lui en pleurant, vous appelez ça comment, vous?
Il y a aussi deux nudités dans le roman. Celle qui permet aux enfants de Longeverne de préserver leurs boutons, guerriers dérisoires et héroïques, comme le fut l’armée de Spartacus. Elle est ici réjouissante et Yves Robert sut parfaitement l’utiliser. La cuvée 2011 fera sans doute de même.
Mais il y a aussi la nudité infligée aux vaincus, séances d’humiliation répétées qui n’ont rien de drôle, et tissent une étrange et malsaine atmosphère.
La querelle de clochers entre les Longevernes et les Velrans est-elle un simple roman picaresque, mettant en scène des enfants batailleurs? Ou bien un manifeste pacifiste caché? Le contexte historique mérite qu’on y regarde à deux fois.
En 1912, la Grande Guerre n’est pas si loin et la Revanche est dans toutes les têtes. Depuis 1870, la France a l’obsession de reprendre l’Alsace et la Lorraine. «Y penser toujours, n’en parler jamais», disait Gambetta. L’Allemand (prononcer «boche») est détesté. Les romans d’alors abondent en espions, traîtres, incidents de frontières… Ancêtre parmi d’autres du roman d’espionnage, le «roman revanchard» devient un genre à part entière. La guerre y est désirable, le pacifisme honni.
Les Velrans: à boche toute
Aussi est-il difficile de ne pas s’interroger sur cette volonté d’en découdre avec les Velrans et la militarisation à marche forcée des enfants de Longeverne: constitution d’un trésor de guerre (où chacun apporte un sou au nom du principe d’égalité), stratégies minutieusement détaillées, exaltation des batailles rangées… Le vocabulaire est explicite: soldats, lieutenant, général, frères d’armes, cantinières, tous ont l’«âme bouillante d’ardeur guerrière».
On exagère? Dans La Guerre des boutons, les Velrans sont traités de «Prussiens» et d’«Alboches» (contraction d’Allemand et de boche). Le sujet a fait l’objet d’une thèse («Vive Nous!»: les fondements nationalistes de La Guerre des boutons), soutenue par Karl Edward Haloj à l’université du Vermont en mai 2010.
L’auteur y pointe la proximité des thèmes de Pergaud avec ceux de Maurice Barrès (enracinement, doctrine de «la terre et les morts»), auteur nationaliste s’il en fut. Dès la préface, Pergaud revendique fièrement son identité: «je suis un Celte», entendons un descendant des Gaulois. Car, sous la Troisième République, de barbare, le Gaulois est devenu le «représentant d’une France glorieuse», comme chez Déroulède, poète revanchard et fondateur de la Ligue des Patriotes. Ce n’est donc pas par hasard que les enfants de Longeverne admirent ces «grands batailleurs» que sont les Gaulois. Astérix est sans doute le fils de Lebrac.
Un plaidoyer pour la guerre totale
En se référant à un conflit ancestral, Pergaud file discrètement la métaphore de l’ennemi héréditaire. La France en a deux: les Anglais, pouah, et les Allemands, berk.
En 1911, elle est réconciliée avec l’Angleterre mais l’Allemagne vient de tenter le «coup d’Agadir» : une démonstration de force au Maroc –alors sous influence française. Une crise diplomatico-militaire qui s’ajoute à celle de 1905, à Tanger. La guerre menace et, avec elle, la crainte de l’invasion resurgit. Le sentiment nationaliste et revanchard s’en trouve fortement accru. Au chapitre 2 («Tensions diplomatiques»), l’épigraphe est éclairante: «Les ambassadeurs des deux puissances ont échangé des vues au sujet de la question du Maroc». La Guerre des boutons s’ancre ainsi dans l’actualité la plus brûlante. Alors quand Lebrac s’exclame: «On a toujours l’air d’être envahi, nom de D…!», les Velrans portent symboliquement le casque à pointe.
Karl Edward Haloj souligne que l’un des adolescents se nomme Gambette (cité dans 17 des 26 chapitres), référence explicite à Léon Gambetta. Le nom de ce républicain, qui prôna la «guerre à outrance», était quasiment synonyme de «défense nationale» — il fut ministre de l’Intérieur et ministre de la Guerre en 1870. Quant au lamentable père Zéphirin, il n’est pas bonapartiste par hasard. En 1912, nul n’a oublié la défaite de Sedan et la capitulation de Napoléon III.
D’un bout à l’autre du récit, la défense du territoire et celle de l’honneur se confondent. Racontée par la Crique, l’origine du conflit est celle d’un territoire usurpé. L’analogie avec l’Alsace-Lorraine s’impose. Aussi Pergaud invite-t-il à la mobilisation générale. Si l’armée de Lebrac compte «45 garçons, autrement dit la quasi-totalité de la jeunesse masculine de Longeverne», c’est qu’elle incarne la nation en armes.
Le roman est-il pacifiste ou pré-fasciste ?
Objectera-t-on que Louis Pergaud était un instituteur pacifiste? Karl Edward Haloj rappelle fort justement que l’école républicaine fut destinée à redresser la France, endeuillée de la perte de ses provinces. Et, dans une lettre à sa femme (Verdun, 24 août 1914), Pergaud estime «nécessaire, urgent de détruire jusqu’à la dernière pierre et jusqu’au dernier individu cette race de vipères qu’est la race prussienne». L'expérience de la guerre bouleversera ce sentiment, avant la mort de Pergaud dans un bombardement en avril 1915.
Comme beaucoup de sa génération, l'auteur pensait sans doute que la guerre était l’indispensable préalable à la paix, avant de dénoncer «l’immonde boucherie». L’on pourrait ne retenir que cela, oubliant l’ambiguïté de cette génération belliciste devenue pacifiste.
Si «La Guerre des boutons n’est pas un manifeste nationaliste où Louis Pergaud avance sa propre vision d’une France glorieuse», il y a dans ce texte «un parti-pris sous-jacent qui révèle les fondements nationalistes sur lesquels l’écrivain construit son roman». Et s’il entend faire rire, ce n’est certainement pas aux dépens du nationalisme. Dans ses conclusions, Karl Edward Haloj observe que «le courage, la force et l’héroïsme», «l’exaltation du corps vigoureux et sain», la «fidélité à la terre, le culte de la vie dangereuse et de l’héroïsme», sont autant de thèmes que l’on trouve dans la «littérature française préfasciste». Est-ce aller trop loin ? La question mérite d’être posée.
Vulgaire, sexiste, violent, nationaliste… C’est donc ça Pergaud? Parfois, les souvenirs valent mieux que les relectures. Mais rassurez-vous, sur nos écrans 2011, de tout cela nos chères petites têtes blondes à la mixité capillaire ne verront ni ne sauront rien.
Jean-Marc Proust
Article mis à jour le 04/09/11 pour rajouter ce que pense la Nouvelle revue pédagogique (Nathan) de la scène de punition collective de Bacaillé