«A la fin de l’automne, la petite ville de Chester’s Mill, dans le Maine, se retrouve brutalement isolée du reste du monde par un champ de force invisible. Face à ce phénomène inexplicable, un nouvel ordre social régi par la terreur s’installe, et la résistance s’organise peu à peu…» Présentation de Dôme par l’éditeur (Albin Michel pour la traduction française.)
«Les pages les plus prestigieuses de la littérature fantastique obéissent souvent à la loi du "ralentissons pour regarder l’accident"». Voilà comment Stephen King aborde, dans un avant-propos à son recueil de nouvelles Danse Macabre, la question de la peur. L’auteur d’épouvante est ce gars qui «vous dit que vous avez envie de regarder l’accident d’auto et, ma foi, c’est vrai, vous en avez envie.»
L’amour de la littérature d’horreur (ou d’épouvante) est sans doute aussi suspect que le penchant pour les faits divers macabres:
«Nous ressentons tous le même curieux mélange de terreur et de jouissance lorsque la radio nous informe que, sur un petit aéroport de campagne, une bourrasque a jeté une femme contre la pale d’un hélicoptère, ou bien qu’un homme a été pulvérisé par un gigantesque mélangeur industriel…»
Si vous êtes de ceux-là, vous pouvez poursuivre la lecture de l’article: ça va saigner.
Du Sang partout
Soyons fair-play: si la page 293 du tome 2 de Dôme (soit 923 pages cumulées) s’ouvre sur un chapitre sobrement intitulé Du sang partout, il n’aura pas fallu attendre si longtemps pour le voir couler à flot dans la charmante bourgade de Chester’s Mill. De ce point de vue Stephen King satisfera pleinement le lecteur le plus exigeant. Laissons-nous surprendre par la variété des manières de mourir à l’intérieur du Dôme.
Billy et Nora forment un couple en instance de divorce. Roulant à plus de 100 à l’heure, Billy ne pourra que constater la solidité de la barrière invisible - le Dôme – qui vient de couper la ville du reste du monde:
«Le volant écrasa la poitrine de Billy et la colonne de direction lui broya le cœur; il mourut presque sur le coup.»
Quand à celle qui serait devenue son ex sans ce malheureux accident de la route,
«Elle avait le visage couvert de sang au point d’en être méconnaissable. Un fragment du pare-brise défoncé l’avait à moitié scalpée, et un énorme pan de peau retombait sur sa joue gauche.»
Poursuivons avec le représentant de la loi, ce brave shérif Perkins dit Duke, qui a oublié que les objets électriques – dont, et c’est malheureux, son propre pacemaker – entraient en interférence avec la barrière maudite:
«L’appareil explosa dans sa poitrine avec suffisamment de force pour faire un trou dans son sweat-shirt des Wildcats qu’il avait enfilé ce matin en l’honneur du match de l’après-midi. Du sang, des débris de coton et des fragments de chair heurtèrent la barrière.»
Stop ou encore? Allez, juste un dernier:
«Le moteur du pick-up Datsun rebondit et coupe Velma en deux. La partie supérieure de son corps est projetée à travers le pare-brise, ses intestins traînant derrière elle comme des serpentins.»
Voilà où nous en sommes aux environs de la page 149 du premier tome. Et le rythme des décès ne va faire que s’accélérer.
La cuisson du steack médium
Dans son essai sur Lovecraft, Michel Houellebecq oppose le lyrisme du premier à «un plaisir manifeste à choisir des décors d’une totale banalité (supermarchés, stations-service…), décrits d’une manière volontairement prosaïque et terne» chez des auteurs comme Matheson. Or la totale banalité est aussi le domaine dans lequel Stephen King excelle. Finies les descriptions hallucinées des contrées imaginaires, tombes antiques des cités lointaines ou abîmes obscurs des océans maudits, King ramène la peur dans notre quotidien, en la situant dans notre temps et notre espace. Le culte de la banalité chez Stephen King s’illustre souvent par d’interminables pages descriptives au réalisme navrant. Exemple avec la présentation du héros de Dôme, cuisinier dans le steack house du village.
«- Un jeune, intervint Rory Dinsmore. Il est cuistot au Sweetbriar Rose. Si vous demandez votre steack medium, vous l’avez medium. Mon père dit qu’on peut pratiquement jamais avoir un steack medium, parce que personne sait comment le cuire, mais ce type, lui, il y arrive.»
L’objectif est simple: installer les conditions favorables à la suspension consentie d’incrédulité, qui fonctionne chez lui d’autant mieux qu’il a anesthésié notre méfiance avec un paysage aux apparences familières. Ses héros vivent dans des pavillons, ont des problèmes gastriques et tout un tas d’obsessions mentales qui leur pourrissent la vie. Ils essaient d’arrêter de fumer de manière presque systématique, et il n’y a rien de tel qu’un héros ex-fumeur pour favoriser le processus d’identification du lecteur (je n’ai pas d’étude sous la main pour le prouver, mais on peut estimer probable que fumer et lire des romans d’horreur sont des activités réservées aux gens anxieux).
(Extrait d’un article de Guy Astic dans Stephen King, Premières approches)
Il a même été avancé que Stephen King pouvait être considéré comme un auteur classique et non de genre, dans le sens où les monstres, les expériences extrasensorielles ou les tueurs psychopathes l’intéressaient moins que les ressorts de la psychologie humaine dans des situations exceptionnelles. D’excellents thrillers de Richard Bachman, le pseudo de Stephen King, en témoignent: Rage, Marche ou Crève, The Running Man…
(Deuxième extrait d’un article de Guy Astic dans Stephen King, Premières approches)
Une petite ville si tranquille…
Dans cette installation d’une quotidienneté faussement rassurante qui n’attend que d’être troublée par l’événement déclencheur, la petite-ville-sans-histoire-du-Maine joue un rôle primordial dans la quasi-totalité des romans de King. Cette fois, nous allons très loin dans le micro-détail puisque l’auteur nous propose plusieurs pages introductives avec le plan de la ville (fictive) et la liste de toutes les personnes qui s’y trouvent coincées. Voyons comme l’auteur choisit de brosser à grands traits la sociologie du lieu:
«C’est une petite ville, ici, tu vois ce que je veux dire?
Barbie sourit et chanta à son tour la suite de la chanson: «Rien qu’une petite ville, mon chou, et tout le monde soutient l’équipe.» Paroles tirées d’une chanson ancienne de James McMurtry qui avait connu un mystérieux regain de faveur pendant deux mois, l’été précédent, sur deux stations du Maine spécialisées dans le country & western.»
Le vrai-faux site Internet de la municipalité de Chester’s Mill, qui reprend tous les lieux et institutions du roman, est d’ailleurs confondant de réalisme. Ah, la petite ville… Que de secrets enfouis elle renferme en son sein! Déjà dans Les Enfants du maïs, nouvelle des années 70 qui ressemble par maints aspects à Dôme, la petite ville nous souhaitait la bienvenue:
«Vous entrez maintenant dans Gatlin, la plus jolie petite ville du Nebraska… ou d’ailleurs! 5 431 ha.»
Tout cela fleure bon la succession paisible des saisons et la communauté sans histoire: le cadre idéal pour une bonne vague de terreur et d’exécutions sauvages.
Sur la carte, apparaissent les villes du Maine (en gris) et les villes imaginaires des romans de King (en vert). Ses romans mélangent allègrement villes fictives et villes réelles.
Même principe que la carte précédente, sauf que les villes de fiction sont en bleu, les villes réelles en vert.
Des personnages au vocabulaire imagé
Stephen King s’inspire de ce qui l’entoure. Et ce qui l’entoure est assez trivial. Pour la bio de quatrième de couv’, on pourrait tout à fait écrire:
«Stephen King vit dans le Maine avec sa femme et ses enfants. Il soutient l’équipe de baseball locale».
Imprégné de culture populaire, il signe dans un journal américain un édito au titre évocateur: The Pop of King. Il emprunte ses références à la culture de masse américaine et ne dédaigne pas certains de ses folklores les moins légitimes. Le choix d’illustrer ses ouvrages de motifs de tee-shirt d’Iron Maiden a forcément détourné beaucoup de lecteurs sérieux de l’œuvre de King… Tout comme son idée, saugrenue voire kitchissime et pourtant géniale, de construire des romans d’épouvante ayant pour protagoniste principal une voiture (Christine, Roadmaster). Une des conséquences directes de cet ancrage populaire, c’est le registre de langage des personnages:
1/ «Je me demande s’il n’a pas un paquet dans ses couches, dit Mr Sanders.
- Ouais, c’est une vraie machine à merde ce bon vieux Little Walter.»
Elle reprit Little Walter et l’odeur la fit grimacer. C’était pas juste une lettre, dans ses couches, mais un paquet d’UPS et un de Federal Express combinés».
2/ «Il croyait aussi à l’idée que si l’on voyait du crottin partout, c’est qu’il y avait un poney pas loin.»
3/ «Sammy entra par là. Il n’y avait pas de générateur et il y faisait aussi noir que dans le cul d’un raton laveur»
4/ «Je pense pouvoir parler en son nom en vous disant que vous pouvez reprendre votre proposition et vous la coller là où le soleil ne brille jamais.»
Edifiant, n’est-ce pas? Mais comme King utilise presque systématiquement la technique du monologue intérieur dont il est un virtuose, on ne peut pas en déduire qu’il prend des libertés avec la bienséance littéraire. Plutôt qu’il est capable de faire parler et penser ses bouseux de manière crédible.
Jaquette du seul film réalisé par King : mort de peur ou mort de rire?
Un roman qui fait moyen peur
Tout cela est fascinant mais à ce stade vous n’en savez pas beaucoup plus sur l’histoire. Dôme parle d’une petite communauté qui vit en modèle réduit les conséquences de la panique post-11 septembre qui s’est emparée des Etats-Unis. En beaucoup plus violent. Mais le parallèle entre l’instrumentalisation de la peur par l’administration Bush Junior et le Dôme est manifeste. C’est une analyse juste, fouillée et comme souvent subtile des motivations individuelles. King s’y révèle démocrate, admirateur d’Obama, écolo et observateur critique des mouvements populistes, fondamentalistes chrétiens et racistes qui agitent l’extrême droite américaine.
Mais bon on s’en fout un peu, l’important étant: est-ce qu’on a peur? Eh bien, assez peu. Pour que le contrat de lecture soit respecté, il est impératif que l’auteur s’efface derrière son récit. Dans un bon roman d’épouvante, estime Stephen King, «le narrateur vous dit: Dès que vous en aurez lu une page, vous m’aurez oublié.» (Danse Macabre, avant-propos). En un sens Stephen King est prisonnier de sa réputation; qu’il s’amuse à abandonner ses recettes ou à prendre trop de libertés avec les codes du récit d’horreur et les lecteurs se détournent de lui…
Or, à force de références abusives à ses précédentes histoires (The Mist notamment), de clins d’oeil appuyés aux séries télés, l’auteur livre ce qui ressemble à un pastiche de ses propres succès. Le tout avec une fin niaiseuse. Rien de pire en effet qu’un auteur censé nous faire peur qui verse dans l’autoparodie et s’amuse de ses effets. Pour mémoire, on rappellera ces mots de John D. Mac Donald dans la préface de Danse Macabre:
«Retenez ceci. Les deux genres les plus difficiles à maîtriser sont l’humour et le fantastique. Sous une plume maladroite, l’humour tourne au chant funèbre et le fantastique vire au comique (…) Pour tous ceux qui prennent plaisir à lire une bonne histoire, les Stephen King se font trop rares.»
Vrai pour nombre de ses succès, moins pour son dernier pavé. Pour les inconditionnels seulement. Et tous les lecteurs de faits divers impliquant une pale d’hélicoptère ou un mélangeur industriel.
FIN
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Jean-Laurent Cassely
Stephen King, Dôme, Albin Michel, 2 tomes, 22 € chacun