Bien sûr, il y a beaucoup de communication dans cette avalanche de contrats moissonnés par Airbus au dernier Salon du Bourget, à la fin juin. Les 730 avions commandés ne le furent pas le temps de la manifestation. Les marchés étaient déjà conclus, et les contrats tenus sous le coude pour créer l’évènement au moment où les médias du monde entier seraient braqués sur le salon.
Encore fallait-il les vendre, tous ces avions! Qu’elle semble loin, la fin des années 70, période noire où il arriva à Airbus de ne pas engranger la moindre petite commande pendant seize mois! Mais depuis 1999, année à laquelle Airbus prit pour la première fois le meilleur sur Boeing, la page est tournée. Les collaborateurs de l’avionneur européen ont bien raison de savourer ce succès, qui porte à plus de 11.000 le nombre d’appareils commandés en quarante et un ans (non compris la méga commande d’American Airlines portant sur 260 avions européens en juillet) par quelque 330 compagnies dans le monde.
Son best-seller? L’A320, celui dont Boeing disait au début des années 80 qu’il n’existerait pas de marché pour cet avion de 150 places. Depuis, il a été vendu à plus de 5.000 exemplaires, sans compter 2.500 autres de la même famille (A318, 319 et 321). Au total, avec les autres commandes du majestueux A380, de l’A330 «tout terrain» et du futur A350, le plan de charge est assuré pour plusieurs années avec quelque 4.200 appareils en portefeuille.
Vu des Etats-Unis, des confettis européens
Pour autant, la compétition avec l’américain Boeing sur tous les terrains – techniques, commerciaux et diplomatiques – est toujours féroce, et l’européen va devoir affronter d’autres concurrents sur le marché des moyens courriers, comme le MC21 du russe Irkut qui a fait forte impression au Bourget, le C919 de Comac qui défendra les couleurs d’une Chine conquérante, et d’autres encore (le canadien Bombardier, le brésilien Embraer) dans les avions régionaux.
L’existence d’Airbus n’a jamais été une sinécure. Le constructeur dut notamment se remettre en question à chaque fois que des problèmes se sont posés, les pires d’entre eux étant les catastrophes aériennes même si les limites de l’insécurité sont sans cesse repoussées. Car le risque zéro n’existe pas, et les retours d’expériences doivent permettre d’améliorer sans cesse la fiabilité des avions. La sécurité doit être une obsession: l’actualité des investigations menées sur la tragédie du vol Rio Paris, de juin 2009, en fait aujourd’hui la démonstration. Mais même en-dehors de ses questions, personne n’aurait parié sur la viabilité d’un groupe dont la naissance elle-même était improbable. Surtout pas Boeing, le maître de l’aviation commerciale occidentale de l’après-guerre, ni même McDonnell Douglas, l’ex-challenger aujourd’hui disparu. En pleine guerre froide avec l’Union soviétique, l’Amérique toute puissante avait bien d’autres sujets de préoccupation dans l’aéronautique et l’espace que les rêves de grandeur d’une Europe en reconstruction, alors divisée industriellement comme elle le fut dans toute son histoire.
Depuis 1962, des missiles soviétiques installés à Cuba sont pointés sur les Etats-Unis. Et les deux superpuissances s’affrontent dans la conquête de l’espace. La NASA, l’agence spatiale américaine, atteindra son but le 20 juillet 1969 : deux astronautes, Neil Armstrong et Buzz Aldrin, marchèrent sur la Lune. Alors, les projets des confettis européens…
Le Royaume-Uni inflexible, Allemagne s’engage
A la fin de cette année 1967, Roger Béteille tout juste promu ingénieur en chef de l'aéronautique, peste contre un projet A300 d’avion franco-britannique sorti de nulle part : A pour Airbus, 300 pour 300 places. «Il est trop gros, cet avion»: il en était persuadé. Pourquoi ce choix? A l’occasion de leur coopération sur le supersonique Concorde, qui devait effectuer son premier vol en mars 1969, Français et Britanniques se sont répartis les tâches.
Le français Sud Aviation se spécialiserait dans les cellules, le britannique Rolls Royce dans les moteurs. Et comme le marché des avions de 300 places était le plus prometteur, le motoriste anglais souhaitait développer un nouveau propulseur pour ce type d’appareil. Quitte à le proposer sur d’autres appareils, pour mieux le rentabiliser.
A cette époque, la politique française en matière aéronautique était plus ou moins dictée par Marcel Dassault, qui fut toujours proche des pouvoirs. Justement, le constructeur d’avions de combat projette de lancer un nouvel avion commercial, le Mercure. Dans ces conditions, l’avenir d’un groupement qui n’existait pas encore était le cadet d’une classe politique française qui ne plaçait pas l’industrie aéronautique parmi ses priorités. Si les Anglais voulaient un avion de 300 places…
Mais Roger Béteille ne l’entendait pas ainsi. L’homme à l’éternelle cravate blanche, le père des avions Airbus, a une autre idée en tête: un avion plus petit, avec un moteur éprouvé pour rassurer les compagnies. Et tant pis si ce ne devait pas être un Rolls Royce. L’américain General Electric saurait bien répondre à la demande.
Béteille ne se trompe pas: les Britanniques refusent de l’entendre. Mais d’autres sont plus intéressés. A commencer par Henri Ziegler, promu en 1968 patron de Sud Aviation qui deviendra L’Aérospatiale. Les deux francs-tireurs de l’aéronautique française poussent leurs pions auprès du Général de Gaulle, et surtout de son Premier ministre Georges Pompidou dont l’engagement pour la constitution d’Airbus sera décisif. D’abord, faute de Britanniques qui, derrière Rolls Royce, désertent le projet, ce-dernier rallie les Allemands de MBB qui saisissent l’opportunité de relancer leur industrie aéronautique.
C’est d’ailleurs un allemand, Félix Kracht, qui sera l’architecte d’Airbus Industrie en répartissant les tâches par pays et en spécialisant les sites de production. Plus tard, le même Pompidou convaincra les Américains de GE de coopérer pour mettre au point un moteur dans lequel la Snecma (aujourd’hui dans le groupe Safran) serait partie prenante. Ainsi dotait-il le projet Airbus d’un nouveau moteur (le fameux CFM), réalisant un doublé dont personne ne pouvait à l’époque anticiper le succès.
Dassault met fin à l’aventure du Mercure
Au Salon du Bourget 1969, la France et l'Allemagne signaient un accord de coopération sur le projet A300 B de 226 places. Un bimoteur, pour être plus économique que les concurrents à tri ou quadriréacteurs. Et en décembre 1970, le Groupement d'intérêt économique (GIE) de droit français Airbus Industrie est créé, à parité entre les deux partenaires.
Un GIE, what is it? Même pas une vraie société… Les avionneurs américains considérèrent avec dédain cet avorton de concurrent. Quelle prétention, ces Européens ! Pour leur part, ils continueraient de travailler avec leurs sous-traitants italiens, espagnols et britanniques qui, à cette époque, ne veulent lâcher la proie pour l’ombre.
Le groupe Dassault, pour sa part, refusait d’enterrer le projet Mercure malgré l’arbitrage de Pompidou en faveur d’Airbus. Air Inter, la compagnie de transport intérieur qui sera plus tard absorbée par Air France, lui en commandera d’ailleurs une vingtaine d’unités. Mais ce seront les seuls Mercure produits. Privilégiant ses Mirage et préférant ne pas entrer en conflit avec le gouvernement français, son client, Marcel Dassault mit fin à l’aventure quelques années plus tard… faute d’autres commandes.
Gilles Bridier