C'était à Bobino, une salle refaite à neuf qui ne s'était pas débarrassée pour autant de son atmosphère surannée: c'était un cabaret, et la soirée y était mondaine. Le label AZ célébrait on ne sait plus quoi, et la jeune Amy Winehouse était l'attraction principale du raout.
C'était avant la chute. Mais déjà, ce qui frappait quand on voyait Amy Winehouse sur scène, c'était sa fragilité. Dieu qu'elle était maigre, on aurait pu la lever de terre d'une main. Dieu qu'elle semblait fragile, tant elle semblait ailleurs, fixant sans cesse le balcon d'où la regardait son compagnon. Elle assurait le show, mais ne le faisait pas pour le public, et semblait n'avoir aucune estime pour sa performance. Et l'on n'avait cesse d'être éberlué: c'était cette brindille qui avait mis tout le monde par terre?
Puis on ne l'a plus vue. Ou si peu: des frasques ont remplacé les concerts, annoncés, annulés, annoncés, annulés.
Elle est devenue celle qui devrait revenir, celle qu'on avait eu la chance de voir en concert. C'est habituellement ce qu'on dit des artistes morts. Elle était une morte à la résurrection promise, espérée. Rideau sur l'espoir: Amy Winehouse a donc été trouvée morte chez elle le 23 juillet, a priori d'une overdose, ce que la police n'a pas encore confirmé.
C'est cette brindille qui a mis tout le monde à terre?
C'est une fin tragique et redoutée, c'est la fin crainte et prévisible d'une artiste: après nombre de prestations annulées, la dernière qu’Amy Winehouse avait réussi à assurer était plus qu’embarrassante. En Serbie, face à 20.000 personnes, elle était ivre, chancelante, ridicule, et semblait déclarer par cet acte destructeur qu’elle avait définitivement renoncé à remonter la pente: au cas où vous ne l’auriez pas compris, chers fans, voilà où j’en suis.
Mais pire encore, cette mort, maintenant, est dans l'ordre des choses, l'étape logique dans la construction d'un mythe musical.
Car il y avait tout le reste. D’abord les bribes d'histoire personnelle qui construisent la légende: elle n’est fille de personne, mais Papa lui chante du Sinatra durant toute son enfance. Elle se fait sortir de la salle de classe parce qu’elle chante pendant les cours, elle monte son premier groupe à 10 ans, commence à écrire à 14.
Puis c’est l'explosion presque trop soudaine, si bien préparée: quand sort son premier disque, Frank, il y a déjà eu batailles de producteurs, joutes de maisons de disques qui s’efforcent de garder le secret sur le bel oeuf qu’elles couvent.
Joli succès, puis la rencontre presque logique avec Mark Ronson –le producteur qui accélérera la propulsion. Back to black avalera tout sur son passage, les louanges, les charts, les récompenses.
La carrière d’Amy Winehouse est typique, typique de cette façon qu'ont certains artistes de tout engloutir, d'être à peine découverts qu'ils sont déjà partout, depuis toujours.
Il y a ensuite ses excès, ses dérives, qui alimentaient le besoin d'attention sur elle, qui définissaient un personnage en double, la gardaient dans le flux, laissant à ses morceaux le temps d'imbiber, de grossir naturellement en chacun de nous.
Enfin, comme toutes les légendes, Amy Winehouse aura servi d'accélérateur. Sa carrière fut non seulement impressionnante de fulgurance en elle-même, mais ce qu’elle a bousculé autour est tout aussi important.
Elle fut comme un sursaut de fierté d’une industrie du disque mal en point depuis trop longtemps: oui, des labels peuvent découvrir des talents, les travailler, les nourrir avant de les montrer au monde. Oui, un artiste peut tout emporter sur son passage, vendre des disques par millions.
Comme au bon vieux temps. Amy Winehouse s’inspirait du passé dans ses compositions, sa carrière a fait de même: une star à l’ancienne, qui ne travaille pas son image, ne la change pas, ne s’adapte pas. Une star qui biberonne autant sa gloire de son talent que de ce qui la détruit.
Elle a également aidé à l’éclosion de talents, de vocations. Sans avoir écrit et chanté des disques révolutionnaires, elle a assis avec une folle assurance le retour d’une neosoul qui piétinait depuis des mois. Elle a libéré prise de parole et audaces de carrières chez de nombreuses chanteuses. Elle a été sinon une influence, du moins un incroyable moteur.
Tout était là, la légende était prête. Il ne lui manquait plus qu'une chose. De mourir. Amy Winehouse est morte, un mythe est né.
Christophe Abric