Le 16 juillet 1951 paraissait The Catcher in the Rye (L’Attrape-cœurs en français). Il a donc eu 60 ans il y a quelques jours… Les hagiographies risquent de ne pas manquer, mais, l’œuvre de Salinger n’aurait-elle pas tout simplement pris un p’tit coup de vieux?
Côté ventes, c’est loin d’être l’âge de la retraite pour Holden Caulfield. Avec plus de 60 millions d’exemplaires vendus dans le monde depuis 1951, L’Attrape-cœurs –premier et unique roman de J.D. Salinger– tient toujours la forme. Sur les dix dernières années, les ventes ne faiblissent pas: si l’on en croit un article du Washington Post de 2004, environ 250.000 copies sont vendues chaque année.
Pourquoi un tel succès? Objet de réflexions sur la souffrance de l’adolescence, le passage de l’enfance à l’âge adulte, et toutes les questions existentielles qui nous traversent à cet âge-là, le thème ne risque pas de vieillir de si tôt.
La longue tradition du roman de rébellion
Pour ceux qui ne l’ont jamais lu, L’Attrape-cœurs narre l’histoire d’un adolescent de 16 ans, Holden Caulfield, qui se fait virer de son lycée, s’enfuit et erre à New York pendant trois jours. Et passe son temps entre taxis, boîtes de jazz, une prostituée et son voyou de mac, et ses réflexions sur sa famille et les filles qu’il rencontre. Tout ça avec un féroce humour pince sans rire.
Thomas Constantinesco, professeur de littérature américaine à l’université Paris Diderot, l’a fait travailler trois ans d’affilée à différents étudiants et le résultat est toujours le même:
«L’Attrape-cœurs continue de marcher avec des étudiants d’une vingtaine d’années. Je le faisais lire en même temps que Huckleberry Finn, (l’autre grand roman américain de l’adolescence) eh bien, celui de Salinger accroche plus les étudiants.»
Et pourtant, Françoise Sammarcelli, professeur de littérature américaine à la Sorbonne, est assez dubitative face à la postérité de cette œuvre:
«L’Attrape-cœurs, c’est Huckleberry Finn, en moins bon.»
Aussi définitif et, il faut bien l’avouer, un peu malhonnête que soit cette expression vacharde, elle n’en exprime pas moins la relation de filiation qu’entretient le roman de Salinger avec ses prédécesseurs littéraires.
Il appartient en effet à une longue tradition du roman de la rébellion qui commence au XIXe siècle, avec Melville, Fitzgerald et son Gatsby, mais surtout Mark Twain qui invente la langue de l’adolescence, pétri d’oralité, d’argot et de formules grammaticalement bancales. Ce que reprendra Salinger à son compte dans les longs soliloques internes de Caulfield.
Lorsque le roman sort, il bluffe ses contemporains car il réussit à capter la voix de l’adolescence. Aujourd’hui, le mimétisme tombe un peu à plat: il y a en effet très peu d’ados de 16 ans qui traitent leurs camarades de lycée de «crétins» parce qu’ils sont «barbants», ou même qu’ils les font «royalement chier» et dont le seul plaisir est de danser le «swing en souplesse» en fumant des «sèches».
Le roman est en fait une construction purement langagière. De l’aveu de François Happe, un autre professeur de littérature américaine, ce roman ne comporte pas une intrigue très dense. Un euphémisme pour dire qu’il ne s’y passe effectivement pas grand-chose hormis la pérégrination vaine du jeune Holden tout juste viré de son lycée dans un New York transi de froid. De nos jours, le texte apparaît charmant, le temps lui ayant appliqué la belle patine du désuet, mais on est loin de la modernité.
«L’Attrape-cœurs est un éclat solitaire»
Tous les professeurs interrogés sont en tout cas tous d’accord pour dire que L’Attrape-cœurs occupe une place très importante dans la littérature américaine, car il vient après toute une série de livres dont il est «la récapitulation et le prolongement». La question de la voix est en effet centrale dans la littérature américaine. L’anglais, aux Etats-Unis, reste la langue du colonisateur. Tout au long du XIXe siècle et dans la première partie du XXe siècle, la question primordiale de la littérature américaine va être de créer une nouvelle langue, émancipée de l’anglais. C’est la démarche principale d’Emerson, de Whitman dans son Leaves in the Grass, et de Mark Twain dans Huckleberry Finn.
Dans ce dernier, c’est la première fois qu’un auteur donne la parole à un autochtone, jeune, et qui plus est pauvre, et qui s’exprime avec ce qui ressemble à ses propres mots. Ça n’a l’air de rien, mais c’est une révolution! Salinger va au-delà de cela, car dans le roman de Twain, on sent «l’artifice littéraire», explique François Happe. Salinger réussit au contraire à faire de Holden Caulfield l’incarnation, l’archétype de l’adolescent américain, comme si l’auteur s’était baladé avec un petit magnétophone dans les cours de récréation des lycées huppés des banlieues de New York et qu’il n’avait fait que retranscrire et réarranger ce qu’il avait enregistré.
Tout ça, c’était bien en 1951, mais en 2011? La modernité de L’Attrape-cœurs n’est que contextuelle. La préciosité du langage de Salinger va en effet, après avoir fait son petit effet, être balayée par une nouvelle forme de littérature que vont incarner les Jack Kerouac et William Burroughs (Sur la route est publié en 1957 et Howl a été récité pour la première fois en 1955).
«L’Attrape-cœurs est un éclat solitaire», résume ainsi Antoine Cazé, lui aussi professeur à l’université Denis Diderot. La Beat Generation, ou encore «les grandes fresques post-modernes de Pynchon» ont rendu le texte de Salinger caduque. Et même si d’autres auteurs, comme John Updike, se sont réclamés de lui, il n’a pas eu de grande hérédité. Il ne faut pas oublier que Salinger arrêtera de publier dès 1963 après la parution du recueil de nouvelles Dressez haut la poutre maîtresse, charpentiers.
Loupant la vague de la contre-culture qui démarre, L’Attrape-cœurs apparaît figé éternellement dans une époque disparue, faite de coca-cola, de be-bop, de jupes longues et pétrie dans le mouvement bourdonnant et un peu chaotique de l’après-guerre. Une réflexion qu’appuie Antoine Cazé:
«C’est évidemment un livre qui a vieilli, peut-être car on a voulu y voir un roman sur l’adolescence, alors que c’est avant tout un livre sur les Etats-Unis, au sortir de la Seconde Guerre mondiale.»
Son œuvre est du reste peu épaisse, et comme il a très tôt refusé d’épouser le monde, en se réfugiant tel un ermite dans sa maison au beau milieu des bois, et refuser de poursuivre son travail d’écrivain, en tout cas d’écrivain publié, il est un peu tombé en désuétude.
«Prospection et rétrospection»
Mais même à l’époque de sa sortie, il existe une tension entre une certaine modernité (pour les années 1950) de la langue et le conservatisme thématique. Il y a dans le livre un côté un peu «réac» du personnage à s’accrocher au passé, à vouloir arrêter le temps, à l’opposé de l’écriture en mouvement et de la parole vive, ce que Thomas Constantinesco nomme joliment la tension entre «prospection et rétrospection».
Par exemple, le titre original, un peu énigmatique, The Catcher in the Rye, est expliqué par Holden Caulfield lui-même: il raconte à sa petite sœur, en se fondant sur une mauvaise lecture qu’il fait d’un poème de Robert Burns, Comin’ Through the Rye, qu’il s’imagine dans un grand champ de seigle et qu’il a pour rôle d’empêcher les petits enfants qui courent de tomber de la falaise.
La métaphore, un peu transparente, de la falaise évoque le monde des adultes: Holden Caulfield veut préserver les enfants, et donc lui-même, des turpitudes du monde des grands. Il idolâtre ainsi son frère Allie, mort d’une leucémie lorsqu’il avait 10 ans, car il a eu la «chance» de ne pas devenir adulte et de garder son innocence.
Même par rapport à la tradition littéraire à laquelle il se rattache, Salinger oppose un net recul: plutôt que de s’en aller sur les rives du Mississippi, paille au bec, et mains dans les poches comme son prédécesseur Huckleberry Finn, Holden Caulfield opère un retour vers un horizon connu: il part à New York où habite sa famille, et passe son temps à penser à une de ses anciennes petites amies qui a eu un rencard avec l’un de ses camarades de classe.
On est donc ici dans un livre de rebelles de bac à sable, l’argent et la stature sociale l’empêchant, même lorsqu’il se fait chahuter par un maquereau qui l’escroque de quelques dollars, de prendre de véritables risques. Un rebelle bien né qui ne se bat pas pour manger, mais contre sa crise existentielle.
Le livre le plus censuré entre 1961 et 1982
S’il on considère que la modernité se juge à l’aune de la censure qu’une œuvre reçoit, L’Attrape-cœurs est en bonne forme. Après être resté entre 1961 et 1982 le livre le plus censuré dans les lycées et les bibliothèques américains (selon un article paru dans le Modern English Review), le roman de Salinger demeure aujourd’hui encore une œuvre qui fait polémique.
Il apparaît ainsi régulièrement (en 2005 et en 2009) dans le top 10 des livres les plus challenged dans son pays d’origine. Un livre est challenged lorsqu’il reçoit un nombre important de plaintes contractées par un ou plusieurs groupes de personnes, dans le cas de Salinger, des groupes de parents d’élèves offusqués que leurs rejetons aient à étudier un livre qui comporte «des références sexuelles explicites» et un «langage offensif».
Il ne faut tout de même pas tirer de conclusions trop hâtives sur la violence du texte de Salinger, puisque dans cette liste apparaissent d’autres romans peu connus pour leur subversion et leur anarchisme virulent que sont les séries de livres Gossip Girl et Twilight…
Cette polémique a en fait quelque chose de comique car Holden Caulfield, malgré sa volonté affichée de transgression, n’en demeure pas moins «un puritain qui s’érige en modèle de vertu et de morale», estime Thomas Constantinesco. Ainsi, avec la prostituée qui vient dans sa chambre, il ne fait que parler, trop effrayé par la possibilité de perdre sa virginité, et trop attristé à l’idée qu’une fille de son âge puisse vendre son corps sans état d’âme.
De même, il en vient à se battre avec son camarade de chambrée quand il apprend que celui-ci a peut-être fait l’amour à l’arrière d’une voiture avec un de ses anciens flirts. Non pas par jalousie, un sentiment que Caulfield ne semble pas ressentir, mais car il sait que son camarade se comporte «comme un salaud» avec les filles. Le héros de Salinger réprime les relations sexuelles que son camarade entretient avec des filles, en particulier avec une qu’il connaît et qu’il respecte. Holden Caulfield est abasourdi à l’idée que sa chère Jane, avec qui il jouait aux dames, et qui lui tenait la main lorsqu’ils allaient tous les deux au ciné, puisse avoir été abîmée par cette brute de Stradlater.
Le rebelle aux valeurs archaïques
Tout en prônant la révolte, l’anticonformisme absolu, il reste un censeur, ancré dans des valeurs un peu archaïques alors que dans le même temps, des types avec des barbes et des clopes roulées qui se feront bientôt appeler les Beats traversent le pays dans des trains de marchandises et échangent sans trop de regrets femmes et petites-amies, préfiguration de ce qui sera appelé plus de quinze ans plus tard le fameux Summer of love.
Les parents d’élèves se trompent en fait de cible en voulant le censurer puisque Caulfield est lui-même un censeur. Ainsi, le principal problème de ce roman était la présence du mot «fuck», un graffiti que le héros essaye d’effacer: pas vraiment de quoi pousser les foules de jeunes influençables à la débauche.
La morale n’est enfin pas uniquement présente dans le comportement du héros. On observe en effet, ce que Thomas Constantinesco appelle une «tentative de réintégration de la rébellion dans un consensus social». L’histoire est écrite à la première personne par Holden Caulfield depuis un asile d’aliéné. On comprend ainsi qu’après son escapade new-yorkaise en solitaire, il a été intégré par ses parents dans un institut de soin. Après s’être fait virer de quatre établissements et avoir passé trois jours tout seul à New York, les parents pensent que leur petit Holden est certainement dérangé. Dans la société des années 1950, «toute déviation est une déviance», explique encore Constantinesco.
Désuet et moralisateur, L’Attrape-cœurs n’en reste pas moins une œuvre d’importance pour l’histoire de la littérature américaine. Après tout, l’Iliade non plus n’est pas d’une modernité folle et ce n’est pas pour ça que ce n’est pas un excellent bouquin.
Arnaud Aubry