A la veille de la fête nationale belge, et alors que le pays a battu le record du monde d’un Etat sans gouvernement (400 jours le 18 juillet 2011), nous avons proposé à des auteurs belges ou belgophiles d’annexer (provisoirement) Slate.fr. Voici donc Slate.be…
Sur l’ardoise belge, nous vous proposons:
Il était, une fois, la Belgique par Marcel Sel
La Belgique, pourquoi ça marche, pourquoi ça ne marche pas? Par José-Alain Fralon
Belgique, fais-toi peur par Nicolas Baygert
De #begov à #nevergov: le carnet scolaire de la crise politique belge sur Twitter par Baudouin Van Humbeeck
Sciences: la mauvaise expérience belge par Germain Saval
Vive le foot belge! par nos amis de Plat du Pied, qui s’en sont donnés à cœur joie toute l’année sur la Jupiler
La BD au secours de l'unité belge par Laureline Karaboudjian
Et nos archives, dont:
La Flandre, 28e membre de l’UE? par Jean-Sébastien Lefebvre
Sans gouvernement, ça se passe comment? par Jean-Sébastien Lefebvre
Les dérives identitaires du nationalisme flamand par Jean-Sébastien Lefebvre
Et Albert II, dans tout ça? par Jean-Sébastien Lefebvre
La série La Belgique est morte, par José-Alain Fralon: Et si la Flandre était indépendante; Quelle Flandre pour quelle Europe? et La Wallonie en ordre dispersé
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CÔTÉ COUR, QUE DU BONHEUR, ou presque! Après l’OCDE, qui décerne, mardi 12 juillet, un satisfecit à la Belgique pour sa politique économique, voilà la mission économique française à Bruxelles qui, un jour plus tard, félicite aussi cette «étonnante Belgique».
Si on se souvient des éloges unanimes adressés aux diplomates belges pour la manière dont leur pays a exercé, de juillet à décembre 2010, la présidence tournante de l’Union européenne. Si on constate que, dans le domaine culturel, la belle «vague belge» qui, d’Arno aux frères Dardenne en passant par Anna Térésa De Keersmaeker, Cécile de France ou Amélie Nothomb, continue à déferler sur l’Europe. Et si, enfin, on continue à se dire, comme tout Français franchissant la frontière que, décidément, «il fait encore bon vivre» à Bruxelles, Liège ou Anvers... Alors, oui, la Belgique reste encore ce pays de cocagne, si bien illustré par un de ses peintres les plus célèbres.
Côté jardin, que du malheur, ou presque! Depuis maintenant plusieurs années, le Royaume donne le spectacle d’une cacophonie incompréhensible. Ainsi, depuis les élections du 10 juin 2010, les mêmes responsables, qui le matin, parviennent à «faire tourner la machine», sont incapables, l’après-midi, de se mettre d’accord sur la formation d’un «vrai» gouvernement et la mise au point d’une réforme de l’Etat.
Impuissance qui a permis à la Belgique de battre le triste record –du monde!– de la plus longue période d’un pays sans gouvernement! La crise en est arrivée à un tel point qu’il n’est plus maintenant incongru d’évoquer la scission pure et simple du pays.
Comment expliquer ce si joli cas de dédoublement de la personnalité, voire de schizophrénie, de ce pays/Janus qui n’en finit pas d’étonner ses voisins? Bref: la Belgique, pourquoi cela marche? Rebref: la Belgique, pourquoi cela ne marche pas?
Compromis
La réponse à la première question pourra paraître blasphématoire à des Français toujours aussi jacobins: un pays peut très bien vivre sans gouvernement!
Nuançons ce sacrilège: il y a malgré tout un gouvernement à Bruxelles, même s’il est, officiellement, chargé d’expédier les affaires courantes. D’autant qu’en prenant quelques libertés avec la constitution, Yves Leterme, le Premier ministre «ad interim», a quelque peu élargi les possibilités d’action de son équipe, formée des trois principales familles politiques du pays.
Le gouvernement central mis à part, les autres pouvoirs du pays continuent, eux, à fonctionner normalement. Notamment les gouvernements régionaux, dont les compétences ne cessent de s’accroître du fait de la fédéralisation de plus en plus radicale du pays.
De nombreuses décisions sont aussi prises à la suite du dialogue toujours vivant entre des syndicats très puissants et un patronat qui ne l’est pas moins, les pouvoirs publics se contentant alors, comme toujours, de mettre en musique les solutions élaborées dans ce «dialogue social», qui reste un des fondements du Royaume.
Obligés durant toute leur histoire à trouver des accommodements entre eux, d’où la réputation du «compromis à la Belge», les Belges ont aussi le talent pour dédramatiser certains sujets.
On a vu ainsi les Français se déchirer dans des querelles métaphysiques sur la construction européenne ou l’âge de départ à la retraite, questions justement réglées par les Belges comme des affaires courantes. A tel point que l’on se prend à rêver d’une France se mettant quelques mois à l’heure belge avec un président et ses rodomontades mis entre parenthèses et un gouvernement s’attelant à son travail quotidien avec la modestie et l’efficacité d’un «intérimaire»!
Le laxisme et la vertu
La deuxième question a aussi une réponse simple: si la Belgique, cela ne marche pas, c’est parce qu’une des deux Communautés, la plus importante économiquement et démographiquement, n’y croit plus.
En un mot comme en cent: aujourd’hui, les Flamands ne voient plus leur avenir à l’intérieur du Royaume.
«Quelle est l'identité d'un Flamand aujourd'hui? Si on demande: voulez-vous encore de la Belgique? Je pense que la plupart répondront “oui”. Mais si on demande: “Est-ce que cette identité belge est encore importante?” Alors la plupart répondront “non”», explique Bart De Wewer, le leader des indépendantistes flamands, dans la dernière livraison de Politique Internationale.
Ce nouveau paradoxe a été mis en exergue par une récente série de sondages. Si moins de 20% des Flamands se déclaraient favorables à l’indépendance de leur région, ils étaient près de 50% à vouloir donner leurs suffrages à des listes ouvertement indépendantistes en cas d’élections anticipées. Sans oublier que les 50% restant voteraient pour les autres partis, qui, tous, réclament beaucoup plus d’autonomie pour leur région.
«La moitié des Flamands est pour l’indépendance de la Flandre, l’autre moitié n’est pas contre», ironisent les Francophones. En 2008, une courte majorité de Flamands se prononçaient ainsi pour le maintien de la Belgique alors que 2/3 d’entre eux jugeaient inévitable la séparation d’avec les Francophones!
Si, jusqu’à ces dernières années, les Flamands fondaient leur nationalisme sur des revendications identitaires –la langue, l’histoire–, ils y ajoutent aujourd’hui des arguments économiques, très efficaces en ces temps de crise et de «chacun pour soi».
Le journaliste de passage en Flandre sera étonné par le nombre de personnes rouspétant contre «ces Wallons qui n’ont installé pratiquement aucun radar pour contrôler la vitesse dans leur région alors que la Flandres en regorge! Et ces PV que nous payons, ils servent à financer les déficits wallons!». Autre slogan qui a fait florès: chaque Flamand payerait chaque année l’équivalent du prix d’une voiture pour la Wallonie.
Même si les chiffres varient, il reste incontestable que la Flandre aide économiquement ses voisins du sud et renâcle de plus en plus à le faire.
On retrouve alors le débat entre pays «vertueux» et pays «laxistes» qui est en train de diviser l’Europe. Considérée longtemps comme le «laboratoire» de l’Union européenne, la Belgique pourrait ainsi passer aujourd’hui pour le précurseur de la désunion, tant la ligne de fracture entre «vertueux» et «laxistes» emprunte très exactement le tracé de la frontière linguistique entre Flamands et Francophones!
Dans ces conditions, le divorce semble inéluctable. «Le problème n’est pas tant de savoir si nous allons nous séparer mais de savoir quand et comment», confient aujourd’hui, souvent tristement, de nombreux Belges.
La Flandre ne dort jamais
Il suffit, là encore, de franchir la frontière entre les régions pour constater à quel point Flamands et Francophones vivent dans deux planètes différentes: ils ne regardent pas les mêmes chaînes de télévision, n’écoutent pas la même musique, ne lisent pas les mêmes livres. Les Flamands votent majoritairement à droite, les Francophones à gauche.
Pourquoi, dans ces conditions ne pas passer tout simplement devant le notaire et constater la séparation? Après tout, Tchèques et Slovaques ont bien mis un terme à leur vie commune sans que la Terre ne s’arrête de tourner.
Comme il paraît loin, le temps où devenir indépendant signifiait créer sa propre monnaie, s’entourer de frontières, économiques et militaires, déterminer le taux de ses taxes douanières, mettre au point son propre corpus juridique. Rien de tout cela, aujourd’hui. Certes, la Flandre aura un président au lieu d’un roi, sa propre équipe aux Jeux olympiques ou à la Coupe du monde de football. Et les amendes iront dans son propre budget. Pas de quoi faire une révolution.
Et pourtant, cette perspective de l’indépendance pure et dure fait peur, même aux Flamands les plus radicaux. Pour deux raisons essentielles:
Le statut de Bruxelles. La capitale de l’Europe et de la Belgique est aussi, il ne faut jamais l’oublier, la capitale de la Flandre. Si, originellement, on y parlait un patois flamand, elle est devenue à plus de 80% francophone.
Les Flamands, qui aiment et maudissent cette ville qui les a «trahis», auront bien du mal à la laisser dans le giron francophone. Or, c’est ce qui se passerait en cas d’indépendance de la Flandre, les Bruxellois ne pouvant accepter d’être ainsi raccrochés à un «pays» qui ne parle pas leur langue.
Depuis quelques années, pourtant, on sent un affaiblissement très net de l’attachement viscéral des Flamands pour Bruxelles. De plus en plus de Flamands rejettent maintenant cette ville qu’ils considèrent comme peu sûre, peuplé de trop d’immigrés et qui coûte cher, et qui parle de moins en moins leur langue. «Mieux vaut une indépendance sans Bruxelles que rester belge avec elle», entend-on dire de plus en plus souvent en Flandre.
La négociation européenne. Grands amateurs de cyclisme, les Belges connaissent parfaitement bien cette règle voulant qu’en course de vitesse le vainqueur du sprint final soit toujours celui qui démarre le dernier.
Appliqué à l’imbroglio politique actuel, cela signifie tout simplement que le premier qui «part» aura perdu la mise.
Hypothèse: la Flandre fait sécession et devient indépendante. Soit. Une des premières demandes de son nouveau gouvernement sera de demander son adhésion à l’Union européenne. Or il faut l’unanimité des pays de l’Union pour accepter un nouveau membre. La Belgique «résiduelle», composée des Wallons et des Bruxellois, toujours membre de l’Union, pourra alors imposer quelques-unes de ses exigences, notamment sur le statut de Bruxelles et de sa périphérie, à cette nouvelle République flamande.
D’où le pas de deux impressionnant auquel se livrent les indépendantistes flamands qui jurent aujourd’hui –croix de bois, croix de fer– qu’en aucun cas ils ne veulent cette indépendance inscrite pourtant noir sur blanc dans les statuts de leurs partis!
Refusant tous les compromis présentés par les Francophones, ils n’ont cesse de pousser ceux-ci à la faute, comme ce fut le cas en 2010 lorsque la socialiste francophone Laurette Onkelinx a évoqué l’existence d’un «Plan B» prévoyant l’éclatement du pays. «On ne joue pas les apprentis sorciers comme cela», n’hésite pas à déclarer aujourd’hui Bart De Wever, celui-là même qui bloque toutes les négociations.
En fait, ce que veulent les Flamands, c’est une mort lente de cette Belgique qui ne leur convient plus. Une évaporation, comme pour la mer d’Aral. Un jour, dans dix ou vingt ans, ils profiteront de la moindre occasion pour débrancher ce pays en état de mort latente. Ils ont le temps.
«La Flandre ne dort jamais», concluait un journaliste belge après avoir montré que le combat des Flamands d’abord pour la reconnaissance puis pour l’égalité, maintenant pour le confédéralisme et bientôt pour l’indépendance ne s’arrêtait jamais.
Face à cette opiniâtreté, les Francophones paraissent impuissants. De plus en plus exacerbés par les refus flamands, ils parviennent mal à imaginer leur avenir en dehors de la Belgique. Pour des raisons économiques, car ils ont besoin de l’argent flamand, mais aussi politiques: il n’y pas, ou si peu, de nationalisme wallon ou bruxellois!
Liés contre leur gré dans cette dialectique du diable, les Belges n’ont pas fini de nous promener entre cour et jardin. Jusqu’au jour où un événement fortuit, la disparition du roi Albert II par exemple, accéléra le processus de décomposition du pays.
José-Alain Fralon