I Am the Wind
Avec I Am the Wind, Patrice Chéreau, accompagné du chorégraphe Thierry Thieû Niang, propose la réponse la plus souveraine. On peut en détailler les composants.
Il y a un texte allusif et incantatoire du dramaturge norvégien Jon Fosse, traduit dans un anglais lumineux par l'écrivain Simon Stephens. Il y a deux acteurs, jeunes, vibrants, habités d'une intense présence physique qui est l'aspect le moins communément reconnu de l'excellence des acteurs anglais, et pourtant au moins aussi important que leur technique gestuelle et leur diction. Il y a, plongé dans une pénombre bleutée, le plateau presque nu de la scène installée dans la cour du lycée Saint-Joseph, scène affaissée pour former une mare où se mettra en branle l'étrange navire géométrique conçu par l'artificieux Richard Peduzzi.
Voilà. Mais on n'a rien dit. Il y a deux hommes au bord de la mer, au bord de la mort. Et puis embarqués, débarqués, unis et séparés, habités de peurs antagonistes et imparables. La tempête s'est levée, la douceur, la terreur, c'est fini déjà.
Que s'est-il passé? On ne sait pas, mais c'est advenu, puissant et troublant, un voyage en soi-même sous l'élan donné par cette composition de mots, de lumières et de gestes. Un voyage énigmatique et juste, impossible par aucun autre moyen que le théâtre.
Réponse souveraine, aussi, car tout semble s'inventer aux sources même de la création théâtrale, sans avoir de comptes à rendre à rien ni à personne.
Bien après, on songera que c'est rarissime. Qu'il y faut, outre l'immensité du talent de toutes les personnes impliquées, l'exceptionnelle liberté d'action dont dispose, ici, Patrice Chéreau: un texte inédit donc sans aucune tradition à gérer, signé d'un auteur contemporain sur lequel ne pèse aucun préjugé particulier, pas plus que sur les acteurs, inconnus (au moins en France), Tom Brooke et Jack Laskey, juste géniaux et dont le génie peut s'exprimer sans parasites; rien à prouver non plus pour le metteur en scène, dans un lieu de taille moyenne, sans contrainte institutionnelle (comme récemment au Louvre), sans pression économique ou culturelle.
Au sortir de ce moment de bonheur du théâtre, on s'avisait que c'était bien inhabituel, à Avignon encore plus qu'ailleurs. Et que le contraste est particulièrement saisissant avec les deux autres pièces, aussi différentes soient-elles l'une de l'autre.
Mademoiselle Julie
Avec Mademoiselle Julie, Frédéric Fisbach fait clairement le pari de dresser l'un contre l'autre deux des obstacles qu'il a mis en branle: le poids de l'héritage d'une grande oeuvre du répertoire, et la présence d'une vedette, Juliette Binoche.
Si neuve et provocante lors de sa création, la pièce de Strindberg pèse, 120 ans plus tard, son comptant de conventions sur les rapports de domination sociaux et libidinaux, les puissances obscures du désir, etc.
Mais justement, que «la fille de Monsieur le Comte» soit aussi une star de cinéma réintroduit du présent dans les schémas connus, et c'est à Juliette autant qu'à Julie qu'auront affaire le domestique, c'est Juliette autant que Julie qui devra combattre et ruser dans cette guerre asymétrique.
Fisbach et ses interprètes en jouent avec brio, mais l'ambitieuse et convaincante remise sur le métier proposée au Gymnase Aubanel ne se limitent pas à cette seule dimension.
Toute la mise en scène est à l'image de l'organisation de l'espace scénique, divisé en trois zones dans le sens de la profondeur, la plus importante, au centre étant une immense boîte vitrée à claires-voies, cuisine de maître et serre où macèrent les passions, dont la blancheur raccorde design ultramoderne et blancheur scandinave archaïque.
Géométrie et dérèglement, techno endiablée et voix sur-amplifiées, torse mâle et cuisses féminines, personnages magiques issus de légendes, bouffées burlesques et tragédies: ensemble, Fisbach, Binoche, Nicolas Bouchaud et Bénédicte Cérutti (et Laurent Berger aux décors, lumières et costumes) malmènent la pièce, la saturent, la suspendent le temps d'une danse esquissée, la fragmentent en passages au noir, en tordent les éléments pour lui faire donner un suc nouveau, plus troublant ou plus amer...
Le mano a mano entre Juliette Binoche et Nicolas Bouchaud, la maîtresse et le serviteur, creuse les excès –du langage, des gestes, des «opinions»– pour y faire sourdre une délicatesse nouvelle, d'une manière qui dérange à la fois avec la pièce –elle est loin d'avoir perdu toute sa puissance critique– et au-delà d'elle, sinon contre elle.
Et ce que fait Juliette Binoche reprend ce processus compliqué, tant elle circule, parfois avec une extrême brusquerie (comme l'attestent par exemple ses changements de registres vocaux) et parfois avec une grâce de danseuse étoile, entre ses propres différentes facettes, de vedette, de femme au visage toujours frémissant d'enfance, d'impressionnante beauté sensuelle, d'actrice prête à toutes les expérimentations.
Ici le théâtre gagne de se travailler lui-même, on a envie d'écrire de se triturer, dans un processus où l'énergie et la souffrance, l'extrême stylisation et l'immédiateté sensorielles ne cessent d'explorer de nouvelles alliances.
Jan Karski (Mon nom est fiction)
Le défi relevé par Arthur Nauzyciel avec Jan Karski (Mon nom est une fiction) est encore plus complexe: il ne s'agit pas cette fois d'affronter un passé théâtral, et les écarts entre la pièce et le monde, mais un passé historique particulièrement sensible, et les relations à la mémoire, au témoignage, et à l'écriture littéraire –relations qui avaient déjà fait polémique lors de la parution du livre de Yannick Haenel Jan Karski, à l'automne 2009.
Nauzyciel a choisi de reprendre au plus près l'organisation du livre, avec ses trois parties, la première relatant le témoignage de Karski, messager de la résistance polonaise et témoin de l'horreur du ghetto de Varsovie, dans Shoah de Claude Lanzmann, le deuxième résumant le contenu du livre autobiographique de Karski paru en 1944, enfin une fiction où Haenel imagine les pensées de Karski en Amérique, hanté par son impuissance à transformer le témoignage dont il était porteur en moteur d'une action qui aurait entravé l'extermination des Juifs d'Europe.
C'est cette dernière partie qui a fait débat, plusieurs personnalités, dont Claude Lanzmann et Annette Wieviorka, s'étant élevées contre la thèse défendue par l'écrivain, et qui incrimine les Alliés quasiment à égalité avec les Nazis dans la perpétration de la Shoah. A quoi Haenel répondit au nom des droits imprescriptibles de la fiction.
L'ajout par Nauzyciel de (Mon nom est une fiction) à l'intitulé de sa mise en scène le rappelle et y insiste.
Pour le reste, le choix d'une fidélité à l'esprit du texte comme à la structure du livre produit un étrange effet d'amplification des qualités et des défauts de celui-ci. Car la première partie du roman, très belle dans le regard sensible qu'elle portait sur les séquences tournées par Lanzmann, est comme magnifiée par le dispositif simple, et même volontairement frustre du premier acte. Les immenses réussites d'Arthur Nauzyciel comme metteur en scène depuis une décennie (dont d'inoubliables Julius Ceasar, Place des héros et Ordet) ont un peu fait oublié qu'il est aussi acteur. C'est lui qui, en scène, assume le monologue du premier acte. Il y est bouleversant, jusqu'à la danse ironique, si émouvante d'être si dérisoire, qui conclue ce partage attentif et sensible de ce qui s'est produit là.
«Là», où et quand? A Varsovie lorsque deux responsables du ghetto ont emmenés Karski en enfer, pour qu'il en témoigne. A Washington dans le bureau ovale, face au président américain et à ses conseillers. A New York, dans l'appartement où Lanzmann a filmé Karski. Dans la mémoire douloureuse et implacablement précise de celui-ci. Dans le regard de Haenel lorsqu'il a vu, et certainement plusieurs fois revu le film Shoah. Chez chacun des spectateurs du film, chez chacun de ceux, quelle que soit leur histoire, pour qui la Shoah constitue un événement décisif, et en particulier chez Nauzyciel, qui donna comme nom à sa compagnie de théâtre le numéro que son oncle, rescapé d'Auschwitz, portait tatoué sur son bras. Sur scène, avec l'acteur habillé comme à la maison, ces fauteuils et cette grosse caméra carton pâte, il y a tout cela en même temps, le travail du combat clandestin, le travail de l'histoire, le travail du cinéma, le travail de la mémoire, fondus dans la présence particulière, irremplaçable, que permet le théâtre. Présentée seule, la première partie de la pièce serait un petit chef d'oeuvre.
La deuxième, qui du livre de Karski extrait des éléments portant sur ses deux visites du ghetto et sa visite d'un camp où les déportés étaient atrocement décimés avant même leur destination finale, ne trouve pas, elle, sa réponse théâtrale.
La scène est occupée par un écran où est projetée une vidéo sur laquelle la caméra parcourt inlassablement le tracé des murs du ghetto de Varsovie, tandis que la voix off de Marthe Keller dit la transcription pour la scène du texte de Haenel.
Ce qui est décrit est si terrible qu'on ne saurait y rester insensible, la mise en scène prenant acte de l'impossibilité de montrer cela –choix digne, mais nous savons qu'à défaut de le montrer, les arts, tous les arts, disposent de ressources pour mobiliser cette imagination qui est la scène intime où il faut pourtant que se construisent les représentations mentales– c'est l'injonction fatale, indépassable, du survivant des Sonderkommando Philip Muller: «Il faudra imaginer.»
Mais bien sûr la difficulté majeure, dans la pièce comme dans le livre, concerne la troisième partie.
Disons tout de suite que rien de ce qui était problématique dans le texte n'a trouvé de réponse sur scène, et ce qui légitimait les critiques soulevées par le livre se retrouve à l'identique sur la scène de l'Opéra Théâtre d'Avignon.
A partir d'une citation de Paul Célan reformulée en «Qui témoigne pour le témoin?», Haenel proposait un ensemble d'affirmations qui n'avaient rien à voir avec un témoignage. Et si la prose hantée dans laquelle il faisait s'exprimer «son» Jan Karski entrebâillait des abîmes, c'était au prix d'un schématisme historique aussi bien que psychologique qui suscitait un autre malaise que celui recherché.
Aujourd'hui, le phénomène est aggravé par la mise à disposition par Claude Lanzmann, depuis mars 2010, d'un montage inédit des séquences tournées avec Karski qui ne figuraient pas dans Shoah, et qui contredisent la relation par le résistant polonais de sa rencontre avec Roosevelt comme de l'état d'esprit dans lequel il se trouvait en 1943-44. Le Rapport Karski, le nouveau film de Lanzmann, contient aussi le récit détaillé d'un entretien que le jeune officier polonais avait eu avec Felix Frankfurter, juge à la Cour suprême des Etats Unis, très proche conseiller du président américain et membre éminent de la communauté juive, qui écoute, interroge –et n'y croit pas.
Son récit fait écho à l'expérience désormais célèbre de Raymond Aron se rappelant l'arrivée à Londres des informations sur l'extermination, et refusant lui aussi d'y croire. Mais de cette complexité-là, sur laquelle se construisent nos relations aux tragédies dont nous sommes contemporains, le livre ni la pièce n'ont rien à faire.
Reprenant la rhétorique simplificatrice de Haenel, Arthur Nauzyciel met, si on ose dire, le paquet sur le terrain du théâtre: admirable décor (un étrange trompe-l'oeil inspiré par l'Opéra de Varsovie) et recours à un immense acteur, Laurent Poitrenaux. Celui-ci livre une impressionnante performance, fantomatique et très incarnée, où il est porteur d'une parole surabondante mais qui semble venir des tréfonds du silence.
Cette fois, on observe comment peuvent se déployer les plus belles ressources de l'art de la scène (avec le renfort, pas vraiment nécessaire, d'une chorégraphie interprétée par Alexandra Gilbert) sans que cela ne modifie en rien ce qui asservit le texte –non pas un rapport discutable à la vérité historique, mais un côté donneur de leçon, une rhétorique qui assigne et définit la vie, l'amour et la mort, le sens de la guerre et la signification de l'Histoire.
Jean-Michel Frodon