Qui est le plus à blâmer pour l'effondrement du marché du crédit et les sommes monumentales dépensées pour sauver l'économie : les banquiers ou les économistes? Ce n'est pas une question piège.
Jusqu'à présent, l'opprobre publique s'est surtout déversée sur les banquiers. Il y en a bien quelques-uns pour n'avoir pas mené leur banque à la dérive, mais dans l'ensemble, tous ont failli. Tous les jours, leur débâcle fait la une du Wall Street Journal. Ils ont été traînés devant le Congrès américain, licenciés, virés, ruinés, fustigés par la population. A l'unanimité, ce sont les banquiers (au sens de toute personne occupant un poste relativement élevé dans le secteur financier) les grands coupables.
Cela étant, ils n'ont pas pu consacrer «l'âge de l'argent stupide» sans une aide substantielle des économistes. Conseillers du gouvernement, présents dans les universités, les associations professionnelles et les sociétés de Wall Street, ces oracles ont en grande partie conforté et justifié, sur le plan intellectuel, la folie de la dernière décennie. Alors que «l'âge de l'argent pas cher» laissait la place à «l'âge de l'argent stupide» puis à «l'âge de l'argent encore plus stupide», les économistes ont toujours applaudi des deux mains. Et quand les choses se sont gâtées, ils n'ont pas pris la mesure de la tourmente qui se préparait. (A quelques exceptions près...* )
En février dernier, j'ai recensé certaines de leurs erreurs les plus manifestes. Ancien président de la Réserve fédérale (Fed), Alan Greenspan a compté parmi les économistes les plus influents du dernier quart de siècle. Nombreuses étaient ses qualités intellectuelles, nombreux se sont révélés ses défauts. Greenspan a passé sa carrière à glorifier la trinité des taux d'intérêts bas, des marchés dérégulés et de l'aptitude de l'innovation financière à protéger ces marchés des catastrophes. Tout faux!
La persistance de taux d'intérêt peu élevés a nourri une orgie spéculative sur le marché des valeurs mobilières et des produits dérivés. Les instruments censés limiter les risques ont à l'inverse provoqué un risque systémique. Et les marchés dérèglementés, libéralisés et ouverts ont heurté le mur si fort qu'une intervention publique massive a été nécessaire. Ce désastre, loin d'être un impondérable, était un chapitre du manuel rédigé par Greenspan. (Avec un ratage en sus : expliquer aux candidats au crédit, en février 2004, que le taux d'intérêt variable pouvait être profitable aux emprunteurs, alors même que le président de la Fed allait bientôt doper les taux d'intérêt à court terme.)
Alibi
Mais Greenspan n'a pas fait cavalier seul. Alors que le marché du crédit était en surchauffe, le successeur de Greenspan et beaucoup d'autres éminents économistes ont fourni un alibi intellectuel à nos vices, à nos égarements et à notre avidité. Ben Bernanke a ainsi fait taire les inquiétudes face à ces taux dangereusement bas en affirmant d'abord que cela était préférable face au risque tant de déflation que d'inflation, puis que le faible niveau des taux était dû à l'excès d'épargne mondiale.
David Malpass, économiste en chef de la banque Bear Stearns, clamait de son côté qu'il ne fallait pas se soucier du lamentable taux d'épargne des États-Unis puisque tout le monde possédait des actions et des propriétés : la hausse des marchés compenserait volontiers la faiblesse de l'épargne. Vers la fin du boom immobilier, David Lereah, économiste en chef de la National Association of Realtors [association des agents immobiliers américains], engageait les Américains à acheter toujours plus de maisons. Promis, juré, leur valeur continuerait à grimper au moins jusqu'à la fin de la décennie.
Si les performances des économistes les plus renommés n'ont pas été éblouissantes pendant le boom, elles ont été pires après. Encore une fois, à quelques exceptions notables près, la profession n'a pas su voir que la chute de l'immobilier, entamée pendant l'été 2006, menaçait le reste de l'économie et le système financier («Le pire est derrière nous pour ce qui est de l'immobilier» déclarait Greenspan le 9 octobre 2006). En novembre 2007, Bernanke estimait que les pertes liées aux crédits immobiliers à risque étaient «contenues» à 150 milliards de dollars [115 milliards d'euros]. (Il fallait déjà une certaine contenance.) Passer des journées à étudier des données économiques, en compagnie d'autres confrères, de la Fed ou non, n'y a rien fait : aucun grand économiste du pays ne semble avoir compris que le virus des prêts toxiques s'était propagé bien au-delà de l'immobilier et des frontières américaines.
La prévision économique est un art difficile. Mais les professionnels du présage ont fait preuve d'un manque de clairvoyance effarant au moment où la récession s'est annoncée, puis, rebelote, quand l'activité s'est violemment contractée. Nous le savons aujourd'hui, la crise a commencé en décembre 2007. Interrogés par la Fed de Philadelphie au quatrième trimestre 2007, à la veille de la récession, les meilleurs analystes des marchés avaient prévu pour 2008 une croissance américaine de 2,5 % et la création de plus de 100 000 emplois par mois. (Cette année-là, l'économie s'est mise au point mort et des emplois ont été détruits tous les mois.)
Au milieu du dernier trimestre 2008, alors que le PIB reculait en réalité de 6,3 % en rythme annuel [par rapport au trimestre précédent], les mêmes analystes avaient, pour ce même trimestre, révisé leurs prévisions de croissance de 0,7 % à - 2,9 %. Le taux de chômage américain au premier trimestre 2009 devait être, selon leurs estimations, de 7 %. En mars 2009, il atteignait 8,5 %.
Faute professionnelle
De toute évidence, les analystes économiques n'ont pas posé les bonnes questions, ni regardé dans la bonne direction. Et cela n'a pas été pour aider les sociétés privées auxquelles certains étaient rattachés. Martin Feldstein, président-directeur du National Bureau of Economic Research, organisme officiel des analyses sur la récession, a siégé au conseil d'administration d'AIG pendant deux décennies et, en 2008, il faisait partie de sa commission des finances et de la commission juridique, autant de domaines dans lesquels l'assureur s'est illustré par sa désastreuse gestion. Quant au légendaire économiste de Wall Street, Henry Kaufman, il présidait le comité des finances et des risques de Lehman Brothers quand les affaires ont commencé à sentir le roussi.
Est-il absurde de croire que des économistes brillants, voire géniaux, auraient dû comprendre les phénomènes complexes qui échappaient aux PDG et aux banquiers ? Peut-être. Reste que les erreurs des économistes relèvent moins de la nature humaine que de la faute professionnelle. La théorie adoptée par la majorité - les marchés sont des systèmes efficaces peuplés d'acteurs rationnels et de propriétaires/gestionnaires qui font naturellement ce qu'il faut pour préserver la valeur de leurs sociétés - ne s'est pas vérifiée pendant la bulle du crédit (ni pendant aucune bulle, soit dit en passant).
La pensée sur laquelle s'appuient nombre d'économistes - je le répète, je généralise pour faire plus simple - est dépassée. Elle est peu à peu remplacée par des écoles plus pondérées qui empruntent à la sociologie, à l'anthropologie et à la psychologie, de même qu'à l'école classique. Les tenants de l'économie comportementale, aujourd'hui en vogue, vous diront ainsi que l'irrationalité des acteurs économiques ne les a pas surpris.
Pour en revenir à notre question : la faute aux banquiers ou aux économistes?
Il est clair que les banquiers ont subi plus de dommages financiers ; ils avaient beaucoup plus à perdre. Mais en termes d'image, banquiers et économistes sont à égalité. Les uns comme les autres ont d'ailleurs réagi à la crise de manière similaire, c'est-à-dire qu'ils ne semblent pas s'être vraiment remis en question. Tout ce que Greenspan a pu en déduire, c'est qu'il avait «trouvé une faille» dans sa théorie.
(*) Parmi les économistes qui ont su garder la tête froide et leur capacité d'analyse pendant le boom économique, citons : Nouriel Roubini de l'université de New York, Robert Schiller de Yale, Mark Zandi d'Economy.com et David Rosenberg, ancien économiste de Merrill Lynch.
Daniel Gross
Traduit par Chloé Leleu