Culture

Autant en emporte le fleuve

Temps de lecture : 4 min

Fresque à la fois intime et ample, «Un amour de jeunesse» de Mia Hansen-Løve, chante au présent dix ans de l’histoire d’une jeune femme.

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Camille et Sullivan, d’abord, on les connaît. C’est un jeune couple, comme on en fréquente, dans la vie, et au cinéma – un cinéma proche de la vie, où les frissons du petit matin, un geste tendre ou une décision du quotidien peuvent très bien tenir lieu d’aventure romanesque.

Un carton a indiqué «Paris, février 1999», mais ces deux-là, et la manière dont ils sont présentés, pourraient être Antoine et Antoinette au début du film de Becker des années 1940, ou Antoine et Christine au milieu des années 1960 chez Truffaut, ou Suzanne et Jean-Pierre chez Pialat au début des années 1980.

Non que leur relation soit filmée de manière intemporelle ou abstraite, mais au contraire parce que, comme dans ces films (et d’autres, mais pas tant que ça), l’inscription juste dans une manière d’être là, de se déplacer, de se parler, dans des inclinaisons du visage et des intonations de la voix plutôt que dans des accessoires, assure du même mouvement naturel la reconnaissance et la singularité de ceux qu’ainsi on rencontre.

Sullivan va partir, laisser Camille. Il cherchait autre chose, qui peut-être s’appelle l’absolu. Un truc de jeunes. Ou un truc de garçons, on ne sait pas bien. On est avec Camille, qui ne comprend pas non plus, on est dans le vertige de ces vacances des deux jeunes gens sans avenir ensemble, et qui le savent. Cette tristesse douce donne au slogan no future, le no futur de leur histoire, une délicatesse et une matérialité inédites, pas moins violente que le cri punk.

Il y aura et n’y aura pas la pulsion de mort au détour de l’hiver d’après, après que les lettres venues de loin s’espacent et se glacent. Il y aura la pulsion de vie, des rencontres, une aventure de l’esprit et du corps, on ne va pas tout raconter.

Mia Hansen-Løve filme quoi, là? Elle filme les épisodes d’une existence de jeune femme dans la première décennie de ce siècle, dont on suppose d’autant mieux une dimension autobiographique que son interprète –Lola Créton, pur bonheur de présence vibrante, chez qui lumière et opacité semblent deux états solubles dans la même sensibilité– lui ressemble, avec une dizaine d’années en moins.

Elle filme un amour de jeunesse, ce n’est pas compliqué, c’est le titre du film. La simplicité du titre comme du «sujet» revendique la richesse et la beauté inépuisables de ce qui a été raconté mille fois. Et La mise en scène les prouve, comme on prouve la marche en marchant.

Les deux premiers films de la réalisatrice, Tout est pardonné et Le Père de mes enfants, reposaient sur le même principe de continuité assumé par une jeune fille, par-delà la mort d’un père autour duquel l’histoire avait d’abord paru centrée. Mia Hansen-Løve y affirmait un sens exceptionnel de la mise en harmonie des continuités et des ruptures, comme modalités d’une composition – au sens de composition musicale, ou picturale.

Elle y trouvait la possibilité d’affirmer avec vigueur une conception de l’existence et du rapport aux autres tout en ayant l’air de seulement tenir une chronique familiale et sentimentale. Art raffiné et quasi-invisible de la mise en scène comme agencement sensible d’éléments dont aucun n’insiste ni ne dénote, mais dont l’ensemble, sous son apparente simplicité, suscitait une exigeante intelligence des manières d’être au monde.

On dirait qu’il ne se passe presque rien, ou des affaires privées. Mais c’est la mise en scène cinématographique qui devient la formalisation d’une éthique aussi rigoureuse que modeste – pour qui cela intéresse: le sens même de l’œuvre d’Eric Rohmer, avec des moyens esthétiques bien différents.

Avec Un amour de jeunesse, la réalisatrice achève de s’imposer comme une figure majeure du cinéma actuel, en inventant le moyen de poursuivre dans la même voie sans se répéter, mais au contraire en donnant à la fois plus d’ampleur et une tonalité nouvelle à ses réalisations.

En se plaçant d’emblée aux côtés de Camille, en l’accompagnant pas à pas au cours de la décennie décisive où se construit cette jeune femme, elle peut donner toute sa puissance à ce qui fait la force de son cinéma : un sens singulier des flux vitaux, et de la manière de les traduire en couleurs et en sons, en péripéties fictionnelles et en notations factuelles, en « émotions filmiques » de toutes natures.

Le défi posé à Camille par son engagement professionnel (architecte –comme une autre serait cinéaste), l’affirmation des enjeux de vie portés par les choix formels (des gens habiteront ces maisons qu’elle contribue à concevoir et à construire) travaillés par l’incertitude des apparence (un bel éloge de la lueur) et la puissance des choix qui tranchent et décident (le Bauhaus comme morale) deviennent les ressorts d’une aventure intime, humaine.

La peur, la pensée, le désir, l’incertitude ne sont plus des abstractions, ce sont des variations d’intensité de lumière, des musicalités, des rythmes de montage, des cadrages et des mouvements de caméra, des chansons qui surgissent, tout un vocabulaire sensuel qui subvertit de toute part le fil narratif.

Ce n’est pas que le film ne suivrait pas un récit, bien au contraire, il raconte bien clairement l’histoire de Camille, de sa solitude, de la rencontre avec un projet de travail, puis avec un homme auprès de qui le vivre et le comprendre, la rémanence des désirs de jeunesse, les énigmes de toute existence et les réponses, un peu justes, pas entièrement, que quelqu’un, cette Camille-là, trouve et trouvera.

Cette histoire existe, mais elle est comme le marqueur visible d’autre chose: une puissance vitale, une sève qui monte à l’intérieur d’un organisme qui serait le film lui-même, et qui croit et se développe comme un arbre. A la métaphore végétale, le film répond in extremis en en proposant une autre, l’image d’un fleuve. Ce fleuve est long mais n’a rien de tranquille, c’est la Loire qui joue le rôle de manière appropriée, ses tourbillons, vasières et hauts-fonds réfutent tout optimisme béat.

Solitaire et d’une manière peu propre à attirer l’attention, Mia Hansen-Løve invente un cinéma de la puissance physique sans effet de muscle, une météorologie des sentiments capable de prendre en compte l’infinité des variables, une hydrographie poétique des mouvements émotionnels qui travaillent souterrainement les vies de tous – et pas seulement des jeunes filles. De l’apparente contradiction dans l’expression «fresque modeste» jaillit une singulière puissance de cinéma.

Jean-Michel Frodon

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