AVEC LA CRISE des subprimes, on a pu croire un moment que les établissements les plus représentatifs du pouvoir financier, qu’il s’agisse des banques ou des agences de notation, allaient définitivement perdre de leur superbe. Mais la crise s’est déplacée, la dette est passée du secteur privé au secteur public et ce sont aujourd’hui les Etats qui sont sur la sellette.
Les banques sont associées aux plans de sauvetage successifs de la Grèce, mais dans des conditions qui ne devraient pas leur être trop dommageables: les dirigeants grecs et ceux des autres pays européens savent qu’ils auront encore besoin de leurs services. Il ne faut pas se fâcher avec ceux auxquels on demandera de l’argent demain.
Le pouvoir politique et les puissances financières ont toujours entretenu des rapports compliqués. Les princes ont besoin de banquiers et les banquiers savent le leur rappeler à l’occasion. Dans l’Italie du XVe siècle, on disait des Médicis qu’ils étaient les banquiers des papes et des rois; au siècle suivant, un Médicis est devenu pape lui-même…
En 1789, la question du financement de la dette publique a joué un rôle non négligeable: le 11 juillet, Louis XVI avait congédié le banquier Necker, qui avait su gagner la confiance du peuple; le 16, il a dû le rappeler. Au XIXe siècle, les Rothschild ont su se rendre indispensables de part et d’autre de l’Atlantique, à tel point qu’on leur a prêté un rôle pacificateur: ils auraient refusé d’aider les Etats qui voulaient déclencher des conflits.
Pourtant, avec la naissance des Etats modernes, les banquiers ont paru perdre une partie de leur influence. Les Etats disposaient de budgets en bonne et due forme, avec des dépenses et des recettes votées par le Parlement; les contribuables finançaient ces dépenses et, cas de besoin, des emprunts étaient émis dans le public.
Quand les citoyens détenaient la dette de leurs Etats
Dans ce schéma, le rôle des banques consistait essentiellement à placer ces emprunts auprès des épargnants. A la différence des princes d’autrefois, les gouvernements ne dépendaient plus de quelques financiers posant leurs conditions; ils pouvaient compter sur les citoyens auxquels, le cas échéant, dans les périodes difficiles, ils proposaient des emprunts volontaires patriotiques voire des emprunts forcés.
Mais un changement majeur s’est produit dans les trente dernières années, sous la double influence de l’évolution des techniques financières et de la liberté de circulation des capitaux. Ainsi, en France, aux emprunts classiques s’est substituée en 1985 l’OAT, obligation assimilable du Trésor. Plutôt que de lancer une succession d’emprunts, l’Etat émet régulièrement des titres qui présentent les mêmes caractéristiques et forment au final un seul emprunt de grande taille qui peut facilement se négocier sur les marchés.
Le petit porteur d’obligations d’Etat disparaît. De façon résiduelle (autour de 1% de la dette publique négociable), on a conservé ce qu’on a appelé les OAT pour les particuliers, mais, pour l’essentiel, les OAT sont placées par adjudication auprès des grands établissements financiers.
Cette procédure présente des avantages incontestables: d’abord elle est moins coûteuse que le placement des emprunts dans le public, qui nécessitait la mobilisation de tous les réseaux bancaires; ensuite elle permet de sortir facilement du cadre national et de drainer l’épargne mondiale. La part de la dette publique française négociable détenue par des non-résidents est montée jusqu’à 71,4 % en juin 2010.
Mais les inconvénients sont à la hauteur des avantages. En France comme dans tous les grands pays industrialisés, la dette publique n’a cessé de gonfler au cours des dernières décennies (la seule véritable exception à cette règle a été l’Amérique de Clinton qui s’est désendettée très vite à la fin des années 90 ; cela n’a pas duré).
En 1974, au début du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, la dette publique ne représentait que 14,5 % du PIB. Elle était de 22 % du PIB quand François Mitterrand lui a succédé et elle atteignait 55,5 % du PIB quand Jacques Chirac est arrivé au pouvoir. Quand Nicolas Sarkozy a repris le flambeau en 2007, elle était à 64,2 % et, fin mars 2011, à 1.646,1 milliards d’euros, elle s’établissait à 84,5% du PIB!
Incontestablement, l’accès à l’épargne mondiale a encouragé l’endettement des Etats. Certes le Japon, qui détient un record absolu avec une dette publique de l’ordre de 200 % du PIB, ne compte pratiquement que sur son épargne nationale. Mais tous les pays ne sont pas en mesure d’épargner autant. Les déséquilibres mondiaux actuels s’expliquent en partie par le fait que les Etats-Unis, en dépit de la faiblesse de l’épargne des ménages américains, ont pu s’endetter tant et plus, car ils se refinancent sur les marchés mondiaux, y compris auprès de la Chine.
Comment se fâcher avec ceux qui vous financent?
Par ailleurs, cette forme de placement des titres publics conduit les Etats à tisser des liens étroits avec les grands établissements financiers. Ainsi, la France travaille avec vingt Spécialistes en Valeurs du Trésor (SVT), quatre français et seize non-résidents, parmi lesquels les principales banques américaines, Citigroup, Goldman Sachs, etc. Ces établissements, est-il expliqué sur le site officiel de l’Agence France Trésor, sont des «partenaires», qui «conseillent et assistent l’AFT».
Est-il étonnant dans ces conditions que Goldman Sachs et les autres aient pu sortir sans dommages de la crise? On voit mal des gouvernants se fâcher avec ceux qui les financent. Il en est de même pour les agences de notation, si décriées au plus fort de la crise. Les financiers qui peuvent acheter des titres émis par tous les Etats du monde n’ont pas dans leurs services assez d’analystes pour étudier dans le détail la situation de chacun de ces Etats; pour faire leur sélection, ils s’appuient sur les notes attribuées par les trois grandes agences mondiales.
Là encore, on imagine mal des Etats prendre le risque d’entrer en conflit avec ceux qui les notent.
Alors, les Etats sont-ils condamnés à rester piégés par leur dette et à devoir se montrer très conciliants envers le monde financier? Pour l’instant, oui. Pour retrouver des marges de manœuvre, ils n’ont que deux solutions: réduire leur endettement et recréer un lien plus direct avec leurs épargnants nationaux. Sur le premier point, ils recevront l’appui de la communauté financière internationale, qui commence à avoir des doutes sur la solvabilité de ses débiteurs.
Sur le second point, ce sera plus difficile, car il ne s’agit pas de retourner aux bons vieux emprunts d’antan; il faudrait innover. Mais peut-être existe-t-il encore des énarques qui n’ont pas oublié l’intérêt général et pensent à autre chose qu’au poste qu’ils occuperont plus tard dans une grande banque privée.
Gérard Horny