Mardi après-midi, j'ai reçu une invitation pour Google+, le nouveau réseau social et depuis, je n'ai pas cessé de me creuser la tête. Dernier né des bureaux de Mountain View, Google+ est le fruit d'efforts tous azimuts pour créer une sorte de Web social. Je choisis soigneusement mes mots. Selon ce qu'en dit la presse – voyez, par exemple, l'article de Steven Levy, dans Wired, qui revient sur l'élaboration de Google+ – chez Google, on hésite à employer le terme de «réseau social», et on s'offusque à l'idée qu'il ait pu être conçu comme un «tueur de Facebook», ou même comme un simple concurrent de Facebook. Qu'est-ce donc, alors? Bonne question.
Pour l'instant, j'ai l'impression que Google+ rassemble en une seule interface plusieurs produits sociaux, c'est une sorte d'amalgame sans vraiment de cohérence, ni de bonne raison d'y participer. Entre autres, on y retrouve le flux en temps-réel des publications de vos amis – comme, globalement, sur Facebook ou Twitter. Il y a aussi Huddle, un salon de chat, qui ressemble à beaucoup de salons de chat sur Internet.
Les cercles
On y trouve aussi une coquette fonctionnalité de chat vidéo, nommée Hangouts. Mais, surtout, il y a Circles, qui vous permet de scinder discrètement vos amis en petits groupes. Par exemple, vous pouvez vous créer un cercle de collègues de bureau, un cercle d'anciens camarades de fac, un cercle pour votre club de tricot, et un cercle d'abrutis. (Qui pourra résister?)
Lors de mon court passage sur Google+, j'ai noté que certaines choses marchaient bien, d'autres moins, et qu'il manque encore de nombreuses fonctionnalités. (Entre autres, le profil du PDG de Google, Larry Page.
Sur sa page, on peut lire: «Larry n'a pas encore rempli son profil [sic].») Google l'admet volontiers; Google+ est actuellement en bêta-test, ce qui signifie que seul un petit nombre de personnes y a accès, et Google n'a mentionné aucune date quant à sa mise en service grand public. Google s'appuiera sur les retours de ce mode test pour améliorer Google+, il est donc absurde de ma part d'en critiquer précisément certaines fonctionnalités.
Mais avant de s'échiner sur les détails, Google devra néanmoins faire face à certains problèmes plus importants. Tout d'abord, je ne sais pas de qui l'entreprise entend se moquer; Google+ est évidemment un concurrent direct de Facebook. Compte-tenu de l'étendue de ses fonctionnalités, je ne pense pas que grand monde utilisera, simultanément, Google+ et Facebook. Pour la plupart d'entre nous, ça sera l'un ou l'autre. Le succès de Google+ reposera donc, en grande partie, sur la capacité qu'aura Google de convaincre les gens de laisser tomber Facebook pour son nouveau site.
Et pour ce faire, Google+ devra proposer une façon de penser le réseau social qui soit substantiellement différente de celle qui existe déjà sur Facebook. Et c'est ici que Google+ me laisse perplexe. Qu'y-a-t-il de si merveilleux sur Google+ que je ne trouve pas sur Facebook ou sur Twitter? Ou même sur Gmail? Pour le moment, je n'en sais rien.
Le mieux que je puisse dire, c'est que le concept sous-jacent de Google+ signifie, apparemment, que, dans le monde réel, personne n'a de «réseau social» intégral, comme celui que Facebook veut nous faire construire. Au contraire, nous avons divers types de liens personnels, avec diverses personnes, rassemblées en petits groupes, et nous les appréhendons avec divers degrés d'importance et d'intimité. C'est une théorie intuitive et séduisante, et qui est présente chez Google depuis longtemps.
Voici un an, elle a fait sa première apparition publique lorsque Paul Adams, en charge à l'époque de la conception graphique chez Google, avait mis en ligne une présentation ingénieuse et qui soulignait ce qui, pour lui, était le défaut principal de pratiquement tous les réseaux sociaux existants. Personne n'a qu'un seul et unique groupe d'amis. Nous avons plusieurs groupes d'amis, indépendants les uns des autres.
Une fonctionnalité que Facebook a développé et que personne n'utilise
Google a retenu l'idée de Paul Adams et l'a fait sienne. (Les sentiments n'étaient pas réciproques – en janvier, Adams a quitté Google pour accepter un emploi chez...Facebook. «Assister à la sortie de Google+, c'est un peu comme croiser une ex dans la rue», a-t-il commenté sur son Twitter). La première chose qu'on vous pousse à faire, quand vous arrivez sur Google+, c'est de créer vos propres «cercles» d'amis.
Pour ce faire, Google a créé une bien jolie interface – en haut de l'écran, vous avez tous les noms des personnes que vous êtes censé connaître, et en bas, différents cercles. (Avec, pour commencer, des désignations par défaut – «amis», «famille», «connaissances» – mais vous pouvez les renommer, ou en créer d'autres). Pour mettre les gens dans les cercles, il suffit simplement de faire glisser leurs noms dans les cercles correspondants. Chaque personne peut être intégrée à plusieurs cercles, et vous pouvez faire des choses différentes avec chacun d'entre eux – par exemple, partager vos photos avec votre cercle «famille», et réserver vos commentaires politiques au cercle de vos «camarades de fac de droite».
Mais ces cercles ne sont pas une nouveauté. Facebook permet déjà, et depuis plusieurs années, de scinder votre réseau en groupes plus petits, et cherche constamment à améliorer cette fonctionnalité. Et vous savez quoi? Quasiment personne ne l'utilise. A peine 5% des utilisateurs de Facebook se servent des «listes», soit le premier gadget qui, sur Facebook, vous permet de classer vos amis en plusieurs catégories.
En constatant que les «listes» n'étaient pas parfaites, l'an dernier, le site a mis en place un nouveau moyen de gérer vos contacts, les «groupes». Mon optimisme m'avait fait dire que les «groupes» allaient permettre une meilleure segmentation de Facebook, mais d'après ce que j'en vois, très peu de gens, là aussi, s'en servent.
Vous pourriez penser que, sur ce point, l'échec de Facebook n'augure rien de particulier pour Google+. Après tout, les «listes» de Facebook ne sont pas des plus évidentes à utiliser – vous devez constamment être sur le qui-vive et ajouter les bonnes personnes aux bonnes listes puis, à mesure que votre réseau et vos relations évoluent, réorganiser le tout vous demande beaucoup de travail.
Les «groupes» de Facebook, qui permettent à d'autres de gérer vos cercles relationnels par un système de marquage intuitif, sont un peu plus simples à utiliser, mais c'est encore visiblement trop fastidieux pour la plupart des gens. Si Google+ vous permet de gérer encore plus facilement ces groupes, n'y-t-il pas là une bonne chance que le nouveau site prenne le pas sur Facebook?
En attendant la magie algorithmique
Je n'en suis pas sûr. Les «cercles» de Google+ sont plus amusants, graphiquement, que les «listes» de Facebook. Quand vous ajoutez quelqu'un à un cercle, un «+1» animé s'envole sur votre écran, un peu comme dans Super Mario Bros quand vous attrapez une fleur de feu. Mais intuitivement, ce n'est toujours pas plus facile à utiliser. Vous devez encore, manuellement, parquer les différents groupes de votre réseau social, et cela peut vous demander beaucoup de temps – en partie parce qu'au départ, les suggestions de Google+ viennent de votre carnet d'adresses Gmail, et que vous pouvez vous retrouver face à des centaines de personnes à classer (et souvent en double).
Il y a toujours la possibilité, qu'en saupoudrant un peu de sa légendaire magie algorithmique, et en mettant à profit sa théorie des réseaux sociaux appliquée, Google arrive un jour à deviner qui appartient à votre cercle professionnel, qui à celui de vos anciens camarades de fac, ou qui au neuvième cercle de votre enfer personnel. Peut-être qu'à ce moment-là, si cela fonctionne suffisamment bien, les gens préféreront partager leurs trucs sur Google+ que sur Facebook.
Je me demande, par contre, si toute cette théorie des «cercles» ne serait pas un tant soit peu inexacte. Il est tout à fait possible que nous soyons moins obsédés par la «compartementalisation» de nos relations personnelles que ce que Google imagine. Il est probablement vrai, comme le pense Paul Adams, que nous classions, dans la vraie vie, nos connaissances en plusieurs cercles. Mais cela ne veut pas dire que, de facto, les gens aient envie de prendre le temps d'y réfléchir une fois arrivés sur Internet.
Trois logiques, trois outils
Après tout, dans la vraie vie, la gestion de ces cercles amicaux se fait souvent de manière intuitive – on traîne avec ses camarades d'école quand on est à l'école, avec ses amis de New York quand on est à New York, et on parle à ses collègues quand on est au bureau. Mais à moins d'avoir à élaborer un plan de table pour votre mariage, vous ne classez ni ne hiérarchisez jamais, en général, vos amis de la sorte – en ajoutant certaines personnes à certains cercles, et en en soustrayant d'autres à d'autres. Et croyez-moi sur parole: une fois que vous l'avez fait à votre mariage, vous n'aurez plus jamais envie de le refaire.
Sur Internet, aujourd'hui, vous pouvez partager vos trucs selon trois logiques de base: vous pouvez le faire de manière publique, pour que tout le monde le voie; semi-publique, pour ce qui concerne uniquement vos «amis»; et enfin de manière privée, pour seulement ceux que vous avez expressément choisis. Ces trois modes de partage sont parfaitement intégrés par les technologies existantes: Twitter vous permet de partager des choses avec tout le monde. Facebook vous permet de le faire avec vos amis. Et pour le partage privé, vous avez les mails, les SMS, le chat, les Google Docs, le téléphone et, à ce qu'on m'en a dit, quelque chose qui s'appelle une «conversation en tête-à-tête».
Il existe certainement des gens qui désirent contrôler leurs réseaux à un niveau beaucoup plus granulaire, et pour ces gens, des outils comme les «cercles» de Google+, ou les listes de Facebook sont utiles. Mais si on se base sur le comportement moyen sur Facebook, ces fonctionnalités n'attirent qu'une minorité d'utilisateurs. La plupart des gens n'ont aucun problème avec un seul cercle relationnel gigantesque et chaotique, et leur demander de passer beaucoup de temps à réfléchir aux conséquences des trucs qu'ils partagent, c'est complètement naze.
Farhad Manjoo
Traduit par Peggy Sastre