La sécheresse a tendance à passer pour un mal des campagnes. Quand les agriculteurs désespèrent de l’absence de pluie, les citadins se réjouissent, lunettes de soleil sur le nez. Pourtant, lorsque les ressources en eau manquent, elles manquent partout. Alors que nous venons de vivre le printemps le plus sec des cinquante dernières années, au 1er juin 2011, 79% des nappes phréatiques étaient toujours en déficit, selon le Bureau de recherche géologiques et minières (BRGM).
Résultat, soixante départements limitent leur usage de l’eau en France en ce moment. Ces restrictions, imposées par arrêté préfectoral, s’appliquent sans discrimination aux villes et aux champs. Pourquoi, alors, parle-t-on surtout des sacrifices exigés aux agriculteurs? Que peuvent et doivent faire les citadins, et quel effet cela a-t-il sur les réserves d’eau en période de sécheresse?
Trois données pour commencer:
- 400 milliards de m3 de pluie tombent chaque année en France.
- Après évaporation, il reste 175 milliards de m3 d’eau pour alimenter les eaux de surface et sous-terraines
- La France prélève 32 milliards de m3 d’eau douce par an, selon le ministère de l’Ecologie. D’abord pour son industrie: 68% des prélèvements mais 20% des consommations totales car elle restitue la plus grande partie –certes, polluée– au milieu naturel. Ensuite pour l’agriculture qui ne compte que pour 13% des prélèvements mais 50% des consommations totales (l’irrigation des sols n’est quasiment pas restituée). L’eau potable (collectivités, services et usagers), quant à elle, représente 30% des consommations [PDF].
Mais en été, la donne change: l’agriculture peut représenter jusqu’à 80% de la consommation d’eau (l'eau potable représentant 15% et l'industrie 5% à peu près). Si la pluie n’a pas bien rempli les nappes phréatiques pendant le reste de l’année, elle est essentiellement absorbée par les plantes ou s’évapore à partir du mois d’avril. Ce qui explique que tous les regards se tournent vers les campagnes dès les premiers signes de sécheresse. D’autant que limiter l’irrigation peut permettre de réduire la consommation totale d’eau de 30%.
Economiser pour préserver l'eau potable et assurer la sécurité civile
N’y a-t-il pour autant rien à faire contre la sécheresse dans les villes?
La réponse est non même si toutes les économies sont bonnes à faire: «On l’oublie trop souvent, mais en cas de sécheresse, la priorité est donnée à la consommation d’eau portable et à la sécurité civile. Par exemple, il faut conserver de l’eau pour gérer d’éventuels incendies», explique Marillys Macé, directrice du Centre d’information de l’eau. Le scénario catastrophe en cas d’aridité extrême serait qu’on ne puisse pas boire d’eau du robinet à sa soif, ou se doucher régulièrement.
Et parfois «réussir à passer une journée ‘de pointe’ quand les réserves sont surexploitées, cela se joue à très peu», insiste Corinne Herbet du Syndicat Mixte d’Etudes de la Ressource en Eau du Département de la Gironde (SMEGREG). «Les usagers peuvent donc être des acteurs très significatifs» en période de sécheresse: en faisant attention, ils peuvent économiser jusqu’à 30% de leur consommation régulière. Quand l’agriculture et l’eau potable puisent dans les mêmes ressources, souterraines et de surface, la consommation estivale est dominée par l’irrigation agricole mais celle d’eau potable peut tout de même s’élever à près de 20%.
«Les enjeux en termes de volumes ne sont bien entendu pas les mêmes, indique l’agence de l’eau Adour-Garonne. On gagne beaucoup plus de m3 d’eau en restreignant l’irrigation, mais toutes les mesures qui visent à un usage économique de l’eau sont optimales.» Dans un bassin touché par la sécheresse, les restrictions imposées en état de débit de crise concernent donc tous les usages de l’eau sauf le «débit écologique», un débit de réserve préservé pour l’environnement.
Seuils de débit de crise: agriculteurs et particuliers logés à la même enseigne
Au niveau administratif, en prévention des sécheresses, un arrêté-cadre est signé sur tout un bassin afin de définir quatre niveaux de crise : vigilance, alerte, alerte renforcée et crise.
Par exemple, pour le bassin Seine-Maritime, un arrêté -cadre a été signé en mars 2010, pour une période de trois ans. Depuis le 10 juin dernier, 60 départements en France sont concernés par un arrêté préfectoral limitant l’usage de l’eau.
Voici les mesures en vigueur en fonction de chaque seuil:
Seuil de vigilance: le préfet se base sur le débit des cours d’eau pour déclencher ce seuil. Il incite les particuliers et les professionnels à des économies d’eau. A Paris, qui n’en est pour l’instant qu’à ce seuil, la municipalité est particulièrement impliquée, «par mesure de solidarité», explique Anne Le Strat, adjointe au maire chargée de l’eau : «Nous envoyons des messages sur les panneaux urbains lumineux, via le site paris.fr afin d’inciter les Parisiens à économiser de l’eau.»
En outre, la capitale française (comme d’autres métropoles) limite l’usage d’eau dans ses propres services, comme l’explique Anne Le Strat:
«Nous avons rappelé les consignes de sécurité à la Direction des Espaces Verts et à la Direction de la Propreté et de l’Eau: laver moins souvent les voitures du parc municipal en pleine journée, arroser les parcs et jardins publics après 20h. Par ailleurs, nous espaçons les vidanges des fontaines décoratives. Arrêter leur débit ne sert à rien car elles sont en circuit fermé. Cela dit, si nous étions en crise renforcée, nous n’arroserions plus du tout.»
Le problème des fuites d’eau est également pris très au sérieux: un robinet qui goutte représente 100 litres d’eau perdus par jour, et une chasse d’eau qui fuit, 1000 litres d’eau. Selon le ministère du développement durable, les fuites peuvent représenter jusqu’à 20% de la consommation d’un foyer. C’est pourquoi l’article 27 de la loi Grenelle 1 du 3 août 2009 prévoit de «lancer une action pour généraliser la détection des fuites dans les réseaux et programmer les travaux nécessaires».
Seuil d’alerte: le préfet décide de premières mesures de limitation de l’usage de l’eau.
Seuil d’alerte renforcée: ce seuil doit permettre une limitation progressive des
prélèvements en eau et le renforcement des mesures de limitation ou de suspension des
usages si nécessaire, afin de ne pas atteindre le niveau de crise.
Seuil de crise: ce seuil est déclenché en cas de mise en péril de l’alimentation en eau potable, la santé, la salubrité publique, la sécurité civile et la survie des espèces présentes dans le milieu.
Les mesures de limitation des prélèvements sont progressives et adaptées aux différents usagers: pour l’agriculture on part d’une interdiction d’arrosage d’un jour jusqu’à l’interdiction totale, l’industrie réduit progressivement son activité et les particuliers sont «sensibilisés» avant de devoir limiter leur consommation pour l’arrosage et le lavage de voitures par exemple (en seuil d’alerte). En cas de crise, tous ces usages sont bannis.
La contribution demandée aux collectivités et aux particuliers concerne donc en grande partie les villes. Et si les volumes d’eau économisés sont considérablement inférieurs à ceux que peut faire le monde rural, ils n’en demeurent pas moins essentiels parce que pédagogiques. Hervé Brûlé, responsable de la direction Eau et biodiversité au Ministère de l’Ecologie confirme:
«La réduction de la consommation des particuliers en période de sécheresse n’est stratégique que là où il y a une tension importante sur les ressources, comme en Poitou-Charente en 2003. L’autre intérêt consiste à faire prendre conscience que l’eau n’est pas un bien inépuisable.»
Il faut donc agir sur le long terme. Par exemple, dans le Sud-Ouest, en dehors des mois d’été, la consommation en eau potable, des agriculteurs et des industriels est «à peu près équivalente», selon l’Agence de l’eau Adour-Garonne: limiter les usages des particuliers annuellement prend alors plus d’ampleur.
Dans des villes comme Bordeaux, où l’eau potable est prélevée dans des nappes phréatiques très profondes (500 mètres), les citadins doivent d’ailleurs surveiller leur consommation toute l’année pour ne pas surexploiter cette source, éviter qu’il n’y entre de l’eau de mer ou de l’air (qui pourrait détériorer l’équilibre minéral).
Bien que Paris intra-muros ait réussi à réduire sa consommation de 25 à 30% depuis les années 1990, ce n’est pas le cas de toutes les zones urbaines. Selon Corinne Herbet du SMEGREG une diminution peut être constatée sur toute la France, mais «seulement de 5% et depuis 2003.»
Solidarité territoriale: quand la ville aide la campagne
Les villes tentent de plus en plus d’aider leurs voisins en cas de sécheresse. Dans les zones rurales, on parle alors d’«inter-connections», explique l’Agence de l’eau Rhône, Méditerranée et Corse:
«Surtout en zones de montagne, dans le Jura et les Vosges par exemple, les nappes n’ont pas beaucoup de réserves en eau. On essaie donc de développer des inter-connections pour qu’une commune puisse en aider une autre. En ce moment, Belfort doit pomper de l’eau dans le doubs près de Montbéliard, qui est déjà très bas, pour renflouer sa rivière, la Savoureuse»
Et en cas de crise majeure? «S’il y a rupture en eau potable, les pompiers se mettent en oeuvre pour apporter de l’eau, c’est déjà arrivé, mais cette année on n’en n’est pas encore là.»
Cette notion de solidarité entre les villes ne concerne pas que les communes de montagne. En région parisienne, par exemple, une partie des eaux souterraines où le débit est particulièrement abondant (les principales sources sont à Fontainebleau et à Dreux) est stockée exprès afin de renflouer le niveau des rivières où le débit est trop bas. Anne Le Strat, adjointe au maire de Paris chargée de l’eau, précise:
«D’habitude, on doit restituer 30% d’eau dans la rivière de la Vanne, dans l’Yonne. Cette année, avec la sécheresse, nous en avons restitué 35%. Dans la vallée de l’Unin, en Seine-et-Marne, nous devons habituellement restituer 10% d’eau. Là, nous en avons restitué 35%.»
Traitement des eaux usées, réutilisation de l’eau de pluie: les solutions alternatives
En plus de ces mesures, les municipalités s’organisent de plus en plus pour économiser l’eau en la «recyclant». Marillys Macé, directrice du centre d’information de l’eau, prend l’exemple de l’eau de pluie:
«On peut réutiliser dans certaines conditions l’eau de pluie: pour nettoyer la voie publique, arroser sa pelouse, son potager, s’en servir pour les chasses d’eau, et -pour le moment à titre expérimental- pour les machines à laver le linge. Par contre, il est interdit de s’en servir pour les douches, la vaisselle, ou de la boire: ce n’est pas de l’eau potable. Par précaution, on va aussi éviter de s’en servir dans les écoles, les crèches, et les milieux hospitaliers.»
Guislain de Marsili, hydrologue à l’Académie des Sciences, envisage même le traitement des eaux usées. Une solution qui existe déjà en Espagne et en Belgique, mais qui laisse encore les autorités françaises sceptiques:
«Il s’agirait de traiter l’eau des égouts. On le fait déjà de manière indirecte en France: à Troyes, Fontainebleau, et Melun. Une fois traitées, ces eaux retournent dans les rivières, puis on les puise à nouveau. A Barcelone, on le fait déjà. C’est beaucoup moins cher que de traiter de l’eau de mer par exemple. Mais on est encore réticents en France, sans doute pour des raisons d’éthique»
Autre mesure prise à Barcelone: la réinjection d’eau dans les nappes phréatiques, indique Bernard Barraqué directeur de recherche au CNRS spécialisé dans les politiques publiques d’environnement relatives aux ressources en eau. «Un plan de réinjection à huit kilomètres de l’usine d’eau potable» de la ville catalane.
On pourrait enfin miser sur les barrages ou puiser de l’eau dans des régions situées à de longues distances, explique Guislain de Marcili:
«Il faudrait augmenter la capacité des barrages qui existent déjà, ou en construire plus. Pour Paris, si les étiages [baisse de débit, ndlr] de la Seine deviennent trop longs, on peut aussi envisager d’aller chercher de l’eau un peu plus loin, dans la Loire, ou pourquoi pas le Lac Léman à Genève! Au 19e siècle, on construisait bien de grands aqueducs allant jusqu’à 150km.»
Autant de pistes qui valent d’être explorées: «On ne peut pas nier la réalité du réchauffement climatique qui menace les ressources en eau, appuie Guislain de Marcili, et il faut au moins dix à vingt ans pour penser aux solutions.» Certes, la France est moins en danger que l’Afrique du Nord, le Portugal, ou l’Italie mais le risque d’un assèchement plus permanent demeure. Les scénarios de pénurie en eau potable sont donc à prendre au sérieux. La sécheresse est un mal des villes, en plus d'être un mal des champs.
Daphnée Denis et Bénédicte Lutaud