Sur la couverture de la réédition du «Chant de la Machine», il y a un méchant sticker en coédition avec Le Mouv’ qui proclame «Le livre le plus passionnant écrit sur l’histoire de la techno» - dixit Technikart. Comme souvent, une citation tirée d’un article élogieux ressemble toujours à un bouton d’herpès sur la couverture d’un livre et heureusement, le sticker peut être enlevé sans arracher le papier.
Mais nous savons tous qu’il existe d’autres livres beaucoup plus passionnants sur l’histoire de la techno et puis cette bande dessinée ne se limite absolument pas à la techno – même si on sait, aussi, que le mot techno englobe tout et rien. Mais bon.
Moi qui ne suis pas particulièrement fan de BD, j’ai toujours adoré ce livre, pour beaucoup, beaucoup de raisons. Sorti en deux volumes (2000 et 2002) as a labour of love, un projet dans lequel on plonge sans savoir vraiment si on parviendra à le vendre, «Le Chant de la Machine» (le livre, le CD, le mythe) répondait à une époque qui cherchait frénétiquement à relier les différentes étapes de la dance music.
Nouvelle religion
David Blot et Mathias Cousin faisaient partie de cette génération de clubbers et de trainspotters sincères qui n’avaient aucun problème pour déceler les racines de la techno dans le blues, la disco la plus pouffiasse, même la Hi-NRG, l’Eurobeat, l’italodisco, l’Electro, le Freestyle, le Voguing, les Caraïbes, l’Afrique, Kraftwerk, tout un mash-up incroyable de sonorités et de rythmes qui, au final, ont donné ce beat débarrassé de toute fioritures. 4th to the floor.
Comme si une douzaine de courants musicaux étendus sur plusieurs continents avaient chacun laissé une pellicule de son sur ce beat, une couche si fine et transparente qu’à la fin tout l’héritage musical s’était fondu en un seul son qui capturait toute la musique, noire et blanche. La house est l’essentiel. Quand on a enlevé tout le reste, il reste ce beat. En 2000, tout le monde avait sa petite théorie sur sa naissance. Et ce livre n’est que l’évangile de deux disciples de cette nouvelle religion.
Au départ, c’était très difficile d’admettre que la house était liée à tous ces courants antérieurs, surtout en France, où chaque culture de jeunes est systématiquement attaquée quand des millions d’euros sont dépensés chaque année pour faire vivre artificiellement des formes d’art vivant qui sont en fait mortes depuis des lustres.
Le hip-hop, la house, deux courants parallèles et longtemps jaloux l’un de l’autre, ont été en compétition froide mais tenace parce que les leaders de ces deux camps ne voulaient pas se parler. Dix ans après la parution du «Chant de la Machine», au moins quelque chose a changé dans ce pays.
Tout le monde a assimilé les racines de la house et de la techno, les kids en savent autant sur ses origines que les anciens, sinon plus, et tout le monde contribue à une fusion de la house et du rap, devenus courants musicaux frères, amis, décidés à bouffer tout cru les charts américains qui découvrent l’eurodance 20 ans après nous. La house a pénétré la pop américaine, le hip-pop est énorme aussi en Allemagne et en Espagne, et si vous voulez mettre du pizzaz dans votre musique, vous récolterez un hit assuré en mélangeant les deux. Bref, en 2011 les break dancers d’avant savent danser sur la house et les fans de house se prosternent devant Notorious B.I.G.
Mon histoire de la house
Ce que j’écris n’est absolument pas renversant, je résume et je rappelle le contexte. Mais c’est ce qui transpire dans cette BD: l’envie de simplifier, de rester fidèle à l’histoire tout en la décrivant d’une manière limpide, sans tomber dans les pièges des controverses de la mémoire. Simplifier l’histoire pour libérer l’esprit afin de mieux danser, raconter les péripéties de l’époque tout en les regardant avec un angle de kids et utiliser un trait de dessin qui rassemble tout le monde, qui devient intemporel. C’est très difficile en fait et c’est vraiment un évangile qui peut désormais traverser les époques car il a été conçu à la base pour résister au temps, comme le beat de la house a déjà 25 ans et vieilli très bien gracias de nada.
Je n’ai même pas besoin d’ouvrir ce livre qui est là sur mon lit pour en parler. Oui, il y a en plus une BD géniale sur New Order et des petits bouts de dessins de Mathias Cousin. Oui, il ya un préface écrite par les Daft. Moi je suis juste content que ce livre soit ressorti et que d’autres le découvrent. Quand David Blot et Mathias Cousin m’ont demandé de raconter «mon» histoire de la house comme ils l’ont fait avec des dizaines de personnes, j’ai dit oui tout de suite parce que j’avais admiré la pochette de l’album de Diana Ross sur le mur de David Blot dans son appartement du quartier de Montorgueil et je m’étais dit «Wow, si un hétéro met une seule pochette de disque sur son mur, et c’est ce truc méga camp de folle, alors c’est pour la vie».
C’est pas grave quand ce que vous racontez, c’est toujours la même histoire et que vous finissez dans le livre associé au Palace alors que vous avez d’autres trucs à dire, mais c’est comme ça, je suppose que je devais représenter l’autre Palace, celui des pauvres, celui des squatters, ceux qui étaient sans le sou et qui venaient cachés sous des draps de lit pour faire «costume», pas la jet set de Fabrice Emaer. On se dévoue tous pour faire mieux comprendre l’histoire des anciens combattants et si ça peut aider les kids à comprendre ce qui s’est passé avant que leurs propres parents naissent, c’est bien aussi.
La main de dieu
Maintenant, les kids des clubs me disent «vous». Il ne faut pas les taper avec Mjölnir, le marteau magique de Thor (il me l’a prêté pour un mois ou deux, be careful) pour les faire switcher au tutoiement, mais c’est dur. Toute la génération de David Blot a des enfants aujourd’hui qui baignent dans la house dès leur premier bain de bébé. Ils sont comme la génération née dans les années 90, saturée de house dans la voiture qui les amenait à la garderie quand, en 1998, tout le monde mettait à fond «Music Sounds Better With You» de Stardust.
Et Mathias Cousin est mort avant la parution du second volume du «Chant de la Machine». Donc ce projet a été deux fois touché par la main de dieu, je te donne et je te reprends. Ce livre a énormément de substance par sa joie et sa douleur, c’est une métaphore de l’insouciance de cette house qui a toujours été marquée, à un moment ou un autre, par le drame.
Et ce qui est magnifique, c’est que tout ça puisse réapparaître, exactement comme d’autres livres qui sortent sans arrêt sur l’âge d’or du hip-hop, comme celui qui a été édité à 500 exemplaires par la Galerie 12 Mail pour marquer l’expo de Sophie Bramly.
Je m’émerveille comme un enfant devant ces photos sauvées de l’oubli où l’on voit Kurtis Blow, Futura 2000 et du Rock Steady Crew. Chacun de ces livres réhabilitent l’underground culturel noir. Ce sont des moments de jubilation quand on comprend mieux à quel point nous devons tout à ces garçons et ces filles du Bronx qui inventaient tout ce qui nous stimule encore de nos jours.
Pour faire prétentieux scientifique, je dirais que c’est de la neurogénèse (la fabrication de nouvelles cellules du cerveau). C’est la beauté entre l’échange des races (je fais exprès d’utiliser ce mot), ce mélange qui fait que vous allez en Asie aujourd’hui et vous voyez des skaters ou des kids rappers qui sont 100 fois authentiques dans leur adhésion à l’image et au son du hip-hop. Et ils sont nés à 5.000 ou 10.000 kilomètres du point de naissance du hip-hop, comme nous sommes nés à 5.000 kilomètres du point de naissance de la house.
C’est l’idée du e pluribus unum, tous ensemble, in the place to be.
Didier Lestrade
«Le Chant de la machine», de David Blot et Mathias Cousin. Edition manolosanctis.