Un pénitent. L'homme est assis au premier rang de la salle d'audience de la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Mains et jambes croisées, tête basse. Ses longs cheveux lâchés sur ses épaules, un costume noir relevé d'un élégant foulard à pois noué autour du cou. Il est entré par une porte dérobée pour échapper à la horde de photographes et de cameramen qui l'attendaient devant la salle.
Cet homme, c'est «John Charles Galliano», comme le prononce l'huissier d'une voix forte. Cet enfant apeuré de 51 ans, cet être aux yeux exorbités de lapin effrayé, est l'un des plus grands noms de la mode mondiale. L'ancien créateur de Dior et de Givenchy. Qui a habillé Lady Di comme Madonna. Qui a révolutionné la haute couture, qui a innové, choqué, provoqué. Le génie textile est tombé de son piédestal et c'est cette star déchue que tous sont venus regarder mercredi.
Lui sent bien dans son dos cette salle pleine à craquer et les yeux de la presse internationale braqués sur ses épaules. L'envoyée spéciale de Vanity Fair est là. Celui du Wall Street Journal aussi, comme du mensuel GQ version américaine. Plus des dizaines de médias anglais, allemands, espagnols, italiens, néerlandais, japonais, arabes et bien sûr français. Une affluence record pour cette 17e chambre habituée aux débats feutrés et calibrés du droit de la presse.
Une dispute de bar planétaire
Chacun est venu écouter l'histoire d'une dispute de bar qui va faire le tour du monde. Le 24 février 2011, John Galliano, attablé à la terrasse d'un bar parisien du 3e arrondissement – La Perle – prend à partie un couple de clients. Saoul, le couturier les insulte copieusement. «Grosse vache», «t'es moche», «salope»... les noms d'oiseau volent. Avant que ne fusent, selon l'accusation, des termes bien plus graves et qui lui valent sa comparution devant la justice. «Dirty jewish face» ou «fucking asian bastard». «Ce qui peut se traduire par : sale face de juive et enculé de bâtard d'asiatique», lit avec un détachement tout juridique la présidente du tribunal, la magistrate Anne-Marie Sauteraud.
Arrêté le soir-même, Galliano est mis en examen pour injures publiques à caractère racial ou religieux. La curée ne fait alors que commencer. L'affaire, qui fait immédiatement l'ouverture des JT de la planète, ravive les souvenirs d'une autre cliente qui dit avoir été insultée de la même manière, à la terrasse de ce même bar du Marais et par le même Galliano, quelques mois plus tôt en octobre 2010. «Fucking ugly jewish bitch», aurait dit le couturier, soit «Enculé de pute juive moche». Elle aussi porte plainte. Dans la foulée, une vidéo non datée circule sur internet, montrant le couturier filmé à son insu et visiblement très alcoolisé, déclaré son amour pour Hitler.
La «coquille vide John Galliano»
Quelques semaines avant DSK, John Galliano a connu lui aussi sa montée sur le bûcher des vanités. Effrayé par la polémique et les accusations de racisme et d'antisémitisme, Dior le licencie sans ménagement. Il est également écarté de sa propre marque, détenue à 92% par la maison de luxe.
«Je ne reconnais pas cet homme, cette coquille vide de John Galliano», répond le prévenu à la présidente qui l'interroge sur les faits. En février dernier, face à la police, il avait nié toute injure raciste et antisémite. Mercredi, devant le tribunal, il préfère dire qu'il ne se souvient de rien. «Je n'ai pas gardé en mémoire comment la situation a dégénéré», explique-t-il d'une toute petite voix.
Géraldine B., elle, s'en souvient très bien. Avec son ami Philippe V., ils sont ceux qui ont fait les frais de la colère alcoolisée du créateur ce soir-là. «Tout y est passé, mes bottes bas-de-gamme, mes cuisses bas-de-gamme, la forme de mes sourcils, ma peau dégueulasse, il me touchait les cheveux en disant c'est de la merde», raconte la jeune femme campée à la barre. «En fait, je crois qu'il n'aimait pas mon pull», ajoute, lunaire, son ami. Puis, «de sale ou dégueulasse, on est passé à pute et puis encore après à sale juive, c'était une litanie d'insultes», reprend Géraldine. «Qu'il soit John Galliano très bien, qu'il ait bu d'accord, mais ça n'excuse pas son comportement», s'agace la plaignante qui a porté plainte « par principe » et ne réclame qu'un euro de dommage et intérêt. Son ami, lui, plus hésitant à attaquer au départ, s'est rattrapé depuis et demande 220.000 € pour le préjudice plus 8.000 € pour les frais de justice...
Lapsus et dépendances
Il fait chaud, alors la salle s'amuse de l'interprète qui ne comprend pas l'accent anglais de Galliano – c'est son propre avocat, le jeune et brillant Aurélien Hamelle, qui fera la traduction... Elle s'amuse aussi de trois témoins à décharge, arrivés en procédure sur le tard, et qui tous affirment que le couturier était certes ivre et vulgaire, mais n'a proféré aucune insulte raciste ou antisémite. Les trois témoins ont un point commun: la mode.
L'une est «étudiante en mode», un autre dirige une agence de conseil pour les «grandes marques de l'industrie textile»; la troisième est «prof d'anglais», rien à voir donc, mais précise d'emblée qu'elle «aime beaucoup M. Galliano». Elle s'amuse enfin de la procureur Anne de Fontette qui, dans un lapsus, confond le bar «La Perle» et la marque de lingerie féminine «La Perla». «Euh pardon, c'est l'effet haute-couture...», s'excuse la magistrate.
Galliano, lui, ne rit pas. Il raconte sa «triple dépendance». A l'alcool, aux barbituriques et aux anti-dépresseurs. Un cocktail pour «supporter la pression». «Dior est une grande maison et je ne voulais pas perdre ma propre société, alors j'ai multiplié les collections : hommes, femmes, enfants, bijoux, chaussures, sous-vêtements, linge de bain...» Une journée-type de John Galliano: «le matin, un essayage de pré-collection, ensuite, je dessinais une dizaine de modèles de costumes homme, ensuite je travaillais chez Dior jusqu'à la nuit. Et le lendemain, ça recommençait». Sans compter «les voyages à l'étranger», les défilés, les relations avec les médias, les soirées...
Surmené, il ne pouvait «plus travailler sans cachet» et sans ce «mélange mortel» médicaments-alcool. Depuis l'affaire du bar, le couturier a suivi une cure de désintoxication durant deux mois «en Arizona» et reste surveillé par un médecin. S'il n'a plus de souvenir précis de la soirée, il tient à «présenter (ses) excuses aux victimes et au tribunal» et à préciser que «ces opinions ne sont pas les (siennes)». «Je suis né Juan Carlos à Gibraltar. A 6 ans, je suis venu vivre avec mes parents en Angleterre. Je savais déjà que j'étais homosexuel. J'ai été scolarisé dans une école traditionnelle de garçons et vous savez comment les enfants peuvent être cruels...», explique-t-il à la cour.
Alors, il l'affirme, il s'est «toujours battu contre toutes les discriminations». «Il suffit de regarder mon œuvre pour constater que j'embrasse toutes les races, toutes les religions, toutes les sexualités.» Pour preuve, les «guerriers massaï» qu'il a cotoyés ou les «moines shaolin» avec qui il a prié en Chine.
Jugement le 8 septembre
Son avocat plaide la relaxe pour «cet autre John Galliano, ce lui malade», estimant que les insultes racistes – si elles existent - n'ayant pas été entendues par aucun autre client à part les plaignants, elles n'ont pas de caractère public et ne méritent donc pas plus qu'une contravention. «Je préfère 30 ans de carrière à 40 minutes d'égarement», conclue Me Hamelle après la procureur qui a requis «au moins» 10.000 € d'amende pour les deux infractions relevant selon elle de l'injure publique à caractère racial. «Vous avez à juger le racisme et l'antisémitisme de comptoir, in vino veritas», lance-t-elle au tribunal. Délibéré au 8 septembre.
Il est presque 23 heures, l'audience est levée, le public quitte la salle après sept heures de débats, les yeux rougis de fatigue et le dos en compote. Galliano s'éclipse comme il était arrivé, la tête basse. En rentrant chez soi, on tombe dans le métro sur deux voyageurs abrutis par l'alcool qui hurlent les pires horreurs sous l'œil indifférent du reste du wagon.
Bastien Bonnefous