Plusieurs mois ont passé depuis que la centrale nucléaire de Fukushima Dai-ichi est partie en vrille, rejetant des émissions radioactives dans l'air et dans la mer. Les choses se sont un peu calmées depuis la panique initiale, lorsque les Chinois achetaient des kilos de sel en pensant que l'iode pouvait les protéger, que les Californiens faisaient des stocks de pastilles d'iodure de potassium pour prévenir la contamination de la glande thyroïde, et que les compteurs Geiger se vendaient comme des petits pains. L'essentiel de cette hystérie collective était alimenté par l'incertitude.
Mais une question demeure: à qui pouvons-nous faire aujourd'hui confiance pour contrôler les retombées de Fukushima?
Les organismes de contrôle japonais souffrent de conflit d'intérêts
Au Japon, les contrôleurs sont malheureusement tous en situation de conflit d'intérêts. L'avenir des deux principaux acteurs (le gouvernement japonais et Tepco, qui exploite le site) dépend directement des conséquences de la catastrophe, et jusqu'ici, ils ont mal géré la situation —si bien que selon un récent sondage, 80% des Japonais ne font pas confiance aux déclarations gouvernementales concernant la crise, et près de 85% d'entre eux estiment que Tepco n'est pas à la hauteur de la situation.
Le gouvernement justifie sa réaction initiale —une succession de dérobades et de cachotteries— en affirmant avoir voulu éviter de plonger le pays dans la panique. Mais les Japonais n'y ont vu qu'une minimalisation des dégâts, une valse-hésitation, et une réticence instinctive au partage des informations. À la mi-avril, par exemple, le ministère de l'Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie a multiplié par vingt la limite légale d'exposition aux radiations pour les enfants de Fukushima.
En opérant cette modification en pleine crise, le gouvernement avait bien évidemment pour objectif d'apaiser une population angoissée, et de s'épargner un minutieux processus de contrôle, de nettoyage et d'évacuations géographiquement plus étendues. Furieux de voir le gouvernement bafouer le protocole de sécurité d'usage, Toshiso Kosako, conseiller du premier ministre pour les affaires nucléaires, a immédiatement démissionné en signe de protestation. Les parents des enfants de Fukushima sont descendus dans la rue pour manifester leur indignation. À la fin du mois de mai, le gouvernement a finalement rétabli l'ancienne limite légale d'exposition aux radiations.
Tepco a déjà agi avec duplicité, faisant souvent passer les profits avant la sécurité, et la firme a mal géré la crise: en somme, elle n'est pas si différente de BP —autre géant de l'énergie qui, à force de faire ami-ami avec les régulateurs, n'a pas été surveillé d'assez près. Tepco a fait des déclarations trompeuses; il a tenu certaines informations secrètes —et ce dès le début de la catastrophe.
La société a attendu la mi-mai (soit bien longtemps après les faits) pour reconnaître qu'il y avait bel et bien eu fusion dans trois réacteurs. Et elle a tardé à divulguer la quantité totale (et le type) des radiations émises sur le site de Fukushima. (L'Agence internationale de l'énergie atomique est la seule organisation extérieure à avoir inspecté les réacteurs hors d'usage; son rapport complet et ses mesures des taux de radiations n'ont pas encore été rendus publics).
À l'opposé, Greenpeace publie ses relevés sur Internet
Greenpeace adopte très précisément la position opposée. L'organisation de protection de l'environnement a mesuré les taux de radiations dans l'air, le sol, la nourriture et les eaux maritimes du Japon, et elle a fait état de ses conclusions sur Internet. Pour Ike Teuling, expert en radiations auprès de l'organisation, «nos résultats sont proches de ceux du gouvernement; toutefois, notre interprétation de ces chiffres diffère».
Ce qui n'a en soi rien de surprenant: l'organisation s'opposant «farouchement à l'énergie nucléaire», elle a tout intérêt à exagérer l'importance de ses relevés.
Greenpeace a toutefois donné l'alerte quant aux dangers posés par les radiations, et ce bien avant que le gouvernement japonais ou que Tepco ne se décident à le faire. L'organisation a par exemple fait pression sur le gouvernement pour qu'il fasse évacuer le village de Iitate à la fin du mois de mars; elle venait d'y détecter des niveaux de contamination dangereux pour la santé. Il a fallu attendre plusieurs semaines avant que le gouvernement ne se décide à agir. Greenpeace a également découvert un niveau de radiation supérieur à la normale dans les potagers des villages voisins; personne n'avait prévenu les villageois, et ces derniers continuaient de consommer leurs légumes.
Teuling a récemment passé cinq semaines sur le Rainbow Warrior, le navire de recherche de Greenpeace, pour analyser la vie marine du Japon. Lorsqu'elle a découvert des taux de radioactivité bien supérieurs à la normale dans des algues et dans des poissons (et ce jusqu'à 65 kilomètres de la centrale), elle a vivement conseillé au gouvernement d'améliorer son programme de surveillance des océans, qui s'est montré étrangement inefficace jusqu'ici. Le lendemain de l'annonce des alarmantes découvertes de Greenpeace, le ministère japonais des Sciences faisait une déclaration similaire.
Les instituts autrichiens et norvégiens arrêtent de publier
Il est beaucoup plus simple de trouver des données fiables et objectives sur les niveaux de radioactivité des régions extérieures au Japon. C'est toutefois de plus en plus difficile —et ce pour une raison des plus rassurantes. Pendant plusieurs mois, c'est l'Institut central pour la météorologie et la géodynamique autrichien (le ZAMG) qui a servi de source de référence pour toutes les données relatives aux trajectoires des panaches radioactifs s'étant échappés de la centrale après la catastrophe.
L'institut se spécialise dans les analyses à longue portée (à partir de 50 kilomètres de la centrale, et jusqu'à l'autre bout du globe); ces données étaient disponibles en libre accès, sous la forme d'une simulation cartographique. Mais après avoir constaté une diminution spectaculaire des niveaux de radioactivité depuis le mois d'avril, le ZAMG a décidé de mettre un terme à ses simulations.
À en croire Gerhard Wotawa, qui a dirigé le programme de surveillance des radiations de Fukushima pour le ZAMG, l'Institut a toujours opté pour une politique de partage des données relativement transparente. Selon lui, les gens ont vite tendance à imaginer le pire lorsqu'ils sentent qu'on leur cache quelque chose. La transparence, en revanche, permet de comprendre la situation, et engendre un sentiment de confiance.
Lorsque l'Institut norvégien de recherche sur l'air (Nilu) a interrompu ses prévisions, il a publié un message d'explication sur son site Internet; un message si vague que les esprits soupçonneux n'ont pas tardé à se demander si Nilu n'avait pas quelque chose à cacher... Mais selon Andreas Stohl (responsable scientifique au Nilu), cette interruption n'était due qu'à la forte baisse des niveaux de radioactivité: ce phénomène les empêchait d'obtenir des informations fiables auprès du réseau de surveillance mondial géré par l'Organisation du traité d'interdiction complète des essais nucléaires.
Réduction du programme de surveillance pour l'EPA
L'Environmental Protection Agency (EPA) est parvenue à la même conclusion quant à la chute des niveaux de radiation. Elle a annoncé qu'elle allait réduire son programme de surveillance renforcée pour les États-Unis au moment même où le Nilu décidait d'interrompre ses prévisions. À la place de ce programme, l'EPA a repris ses analyses trimestrielles des taux de radioactivité du lait, de l'eau potable et des eaux de pluie, ainsi qu'un programme de surveillance (constant, bien que moins intensif) de l'air.
Les annonces du NILU et de l'EPA ont certes nourri l'imaginaire des théoriciens du complot, qui soupçonnaient une vaste opération de censure menée conjointement par les gouvernements américains et japonais; mais de fait, c'est bel et bien la chute des niveaux de radiation qui les a poussés à changer d'approche.
Les rapports périodiques de l'EPA devraient néanmoins nous mettre en garde contre de potentiels risques à long terme aux États-Unis. D'ailleurs, l'agence continuera d'analyser l'air à toute heure du jour et de la nuit, et ce à l'aide de son réseau de capteurs, RadNet. RadNet peut repérer la moindre trace de radiation, et identifier chaque isotope radioactif dans ses sites de prélèvement (situés dans chacun des cinquante États américains).
Les programmes crowdsourcés à la rescousse
Ceux qui souhaitent être informés plus fréquemment (ou qui font peu confiance aux organismes gouvernementaux) peuvent se tourner vers les réseaux «crowdsourcés», comme Japan Geigermap. Geigermap rassemble les données récoltées par des contrôleurs indépendants, aux quatre coins du Japon; il peut s'agir de professeurs d'université, de conseillers municipaux ou de simples citoyens équipés de leur propre compteur Geiger.
RadiationNetwork.com, site communautaire américain, dispose de centaines de stations de surveillance de la radioactivité dans tous les États-Unis (il y en a environ 40 en activité à tout moment), et de quelques-unes au Japon et en Europe. Leur technologie étant proche de celle des compteurs Geiger dont sont équipés les premiers intervenants, les relevés sont faciles à interpréter; ils s'affichent en temps réel, minute par minute.
Tim Flanegin, administrateur et fondateur du site (par ailleurs vendeur de compteurs Geiger) reconnaît que les données collectées par son réseau ne sont pas aussi précises que celles du gouvernement, qui dispose de technologies plus avancées et donc plus onéreuses. Les compteurs Geiger standard permettent uniquement de mesurer la radioactivité ambiante, pas d'en indiquer la nature.
Mais selon lui, l'intérêt de son réseau (qui n'a constaté presque aucune hausse de la radioactivité en Amérique après la catastrophe de Fukushima) tient avant tout au fait qu'il «permet d'enrichir la base d'information». Et nombreuses sont les personnes qui lui disent mieux dormir depuis que les stations de surveillance de son réseau —qui n'a d'autre but que d'informer en toute impartialité— montent une garde de tous les instants.
Daniel Krieger
Journaliste freelance. Il vit au Japon.
Traduit par Jean-Clément Nau