Monde

La surenchère des cadavres dans l'humanitaire

Temps de lecture : 7 min

Un nouveau rapport sur le tremblement de terre d’Haïti rappelle que pour les organisations humanitaires, plus il y a de victimes, plus les dons sont généreux.

Enterrement d'un corps dans une fosse commune de Titanye en Haïti. REUTERS/STR New
Enterrement d'un corps dans une fosse commune de Titanye en Haïti. REUTERS/STR New

J’ai un jour rencontré un juge de la Haute Cour de Londres qui se plaignait d’éprouver de plus en plus de difficultés à exprimer son indignation au moment de prononcer une sentence, tant il semblait que la brutalité des actes commis par les criminels qui lui étaient présentés était de plus en plus impressionnante. Il s'interrogeait:

«Que suis-je supposé faire? Si je voulais être honnête, je devrais dire quelque chose du genre: "C’est le délit le plus épouvantable que j’aie vu depuis, eh bien… Mardi dernier". Évidemment je ne peux pas dire ça. Mais parfois, trouver l’hyperbole appropriée pour définir à quel point l’affaire qui m’est présentée est unique dans son atrocité peut s’avérer un tantinet difficile.»

Les employés des organisations humanitaires doivent souvent avoir le même sentiment. Du moins on peut l’espérer. Voici ce qu’Elisabeth Byrs, porte-parole du bureau de coordination des affaires humanitaires de l’Onu (OCHA), a déclaré juste après le tremblement de terre qui a ravagé Port-au-Prince, à Haïti, le 12 janvier 2010:

«C’est une catastrophe historique. Depuis que l’Onu existe, nous n’avons jamais été confrontés à une telle catastrophe. Elle n’est comparable à aucune autre.»

Exagérer les calamités pour être plus visible

Le problème avec une rhétorique à ce point excessive est qu’elle requiert une suspension volontaire de l’incrédulité et un degré non négligeable d’amnésie historique. Le séisme haïtien a-t-il réellement représenté un défi plus grand et une tragédie plus profonde que l’urgence des soins à prodiguer aux réfugiés à la suite du génocide rwandais de 1994 ou des famines des années 1990 en Corée du Nord, qui avaient tous deux suscité l’intervention du bras humanitaire des Nations unies?

Peut-être un moraliste pourrait-il se prononcer sur la hiérarchie de ces horreurs, mais sûrement, cela dépasse de loin les capacités d’une fonctionnaire internationale telle que Byrs ou, d’ailleurs, d’un écrivain comme moi.

Prises individuellement, ce genre d’assertions sont déjà assez néfastes. Mais le pire est que lors de pratiquement toutes les catastrophes naturelles, famines, urgences humanitaires ou lors de déplacements forcés de populations, il y ait toujours un membre d’ONG, un journaliste, un représentant de l’Onu ou un quelconque personnage politique pour dire que ce qui est en train de se passer dans le pays A, B ou C est le pire exemple de cette sorte dont le monde ait jamais été témoin.

En général, la mention du mot «biblique» est un signe qui ne trompe pas (en tout cas quand il est employé métaphoriquement plutôt que dans le sens littéral de la concrétisation de la colère de Dieu, ce qui peut arriver aux fondamentalistes chrétiens). Il fut utilisé par le journaliste britannique Michael Buerk lors d’un reportage sur la famine en Éthiopie en 1984, et par la secrétaire d’État américaine Hillary Clinton pour décrire Port-au-Prince en 2010, ainsi qu’un certain nombre de fois entre les deux.

Mais même les hyperboles doivent être justifiées d’une façon ou d’une autre. Dans le domaine de ce que l’on appelle par convention, quoique de façon quelque peu trompeuse, les urgences humanitaires, c’est presque toujours à grand renfort du chiffre cru des morts, des maisons détruites, des services interrompus et des moyens de subsistance disparus.

Ce fut sans aucun doute le cas pour Haïti, où l’on estime que le tremblement de terre a tué entre 200.000 (l’estimation la plus basse des ONG) et 318.000 personnes (le chiffre officiel du gouvernement haïtien) et fait 1,5 million de sans-abris, parmi lesquels au printemps 2011, quelque 680.000 vivraient encore dans des camps de réfugiés.

Le rapport qui dérange

C’est peut-être la raison pour laquelle la fuite, le mois dernier, d’un rapport préparé par le cabinet de conseil et de développement LTL Strategies mettant en doute tous ces chiffres—estimant à la place un bilan situé quelque part entre 46.000 et 85.000 morts, le déplacement initial de 895.000 réfugiés et des camps encore occupés par 375.000 personnes—a provoqué une si grande consternation dans les milieux officiels de Washington, sans parler des rangs de nombreuses grandes ONG humanitaires qui travaillent à Haïti aujourd’hui, ainsi qu’au sein du gouvernement haïtien.

L’ironie est que ce rapport avait été commandé par l’agence américaine d’aide au développement international (USAID), qui se garde bien de l’ébruiter, en tout cas pour le moment. Ce qui a incité Timothy T. Schwartz, principal auteur du rapport, à évoquer sur son blog «la tentative (du gouvernement américain) de discréditer une enquête qu’il avait lui-même commandée, et dont il avait examiné et approuvé la méthodologie.»

Schwartz est un expert de Haïti et un critique de longue date des ONG—tout particulièrement des organisations caritatives chrétiennes, dont la majorité viennent des États-Unis—qui gèrent depuis longtemps un réseau d’écoles et d’orphelinats dans le pays. Étant donné le caractère controversé du travail de Schwartz, il faut mettre au crédit de l’USAID sa volonté de financer cette recherche, même si finalement l’agence fuit aujourd’hui ce rapport comme la peste.

L'expert n’a eu de cesse de répéter, et il le dit de nouveau sur son blog, que quels que soient les vrais chiffres, le tremblement de terre a été une immense tragédie. «Intellectuellement, écrit-il, je ne me soucie pas de savoir combien de personnes ont trouvé la mort.... En termes de tragédie, moins il y en a, mieux c’est.»

Voilà qui semble incontestable. Et pourtant, le rapport a suscité une consternation profonde à Washington et à Port-au-Prince. Pour quelle raison? La peur. À une époque où les ressources sont maigres, où l’administration de Barack Obama subit la pression intense d’un Congrès extrêmement sceptique quant au bien fondé de l’aide humanitaire, la découverte que les ressources consacrées à Haïti pourraient ne pas avoir été insuffisantes—contrairement à ce que clament de nombreux représentants d’ONG depuis au moins un an—mais en réalité, excessives, est un jeu dangereux.

Quiconque est familier des débats qui font rage au Capitole ces derniers temps savent que cette peur est plus que justifiée, avant tout parce qu’elle joue avec le cliché du local corrompu exploitant le généreux Américain, une image qui n’est jamais très loin de la surface dans les cercles officiels de Washington.

Savoir si c’est une raison suffisante pour rejeter les conclusions de Schwartz est une toute autre question. Et en réalité, même si Schwartz est largement à côté de la plaque, il y a peu de chance que les estimations initiales des morts et des réfugiés de Port-au-Prince soient en rien plus précises que les premières estimations de n’importe quelle autre grande catastrophe naturelle des cinquante dernières années.

Difficile évaluation du nombre de victimes

Même aujourd’hui, nous n’avons qu’une idée très approximative du nombre de victimes qui ont perdu la vie lors du tsunami de 2004 dans l’océan Indien, alors qu’il est quasiment certain que les premières estimations des victimes du cyclone Nargis au Myanmar en 2008 ont été largement surévaluées.

Dans ce cas précis, l’indifférence supposée de la dictature birmane devant la situation critique de son propre peuple et l’urgente nécessité d’y faire parvenir des provisions humanitaires poussa Bernard Kouchner, alors ministre français des Affaires étrangères, à proposer que le Conseil de sécurité de l’Onu invoque sa toute nouvelle doctrine de «responsabilité de protéger» pour autoriser la livraison de matériel humanitaire—que les autorités birmanes y consentent ou non—ce qui revenait à dire de force, s’il le fallait.

Dans la plupart des cas, le nombre de morts reste incertain non pas parce que la vérité est dissimulée mais parce qu’il est très difficile d’obtenir des chiffres précis dans des pays dépourvus d’administrations compétentes (la Corée du Nord est une exception flagrante: si nous ignorons le nombre de Coréens qui y sont morts de faim, c’est uniquement parce que Pyongyang ne veut pas que cela se sache).

Comme le dit Rony Brauman, ancien président de Médecins Sans Frontières, au moins les premiers jours suivant une catastrophe, les estimations des ONG et des agences de l’Onu sont presque toujours plus ou moins des conjectures.

Le problème est que les agences de l’Onu, l’USAID, leurs homologues européens (90% des financements de l’aide humanitaire vient encore des pays de l’OCDE) et les ONG pensent presque tous que s’ils veulent attirer l’attention sur une crise, il leur faut utiliser un vocabulaire apocalyptique et exagérer le nombre de morts, les dégâts et les réfugiés. Faute de quoi ils risquent de ne pas obtenir le minimum d’aide dont ils ont besoin.

Appelez ça déformation professionnelle, ou l’une des nombreuses conséquences malheureuses du cycle d’informations ininterrompu dans lequel chaque événement n’émerge à la surface que pour être supplanté par un autre, plus épouvantable encore. Si la présentation publique des aides d’urgence était une économie, elle serait affligée d’une inflation galopante.

Naturellement, il est compréhensible que les ONG et les agences de l’Onu aient le sentiment qu’il leur faut exagérer. Mais à chaque fois, elles font monter les enjeux rhétoriques d’autant. Que va-t-il se produire quand le prochain tremblement de terre dévastera une ville et que l’OCHA sera sollicité pour agir et mobiliser des fonds? Est-ce que Byrs ou l’un de ses successeurs devra le qualifier de catastrophe encore plus historique, encore plus inédite, pour capter l’attention du monde?

Au nom de la mobilisation de la compassion, nous sommes en train de placer la barre à des hauteurs inatteignables. À ce rythme, le chiffre de 46.000 à 85.000 Haïtiens que Schwartz estime avoir péri lors du séisme semblera trop modeste pour attirer vraiment l’attention des donateurs et du public du monde développé.

C’est peut-être déjà le cas. Peut-être cela explique-t-il pourquoi le rapport de Schwartz a semé une telle panique au sein du gouvernement américain. Si c’est le cas, nous sommes vraiment maudits.

David Rieff
Auteur du livre sur la mémoire politique intitulé Against Remembrance, il termine actuellement son prochain ouvrage sur la crise alimentaire mondiale

Traduit par Bérengère Viennot

David Rieff

Traduit par Bérengère Viennot

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