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Erdogan, le nouvel Atatürk

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Le Premier ministre turc, dont le parti islamiste AKP est le grand vainqueur des élections législatives de dimanche, est tout à la fois autoritaire, nationaliste, proche du petit peuple et porteur d'une vision glorieuse de l'avenir de son pays, en faire le modèle du monde musulman.

Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan le 12 juin  Umit Bektas / Reuters
Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan le 12 juin Umit Bektas / Reuters

Pour comprendre pourquoi un Turc sur deux a voté dimanche 12 juin pour le parti de la justice et du développement (AKP), et lui a donné la majorité absolue des sièges à la Grande Assemblée nationale de Turquie, il suffisait d'écouter dimanche soir le discours prononcé par le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

L’homme est un tribun. Ses diatribes, ses dérapages sont le plus souvent volontaires et très calculés. La campagne électorale a été rude, violente. Mais ce soir, son discours est parfaitement maitrisé et se veut consensuel. Erdogan sait magistralement passer d’un registre à l’autre, de l’émotion à la prédication, de la fierté nationaliste à la solidarité musulmane, de la profession de foi démocratique à l’ordre moral.

La force des discours de Recep Tayyip Erdogan, gosse de famille modeste, c’est qu’il y apparait tout à la fois comme un «gars normal», un gars qui nous ressemble» et comme un dirigeant, un chef, qui montre le chemin. Avec Erdogan, c’est la «Turquie réelle» qui est au pouvoir, une Turquie musulmane et sunnite, conservatrice et autoritaire, une Turquie majoritaire et très différente de la Turquie libérale, occidentalisée et minoritaire telle qu’on la voit souvent de Bruxelles ou de Paris.

C’est un discours déclamé sans notes, un discours simple, efficace, qui cherche à être «rassembleur». Dimanche, vers 22 heures turques, Recep Tayyip Erdogan prend la parole devant les milliers de supporters amassés au quartier général du parti de la Justice et du développement (AKP) à Ankara. A ses côtés, Emine, son épouse, une maitresse femme, voilée, qui joue un grand rôle dans la carrière de son mari. Une conseillère «es-mœurs» mais aussi et depuis peu une femme d’affaires avisée.

Il dédie la victoire à la «nation turque» toute entière. Or celle-ci est profondément divisée entre deux camps, celui majoritaire de l’AKP (49,9% des voix) et celui, minoritaire, du parti républicain du peuple (CHP) (25,9%). Tout les oppose, on ne s’y habille pas de la même manière, on n’écoute pas la même musique. Les premiers portent une petite moustache bien taillée, les seconds pas de moustache ou une moustache plus drue. Les femmes des premiers portent parfois le foulard, jamais les secondes. Même les registres des prénoms peuvent être marqués. Rival de l’AKP, le CHP est le parti «historique » de la révolution kémaliste (1923); il a longtemps été un parti unique, pro-laïc, très nationaliste et proche de l’armée qui a procédé à quatre coups d’Etat en 50 ans. Depuis un an, ce parti tente un aggiornamento social-démocrate et semble vouloir se rapprocher de l’Europe dont il s’était éloigné. Il peut compter sur un nouveau leader, qui représente l’«autre» Turquie, Kemal Kelicdaroglu. Un homme, surnommé «Gandi», plus intègre que son prédécesseur et qui possède des origines minoritaires, kurde et alévie.

Jusqu’il y a peu, le CHP accusait l’AKP de posséder un «objectif caché» islamiste, c'est-à-dire de chercher à instaurer un Etat théocratique basé sur la sharia. Condamnée en 2008 par la Cour constitutionnelle à une lourde amende pour «activités anti-laïques», l’AKP cherche à faciliter et à rendre plus visible la pratique religieuse de sa base sans pour l’instant avoir touché au code civil. Le parti islamo-conservateur se fait l’écho de cette Turquie pieuse, traditionnelle et majoritaire qui réclame un nouvel «ordre moral musulman». «Je remercie Dieu pour ces instants, j’espère que Dieu sera à côté de (…) ceux qui ont sacrifié leur vie pour ce moment de démocratie» déclare Recep Tayyip Erdogan.

Erdogan affirme être le continuateur d'Atatürk

De son côté, le CHP a réalisé que s’il voulait élargir sa base, il lui fallait céder sur la religion, ainsi a-t-il de facto accepté le port du foulard dans les universités. Tandis que l’AKP a offert des concessions aux laïcs et n’a pas présenté de candidates voilées, cependant que 78% des Turcs n’objecteraient pas à la présence de députées voilées dans l’hémicycle. Dans son discours, Erdogan s’auto-proclame même, non sans ambiguité, le continuateur de l’œuvre d’Atatürk: «Mustafa Kemal voulait une Turquie moderne, c’est chose faite» dit-il. Le fondateur de la république laïque de Turquie (1923), un «dictateur éclairé», disent parfois ses supporters, reste une figure tutélaire pour les deux camps.

Désormais – et ce fut très sensible durant cette campagne électorale - ce sont les dérives autoritaires de Tayyip Erdogan, sa «poutinisation» que le CHP – et certains intellectuels libéraux - dénoncent. Les tendances autocratiques d’Erdogan sont bien réelles. Une évolution classique après neuf années de pouvoir, mais également une question de tempérament ainsi que de tradition nationale. Erdogan a placé ses hommes dans les rouages de l’Etat et aurait favorisé ceux qui lui étaient proches pour l’acquisition de certains marchés. Il supporte mal la critique et n’hésite pas à poursuivre des journalistes. Le plus fameux exemple est celui de ce caricaturiste qui a été traduit en justice pour avoir dessiné le premier ministre turc sous les traits d’un chat. Mais le caractère autocratique Erdogan ne semble pas avoir ému les électeurs qui ont renouvelé et augmenté leur confiance en l’AKP. Dimanche soir, le premier ministre turc a d’ailleurs remercié tous ceux qui «ont voté pour nous en dépit de ces débats, de ces attaques et de ces insinuations». Car ce que neuf ans d’AKP ont donné aux Turcs, c’est non seulement la croissance économique (près de 9% pour 2010) et la stabilité politique, mais également une nouvelle fierté nationale.

«La Turquie va représenter un modèle de démocratie pour le monde (…) Nous sommes un espoir pour ceux qui étaient des victimes et qui vont gagner: de Sarajevo à Damas, de Beyrouth à Istanbul, de la Cisjordanie à Jérusalem et Gaza»: en inscrivant la victoire de l’AKP dans le contexte plus large des révolutions arabes et du conflit israélo-palestinien, en s’adressant urbi et orbi, bien au-delà des frontières turques à «nos frères» musulmans, Recep Tayyip Erdogan flatte la fibre islamo-nationaliste de ses électeurs. C’est d’ailleurs une salve d’applaudissements et de cris qui a suivi ces propos.

L'Union Européenne n'est même pas citée

Plus encore que l’agenda islamiste caché, plus encore que ses dérives autocratiques, c’est ce flirt poussé de Recep Tayyip Erdogan, cette synthèse entre islam et nationalisme à laquelle il tend qui devrait inquiéter. Car elle pourrait définitivement éloigner la Turquie de l’Union européenne – que le Premier ministre turc n’a quasiment jamais mentionnée ni lors de ses meetings électoraux ni dans son discours dimanche soir.

Or si l’AKP peut se targuer d’une belle victoire, avec un meilleur score qu’en 2007 et la majorité des voix, il n’a cependant pas obtenu les deux tiers des 550 sièges qui auraient permis à son parti d’écrire seul une nouvelle Constitution pour remplacer la loi fondamentale instaurée par la junte militaire en 1982. Tayyip Erdogan, qui a limité à trois le nombre des mandats auxquels un député peut prétendre ne pourra donc pas se représenter aux législatives de 2015. Mais il souhaite installer un système présidentiel – à la française ou à l’américaine - dont il serait le premier bénéficiaire. Il va donc lui falloir, ce qui est une bonne chose pour la démocratie, s’allier avec l’un des deux autres partis représentés au Parlement pour s’accorder sur un texte commun. Mais s’il devait choisir non pas le parti de centre gauche (CHP) mais celui d’extrême droite (MHP) qui vient d’entrer au Parlement avec le très bon score de 13% des voix , cela traduirait bien ce glissement islamo-nationaliste que de nombreux Turcs libéraux redoutent sans toujours le dire haut et fort.

Ariane Bonzon

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