«Tapie, Tapie!». Ce cri poussé il y a vingt ans par les députés de droite pour critiquer l’attitude de la gauche envers l’homme d’affaires est désormais proféré par la gauche pour dénoncer l’arbitrage conclu en juillet 2008 en sa faveur dans l’affaire Adidas. Le symbole d’un litige qui empoisonne la politique française depuis plus de vingt ans, du rachat de la marque de sport en juillet 1990 à la décision de la commission des requêtes de la Cour de justice de la République d'ouvrir une enquête sur l’implication de Christine Lagarde dans l'arbitrage, annoncée le 4 août 2011.
La gauche voit dans l’affaire le prix du ralliement de Bernard Tapie à Nicolas Sarkozy, la droite l’héritage des années Mitterrand. Et les centristes cognent: François Bayrou, qui voyait dès 1993 dans les relations entre Tapie et le Crédit Lyonnais «le pourrissement, la gangrène» d’un système, dénonçait en 2008 «le plus gros détournement d'argent public opéré uniquement sur une décision purement politique». En deux décennies, à toutes les étapes du dossier, des soupçons politiques se sont manifestés. Récit en six épisodes.
Quand Tapie le patron de gauche rachète Adidas
Rome, 8 juillet 1990, veille de la finale du Mondial de football: Bernard Tapie annonce à la presse l’achat de 80% d’Adidas, premier équipementier sportif mondial, pour la somme plutôt modeste de 1,6 milliard de francs (243,9 millions d’euros). «L’affaire de [sa] vie» pour celui qui est aussi président de l’OM depuis 1986 et député «majorité présidentielle» des Bouches-du-Rhône depuis 1989. Des casquettes qui parfois se mélangent: trois mois plus tôt, le Premier ministre Michel Rocard ne lui a-t-il pas écrit une lettre où il s'avouait «perturbé» par l’élimination injuste des Marseillais en demi-finale de Coupe d’Europe?
Pour ses détracteurs, Tapie est un entrepreneur chéri du pouvoir. Et d’une banque publique, le Crédit Lyonnais, dirigée depuis 1988 par Jean-Yves Haberer, un proche du ministre de l’Economie Pierre Bérégovoy. En fait, c'est depuis 1977 qu'une discrète filiale du Lyonnais, la Société de banque occidentale (SDBO), qu’une commission d’enquête parlementaire qualifiera de «haut lieu discret et feutré de la spéculation parisienne», finance les rachats très médiatisés de Tapie (Manufrance, La Vie Claire, Terraillon, Testut, Wonder…). Pour l'aider à avaler Adidas, quinze fois plus gros que son propre groupe, elle prête encore 550 millions de francs, d’autres banques complétant la somme.
Un montant important: en 1994, le successeur de Jean-Yves Haberer à la tête du Lyonnais, Jean Peyrelevade, estimera que l’encours des prêts consentis à Tapie avait triplé sous son prédécesseur, et un député UDF, Gilbert Gantier, dénoncera le «droit de tirage illimité» accordé à «ce client très particulier». Haberer répondra «n’avoir jamais eu un coup de téléphone du ministre des Finances [lui] demandant de financer […] Tapie», qui se défendra en listant les hommes d’affaires classés à droite (Arnault, Pinault, Lagardère, Bolloré…) soutenus par la banque. Mais reconnaîtra aussi avoir, en apprenant sa nomination comme ministre de la Ville en avril 1992, consulté sur la conduite à suivre Jean-Yves Haberer et Michel Albert, patron de l’assureur public AGF, tous deux administrateurs de sa société:
«J’ai commis une faute car, évidemment, quand vous vous adressez à des patrons d’une entreprise nationalisée, ça les intéresse d’avoir un ministre dans leurs relations.»
Quand Tapie le ministre revend Adidas
Ministre, Tapie le sera par éclipses: une première fois entre avril et mai 1992, avant de quitter le gouvernement suite à une affaire d’abus de bien sociaux; une seconde fois, après son non-lieu, entre décembre 1992 et mars 1993. C’est à ce moment-là qu’il revend pour 2,085 milliards de francs sa participation dans Adidas, montant qui lui rembourse le prix de l'achat et les frais financiers des dettes contractées. Dans le tour de table, on trouve notamment Robert Louis-Dreyfus, futur propriétaire de l'OM, ainsi que trois groupes publics: le Lyonnais, les AGF et la banque Worms, filiale de l’assureur UAP.
A quelques jours des législatives, la droite tempête («mauvaises mœurs», «république bananière»…) contre leur participation au rachat de l’entreprise en difficultés d’un ministre, tandis que Tapie affirme qu’il n’a vendu qu’à la demande «expresse» de Matignon. Ses adversaires assurent depuis que le Crédit Lyonnais et ses alliés lui ont en fait sauvé la mise alors qu’Adidas perdait de l’argent (500 millions de francs environ en 1992), que les banques allemandes tiquaient et qu’un repreneur potentiel, le britannique Pentland, venait d’abandonner le dossier.
Derrière ce coup de pouce supposé d’une banque qui s’apprête à afficher 1,8 milliard de francs de pertes annuelles et dont le patron, nommé par l’Etat, est contesté, certains devinent la main du gouvernement. Le soir de l’annonce de la vente, le Bébête Show montre la grenouille Kermitterrand nommer Tapie à la tête du Crédit Lyonnais: «Comme ça, tu pourras te servir directement»…
Quand DSK écrit au Crédit Lyonnais
Deux ans plus tard, l’ambiance a changé du tout au tout entre Tapie et sa banque: le 4 juillet 1995, l'homme d'affaires réclame en justice au Lyonnais 1,5 milliard de francs de plus-values tirées de la cession d’Adidas. Chargée de trouver un acquéreur au prix fixé par l’homme d’affaires, la banque aurait en réalité, selon lui, pris elle-même la majorité du capital via des fonds offshore tout en finançant, à des taux très bas, les autres acquéreurs, et en offrant une option d’achat à Robert Louis-Dreyfus. Elle aurait ainsi réalisé des profits importants au moment de la prise de contrôle d’Adidas par ce dernier puis de l’introduction en Bourse. Le 7 novembre 1996, le tribunal de commerce de Paris donne provisoirement raison à Tapie sur ce point.
Dans le même temps, l’Etat restructure le Crédit Lyonnais en créant le Consortium de réalisation (CDR), une structure publique destinée à cantonner ses actifs pourris. Et la gestion du dossier Adidas va en devenir un, via un courrier envoyé par Dominique Strauss-Kahn à Jean Peyrelevade le 17 mars 1999, cinq jours après la publication du décret de privatisation du Lyonnais. Le ministre de l’Economie y affirme que six «risques contentieux» liés à des opérations hasardeuses, dont celui sur la vente d’Adidas, ne seront pas à la charge de la banque mais à celle du CDR.
Ce courrier a été exhumé en février dernier par la Cour des comptes, qui reproche à Bercy d’avoir exagérément étendu la liste des risques assumés par le CDR, définie par un protocole de 1995: les magistrats financiers ont pointé sa «fragilité juridique», estimant qu’une autorisation du Parlement était nécessaire. Une approche contestée par Jean Peyrelevade comme par François Fillon: dans une lettre au premier président de la Cour des comptes Didier Migaud, le Premier ministre juge «contestable» les accusations contre ce courrier, dont le but était «de préciser le champ de la garantie et non de l’étendre».
Quand Bercy hésite sur un compromis
Entre la démission de Dominique Strauss-Kahn, fin 1999, et l’élection de Nicolas Sarkozy, six ministres de l’Economie trouvent le dossier Adidas sur leur bureau, avec pour enjeu la possibilité d’une médiation. En 2002, sous Laurent Fabius, Bercy aurait ainsi, selon Bernard Tapie et Christine Lagarde, proposé une telle procédure, mais elle aurait été tuée dans l’oeuf par la défaite de la gauche à la présidentielle —contacté par Slate.fr, l’ancien ministre des Finances assure n’avoir «aucun souvenir précis» de cet épisode.
Son successeur à Bercy, Francis Mer, décide lui de laisser la justice suivre son cours quand le président du CDR, Jean-Pierre Aubert, lui propose une médiation. En 2004, Nicolas Sarkozy, qui l’a remplacé, se voit proposer une médiation par Bernard Tapie, qui est passé par son conseiller Brice Hortefeux. Cette fois-ci, Jean-Pierre Aubert se montre réservé, craignant qu’elle ne constitue un «formidable aveu de faiblesse» de la part de l’Etat, le procès en appel étant fixé à novembre 2004. Une médiation est néanmoins lancée et confiée au procureur honoraire général près la Cour de cassation Jean-François Burgelin, mais échoue en avril 2005.
Le 30 septembre 2005, le CDR est condamné en appel à verser 135 millions d’euros à Bernard Tapie. Après avoir laissé planer le doute sur ses intentions, le ministre de l’Economie Thierry Breton laisse le CDR se pourvoir en cassation, et l’arrêt de la cour d’appel est partiellement cassé le 9 octobre 2006.
Quand Bercy opte pour l’arbitrage
Dès cette époque, néanmoins, Bercy évoque la possibilité que l’Etat n’aille pas au bout de la procédure, Breton évoquant devant les députés «l’intérêt général» d’une «conciliation». En janvier 2007, les mandataires du groupe Bernard Tapie proposent un arbitrage, procédure qui, contrairement à une médiation, aboutit à une décision contraignante pour les parties.
Cette solution a la préférence de Bercy dès la prise de fonctions du nouveau gouvernement, dont le ministre de l’Economie est Jean-Louis Borloo, ancien avocat de Tapie: auditionné par la Cour des comptes, le patron de France Télécom Stéphane Richard, son directeur de cabinet de l’époque, a indiqué «qu’il lui avait été signifié par le ministre, dès sa prise de fonction le 22 mai 2007, que l’orientation avait été prise d’aller en arbitrage».
Borloo «recasé» à l’Ecologie après les législatives, sa remplaçante Christine Lagarde donne, dans une note d’octobre 2007, instruction aux représentants de l’Etat au conseil d’administration de l’Etablissement public de financement et de restructuration (la structure qui chapeaute le CDR) d’approuver une procédure d’arbitrage. Et ce, malgré un avis contraire de l’Agence des participations de l’Etat, mais sans instructions de l’Elysée, selon la ministre. Neuf mois après cette décision, le tribunal arbitral condamne le CDR à indemniser Bernard Tapie et les liquidateurs de son groupe à hauteur de 400 millions d’euros, intérêts compris.
Une décision qui alimente de nouveaux soupçons politiques, Bernard Tapie ayant appelé à voter Sarkozy en 2007 en qualifiant le vote Royal d’«énorme connerie». Sur le plan juridique, le procureur général près la cour de Cassation Jean-Louis Nadal a demandé une enquête à la CJR en accusant Christine Lagarde d’avoir fait «échec à la loi» en poussant à un arbitrage dont la légalité était douteuse, en refusant de réclamer un recours contre la sentence ou «de donner suite à une proposition de récusation de certains des arbitres».
Jugé «incontestable» par une note de Bercy, le choix des trois arbitres —l’ancien président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud, l’ancien président de cour d’appel Pierre Estoup et l’avocat Jean-Denis Bredin— a en effet alimenté les soupçons. Pour le deuxième, en raison de sa participation, en 1999 et 2001, à des arbitrages à la demande de Me Lantourne, l’avocat de Bernard Tapie. Pour le troisième, spécialiste reconnu de l’arbitrage, en raison de son poste de vice-président, de 1976 à 1980, des radicaux de gauche, auxquels Tapie a appartenu au début des années 90. «Vous voyez un ancien membre de la direction d’un parti être juge-arbitre dans un litige concernant un membre de ce parti? C’est surréaliste», estime le député Nouveau Centre et administrateur de l’EPFR Charles de Courson, interrogé par Slate.fr.
Quand les politiques se querellent sur les chiffres
Avant cette mise en cause de Christine Lagarde, l’affaire avait une nouvelle fois rebondi autour du montant finalement touché par Tapie, compte tenu de ses dettes envers l’Etat et du traitement fiscal des sommes. Alors que le CDR campait au début des années 2000 sur une ligne «ni enrichi, ni failli», l’homme d’affaires s’est bien enrichi. Mais de combien?
En septembre 2008, devant les députés, Christine Lagarde estimait que les époux Tapie devraient se retrouver avec environ 30 millions d’euros sur les 403 millions d’euros de départ (240 au titre du préjudice matériel, 45 au titre du préjudice moral, 105 au titre des intérêts et 13 au titre des frais de liquidation). Deux ans plus tard, Le Canard Enchaîné avance un chiffre… sept fois supérieur: 210 millions. Une estimation qui coïncide, à une dizaine de millions près, avec celles du président PS de la commission des Finances de l'Assemblée Jérôme Cahuzac et de Charles de Courson, tandis que Tapie, dans une lettre adressée au dirigeant socialiste, avance un chiffre total de 100 à 120 millions d’euros entre ses revenus personnels et ceux de sa société.
Christine Lagarde, elle, a justifié sa première estimation erronée par le fait que la mise en liquidation des sociétés de Bernard Tapie avait été annulée en 2009, mais n’a pas fourni de nouveau chiffre. Interpellée sur le sujet par la député socialiste Aurélie Filippetti à l’Assemblée en septembre, elle a estimé qu’il aurait fallu «régler les comptes il y a quinze ans». Début juillet, l’affaire Adidas en a officiellement eu seize.
Jean-Marie Pottier
Article actualisé le 4 août avec l'ouverture d'une enquête sur Christine Lagarde.