Apple ne s'est jamais véritablement mis à Internet. Certes, la société gère la plateforme numérique la plus importante du monde, et elle vend plus de musique et d'applications que quiconque.
Mais si vous estimez que le «cloud» est en passe de devenir le lien qui permettra d'unir tous nos ordinateurs - si vous pensez que nous entrons dans une nouvelle ère, qui nous verra stocker la majorité de notre musique, de nos films, de nos photos, et de nos documents en ligne, le tout disponible où que nous soyons, sur le Web—, alors voilà bien longtemps que les produits d'Apple vous paraissent archaïques.
Prenez l'iPhone et de l'iPad: il nous a toujours fallu les raccorder à nos PC pour synchroniser les données — une pratique omniprésente et irritante, qui fait pâle figure face au système d'exploitation Android, de Google, qui permet de faire l'économie des câbles.
On ne peut pas dire qu'Apple n'avait rien compris au «cloud». C'est plutôt la philosophie du tout-gratuit propre à Internet qui ne correspondait pas au modèle d'entreprise de la société. Apple réalise de grosses marges sur ses matériels et ses logiciels. L'idée d'offrir des produits — et de lancer une campagne de publicité pour populariser ce projet — faisait horreur à Steve Jobs et compagnie. MobileMe — le système d'email, d'agenda, de partage et de synchronisation d'Apple — était facturé 99 dollars par an. Quant à Google, il offre — comme de bien entendu — tous ces programmes à ses utilisateurs.
Le nuage d'Apple contre le nuage de Google
Mais tout cela vient de changer — du moins, si l'on en croit Steve Jobs. A la Worldwide Developer Conference, le patron d’Apple a annoncé la disparition de MobileMe, remplacé par iCloud — un nouveau système, sensé adapter tous les gadgets d'Apple à Internet. La démonstration fut impressionnante — et la gratuité de la quasi-totalité de ces nouveaux services y fut pour beaucoup. Si la société est capable d'assurer le bon fonctionnement de l'iCloud (ce qui n'est pas certain, lorsqu'on repense au lancement chaotique de MobileMe), elle pourrait bien devenir l'un des principaux concurrents de l'hégémonique cloud de Google.
Voilà quelques mois que les cadres dirigeants d'Apple prétendent que l'iPad a marqué l'entrée dans une nouvelle ère de l'informatique — le «monde post-PC», pour reprendre leur expression. L'ensemble des nouvelles fonctionnalités annoncées par Steve Jobs confirme pour partie cette affirmation. Avec l'iCloud, plus besoin de câbles: vous pouvez utiliser votre iPhone et votre iPad même si vous ne possédez pas d'ordinateur (portable ou de bureau).
Cela pourrait devenir l'un des principaux arguments de vente de l'iPad: Apple assure qu'en dehors des Etats-Unis, et tout particulièrement en Asie, des centaines de milliers de personnes sont dans cette situation: des personnes qui veulent utiliser leurs téléphones et leurs tablettes comme des ordinateurs, et non seulement comme un gadget en plus de la machine qui occupe leur bureau. «Si vous voulez couper le cordon, c'est possible», explique Scott Forstall, responsable du développement de l'iOS chez Apple.
Réaction tardive
Ceci dit, l'iCloud est, à bien des égards, plus retardataire que novateur — une réaction tardive face à la débauche d'outils gratuits proposés par Google. Dorénavant, votre iPhone, votre iPad et votre iPod Touch synchroniseront vos emails et votre agenda sur tous vos appareils, instantanément, via Internet. Youpi! Mais ça fait des années que je fais de même sur les téléphones Android (ou même sur mon iPhone, en utilisant les services de Google). Ce qui explique en partie la motivation d'Apple: les téléphones et tablettes Android se vendent bien, et Apple et prêt à tout pour donner une longueur d'avance à l'iPhone et à l'iPad.
Mais je parie que le revirement d'Apple a d'autres raisons. En adaptant ses appareils à Internet, Apple améliore leur ergonomie — or l'amélioration de l'ergonomie est toujours le but principal d'Apple (et grâce à elle, les campagnes de pubs de la société sont toujours fantastiques). Pour preuve, l'incroyable système de synchronisation des photographies: tout cliché pris par un appareil apparaîtra instantanément sur toutes vos machines (y compris votre PC Windows). Et lorsque vous importerez ces photographies depuis votre appareil numérique vers votre ordinateur, elles apparaîtront également sur votre iPhone et votre iPad.
Synchronisation parfaite
Ce service est gratuit: les serveurs d'Apple conserveront ces données pendant trente jours, quelle que soit la taille des photos, et synchroniseront vos mille dernières photos avec tous vos appareils. (Même chose pour les documents. Lorsque vous apporterez des modifications à un fichier texte sur votre iPad, les changements seront transmis à votre Mac et à votre PC.)
De la même manière, pour ce qui est du stockage de musique en ligne, Apple ne veut pas céder un pouce de terrain face à Amazon et à Google. Ces derniers mois, Amazon et Google ont lancé leur propre service de stockage en ligne. Ils vous permettent de déposer vos fichiers musicaux sur leurs serveurs. Plus besoin de synchroniser: il suffit d'avoir accès à Internet pour écouter votre musique.
Mais ces espaces de stockage (les «lockers») ont toutefois un défaut de taille: le téléchargement de votre musique sur ces sites peut parfois prendre... plusieurs semaines. (C'est la pure vérité: j'ai commencé à stocker ma musique sur le nouveau service de Google au début du mois de mai, et ma bibliothèque de 30Go a achevé son transfert sur les serveurs de Google au début du mois de juin...).
L'iCloud d'Apple nous épargne ces ennuis techniques. D'une, la société a obtenu l'accord des labels pour ce qui est de la synchronisation des titres achetés sur iTunes; vous pourrez donc les transférer d'un appareil à l'autre en toute légalité. Pour ce qui est des morceaux que vous n'avez pas achetés sur iTunes (autrement dit, vos CD — et la musique obtenue de façon... moins légale), Apple a prévu un autre système: l'iTunes Match.
iTunes va analyser votre bibliothèque musicale, puis va la comparer au répertoire d'iTunes pour trouver des titres équivalents, et vous permettra d'accéder à ces morceaux sur iTunes à partir de tous vos appareils. Autrement dit, plus besoin de transférer votre musique - vous aurez accès à tous vos morceaux, où que vous soyez, et cela ne vous prendra que quelques minutes (et non quelques semaines...).
Bientôt gratuit
Avec iTunes Match, Apple apporte une excellente solution au problème du stockage en ligne. Excellente - mais onéreuse. Apple a du passer des accords avec les labels pour créer ce service - et si vous voulez l'utiliser, il vous faudra participer au remboursement des accords susmentionnés; il vous en coûtera 25 dollars par an. iTunes Match sera ainsi le seul service payant de l'iCloud.
Cela vaut-il le coup? Si vous n'avez pas beaucoup de fichiers musicaux en stock, ou si vous possédez peu d'appareils, iTunes Match n'est sans doute pas fait pour vous. Si vous voulez synchroniser votre musique entre votre iPod et votre portable, par exemple, mieux vaut opter pour un transfert par câble USB toutes les deux ou trois semaines.
Mais si votre disque dur déborde, et que vous avez des gadgets à revendre - le PC Windows de votre domicile, le Mac de votre boulot, votre iPad et l'iPhone de votre femme - , ce service pourrait vous intéresser.
Mais je serais vous, j'attendrais de voir comment les choses évoluent. A mon avis, ce service pourrait bien devenir gratuit. Avec l'ensemble des services de l'iCloud, Apple a prouvé qu'il était prêt à nous faire cadeau de l'ensemble de son catalogue numérique afin que ses gadgets hyper-profitables gardent une longueur d'avance dans la compétition.
Lorsque Google proposera un service semblable à l'iTunes Match (identification et synchronisation de votre musique) sans demander un centime en retour (et connaissant Google, la chose est tout à fait probable), Apple ne tardera pas à l'imiter. Steve Jobs a enfin découvert Internet - et il ne va pas le lâcher de sitôt.
Farhad Manjoo
Traduit par Jean-Clément Nau