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Et le silence se fit sur le plateau du Grand Journal de Canal+. «Vous avez l’épisode d’un ancien ministre qui s’est fait poisser à Marrakech dans une partouze avec des petits garçons», balance tranquillement Luc Ferry, à la stupeur générale. Las, le philosophe et ex-ministre s’arrête au milieu du gué:
«Si je sors le nom maintenant, c'est moi qui serai mis en examen et à coup sûr condamné, même si je sais que l'histoire est vraie.»
La montagne accouche donc d’un vermisseau, et d’une question: quelle est cette règle qui empêche Luc Ferry —et, semble-t-il, tant d’autres— de révéler le nom d’un pédophile, c’est-à-dire d’un criminel? Partons à la rencontre des subtilités de la diffamation.
Un peu de droit
Ce qui a retenu in extremis la langue de Luc Ferry, c’est l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881. Célèbre parmi les journalistes pour ses dispositions en faveur de la liberté de la presse, ce texte y apporte toutefois certaines limites.
Notamment, en punissant «l'allégation ou l'imputation d'un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne à laquelle le fait est imputé». En clair, plusieurs conditions doivent être réunies pour que l’on puisse légitimement se plaindre de diffamation:
- 1) Il faut qu’un fait ait été évoqué, ce qui différencie la diffamation du délit d’injure: «X est un idiot» n’est pas un fait, c’est un jugement de valeur. Avec «X est un cocaïnomane notoire», en revanche, vous êtes en plein dedans.
- 2) ll faut que ce fait porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne à laquelle il est imputé. Concrètement, «X arrive toujours à la bourre», c’est un peu léger. Alors que «X arrive toujours bourré» a toutes les chances d’être retenu.
La phrase de Luc Ferry répond incontestablement à ces deux critères. Si diffamation il y avait eu, elle aurait même été aggravée par son caractère public. Le philosophe a donc bien fait de couper court à son propos —on peut même considérer que, si c’était pour en arriver là, mieux aurait valu ne pas le commencer.
Une autre de ses remarques retient l’attention: «...même si je sais que l’histoire est vraie».
Ça change quelque chose? Non, si Luc Ferry n’a pour lui que son intime conviction, qui ne lui serait d’aucun secours devant un tribunal. Oui, s’il est capable d’y produire une preuve irréfutable des faits avancés, dans les dix jours suivant l’inculpation: cette «exception de vérité» est un motif d’acquittement.
La bonne foi journalistique
Remarquons au passage que le Figaro Magazine avait précédé l’ex-ministre en évoquant la même rumeur:
«Faute d’élément de procédure ou de témoignage, la loi nous interdit légitimement de nommer le personnage.»
On n’oublie pas, dans les rédactions, que le délit de diffamation a été introduit par une loi sur la presse, et a souvent fait office de plus court chemin entre un poste de travail et une salle de tribunal.
Les journalistes ont donc développé des ruses de Sioux pour évoquer certaines affirmations sans les prendre à leur compte: par exemple l’usage du sacro-saint conditionnel («Il aurait violé une femme de chambre»), des guillemets («Il m’a violée», affirme la femme de chambre), ou la reprise d'un confrère plus audacieux («Machin-Mag n'hésite pas à affirmer que...»).
Mais ce n’est pas forcément suffisant: «Ce sont des précautions efficaces, pas un paravent absolu, explique Olivier Baratteli, avocat spécialiste du droit de la presse. Le conditionnel ne dispense pas le journaliste de faire une enquête sérieuse. Il faut que l’information réunisse plusieurs qualités: elle doit être légitime, contradictoire, sans animosité personnelle et mesurée dans son expression.»
Ces quatre conditions définissent la «bonne foi», motif d’acquittement même en cas d’erreur factuelle de la part du journaliste.
Délit de diffamation: en user...
Ces cadres juridiques posés, comment apprécier la relation entre délit de diffamation et liberté d’expression? Certes, celui-ci limite celle-là –mais c'est une limite censée distinguer l'exercice légitime d'un droit de son usage abusif. Lequel consiste, en l'occurrence, à raconter n’importe quoi sur n’importe qui en toute impunité.
Aucun ministre n'a le droit de vous attaquer pour avoir émis une opinion raisonnée sur son action politique; mais il peut le faire –lui comme n'importe qui– si vous le reliez sans preuve aucune à un scandale pédophile. Il est heureux que la loi nous donne le moyen de nous défendre en cas d'allégations calomnieuses.
Du point de vue de l’observateur extérieur, on pourrait même avancer que cette prudence «forcée» contribue à faire de nous de meilleures personnes.
Consciemment ou non, nous sommes parfois tentés de prendre pour argent comptant des rumeurs non avérées —la faute à notre penchant naturel à la crédulité, à une certaine fascination pour les faits divers spectaculaires, parfois encore à la recherche d’un bouc émissaire...
Du coup, considérons l’usage du conditionnel et de l’adjectif «présumé» comme une incitation permanente à la prudence, un dézingueur de certitudes faciles, rappelant sans cesse l’ampleur du travail de démonstration encore à accomplir.
… Et en abuser?
L’autre côté de la médaille, maintenant: «Comme pour toutes les règles de droit, la plainte pour diffamation peut faire l’objet d’abus, explique Me Michel Zaoui, avocat, qui a notamment défendu le journaliste Denis Robert, attaqué en diffamation par la banque luxembourgeoise Clearstream. La menace de poursuites est évidemment une arme, à l’usage de plus en plus fréquent. Je crois que cela est lié à une méconnaissance de la définition de la diffamation: beaucoup de gens la confondent avec la simple vexation, alors que ça va au-delà.»
Marine Le Pen contre Georges Tron, Jeannette Bougrab contre le Canard Enchaîné, Ramzi Khiroun contre Arnaud Dassier, Bernard Tapie contre un professeur de droit... Pas une seule «affaire» qui n'ait pour corollaire ses plaintes en diffamation. Sans parler de celles qu'on menace de déposer sans jamais le faire, pour intimider l'adversaire...
«Dans l’affaire Clearstream, l’usage intempestif de la plainte me semble manifeste, poursuit Me Zaoui. L’entreprise a voulu décourager Denis Robert par le moyen de procédures systématiques pendant des années.»
Le recours abusif à ces procédures est d’ailleurs pointé par les institutions européennes, qui défendent une conception beaucoup plus libérale que le droit français en matière de liberté d’expression –recommandant par exemple la dépénalisation de la diffamation, mesure un temps envisagée puis repoussée par Nicolas Sarkozy.
En 2007, une résolution du Conseil de l’Europe affirmait que «les sanctions pénales peuvent être porteuses d’un “chilling effect” (effet dissuasif) et restreindre le débat libre» et invitait notamment ses pays membres «à bannir de leurs législations relatives à la diffamation toute protection renforcée des personnalités publiques».
Parmi les pays visés, la France. Dans notre pays, en effet, l’amende peut s’élever jusqu’à 45.000 euros pour la diffamation d'une personne publique à raison de sa qualité. Or, il n’est pas toujours évident de distinguer la personne publique de la personne privée. En évoquant un ministre surpris en fâcheuse position au Maroc, par exemple, diffame-t-on l’homme d’Etat ou la personne privée?
«C’est le sujet de débats sans fin, qui font le bonheur des avocats, confie Me Baratelli, avocat spécialisé en droit de la presse. Mais dans la pratique, les montants des amendes restent à peu près similaires. En fait, par rapport à la conception très libérale du droit européen, je trouve que l’équilibre français n’est pas si mal fait, avec peu d'abus. Il faut aussi certains garde-fous qui empêchent les journalistes d’aller trop loin. Disons qu’avec la course à l’info, de temps en temps, on publie un peu vite...»
Dominique Albertini
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