L’homme d’aujourd’hui n’a jamais été aussi près de la Nature: les deux ont une sainte horreur du vide. Il nous est par exemple difficilement supportable que la science ne soit pas en mesure de répondre, dans l’instant, aux questions soulevées par une crise sanitaire (un empoisonnement) sans précédent.
C’est le cas aujourd’hui avec l’épidémie de toxi-infection alimentaire qui sévit depuis près d’un mois dans le nord de l’Allemagne; une épidémie qui a tué près de vingt personne et qui continue à progresser en dépit des messages de prévention diffusés par les autorités sanitaires.
Comment comprendre que les scientifiques n’aient pas encore élucidé l’origine alimentaire précise de ce phénomène contagieux? Comment, également, comprendre la communication catastrophique du gouvernement allemand? Après avoir déclenché une crise économique majeure dans les circuits européens des fruits et légumes, il se voit contraint de présenter ses excuses –et bientôt des indemnités– à l’Espagne pour avoir d’emblée cru pouvoir accuser des concombres andalous.
Dans la mémoire génétique
Si les épidémiologistes peinent à identifier l’origine alimentaire précise de l’épidémie, leurs collègues microbiologistes et généticiens avancent à grands pas. Grâce à une large coopération internationale réunissant plusieurs laboratoires européens de référence et le centre national chinois de séquençage de Shenzhen.
Travaillant en liaison avec le Centre médical universitaire de Hambourg, les généticiens chinois ont, le 2 juin, publié leurs premiers résultats. Ils peuvent d’ores et déjà conclure que la bactérie fait bel et bien partie de la grande famille dénommée Escherichia coli enterohémorragique (et de la branche O104:H4) mais qu’il s’agit aussi d’une nouvelle souche (ou «sérotype») aux caractéristiques hautement contagieuses et toxiques pour l’espèce humaine.
La mémoire génétique permet de lui retrouver un proche cousinage avec une souche d’Escherichia coli enterohémorragique déjà isolée en République centrafricaine et connue pour provoquer des diarrhées aigües. Mais la souche allemande semble aussi avoir acquis des séquences génétiques bien spécifiques similaires présentes dans les souches connues pour provoquer des syndromes hémolytique et urémique.
La méticuleuse analyse des généticiens chinois a également permis de démontrer que la nouvelle «bactérie tueuse» allemande recélait dans son patrimoine héréditaire plusieurs gènes de résistance à de nombreux antibiotiques (aminoglycosides, macrolides, bêta-lactamines).
Ceci rend les traitements antibiotiques non seulement inefficaces mais dangereux. Les médecins ont ici à lutter contre une sorte de «clone hybride» (pour reprendre l’expression employée par le site du magazine allemand Spiegel) qui fait mieux que résister aux médicaments habituellement efficaces contre ces germes pathogènes.
L’ensemble de ces données ont été aussitôt confirmées par le Centre européen pour la prévention et le contrôle des maladies ainsi, au Danemark, que par le Statens Serum Institut centre collaborateur de référence de l’OMS; une OMS qui, depuis son siège de Genève avait jusqu’alors avait émis des doutes quant aux caractéristiques sans précédent de la bactérie allemande.
Moins d’un mois après l’apparition des premiers cas, la communauté scientifique est ainsi en mesure de fournir aux autorités sanitaires allemandes et européennes une série de résultats fiables quant à l’agent pathogène responsable de l’épidémie.
Pour autant ces résultats sont de peu de valeur, notamment aux yeux de l’opinion publique, tant que l’on n’aura pas fait le lien entre ce nouveau germe et l’aliment qui lui sert de vecteur. Les spécialistes des enquêtes épidémiologiques de toxi-infections alimentaires confient que plus le temps passe et moins grandes sont les chances d’identifier ce(s) aliment(s).
Paradoxalement, toutes les conditions sont ainsi réunies pour que les interrogations les plus baroques, les rumeurs les plus irrationnelles commencent à proliférer.
La situation présente n’est en rien nouvelle. Chaque émergence d’une épidémie nouvelle d’origine bactérienne (et plus encore virale) alimente divers mécanismes collectifs de défense. Jadis, on parlait généralement de châtiment divin. Aujourd’hui après une première phase (de déni) on accuse le plus souvent un pays étranger (ou un groupe de personnes) d’être à l’origine d’un nouveau mal épidémique.
Ce fut par exemple le cas il y a trente ans avec le sida ou, plus récemment, avec la «grippe mexicaine».
Puis vient le temps du complot: le nouveau fléau est d’origine humaine. La nouvelle bactérie ou le nouveau virus ont été construits dans des laboratoires à des fins scientifiques (avant une fuite accidentelle) ou à des fins sciemment criminelles.
Dans un tel contexte, quid de la nouvelle pousse (allemande) de la branche O104:H4 d’Escherichia coli enterohémorragique? Pour la quasi-totalité de la communauté des bactériologistes, cette émergence est la conséquence des mécanismes complexes qui voient depuis des centaines de millions d’années l’immensité des populations bactériennes et virales évoluer en échangeant continuellement et «naturellement» des fragments de leurs patrimoines héréditaires.
La faute aux antibiotiques ou au bio?
Il s’agit ici, pour ces micro-organismes, de résister au mieux et autant que faire se peut aux constantes modifications de leur environnement. Une forme comme une autre, à la fois microscopique et aux conséquences parfois inhumaines, du Struggle for life.
Ceci n’exonère pas pour autant l’espèce humaine dans l’affaire allemande. Pour l’heure, deux hypothèses émergent qui ne devraient cesser demain (avec ou sans preuves) de connaître de nouveaux développements. La première est soutenue par les écologistes. Elle fait valoir que l’émergence de cette nouvelle bactérie résistante aux antibiotiques est la conséquence de l’usage immodéré et irrationnel de ces mêmes antibiotiques dans les élevages industriels d’animaux destinés à la consommation; plus comme des facteurs de croissance que comme des médicaments.
La seconde soutient au contraire que cette émergence épidémique allemande résulte des pratiques d’une agriculture dite «biologique»; une agriculture qui bannissant la chimie phytosanitaire et les règles hygiéniques pastoriennes conduit à des régressions hygiéniques (épandages, par exemple, de déjections bovines sur des cultures agricoles); et des pratiques dont nous devrons, aujourd’hui et demain, collectivement payer le prix.
«Il est bien difficile aujourd’hui de trancher entre ces deux hypothèses, explique le Pr Alain Goudeau, chef du service de bactériologie-virologie au CHU de Tours (Indre-et-Loire). Mais une chose est certaine: les échanges continuels de gènes entre ces micro-organismes sont des mécanismes essentiels qui participent amplement à la biodiversité du vivant telle que nous la connaissons et dont nous profitons. Et puis il arrive parfois, sous l’effet du hasard ou de durables modifications de l’environnement, que les choses tournent mal. Pour ma part j’imagine mal que ce nouveau germe bactérien ait été volontairement créé au sein d’un laboratoire; allemand ou pas.»
Jean-Yves Nau