Donnez une raquette de tennis à un enfant et vous verrez que le premier coup qu’il tentera d’exécuter instinctivement sera un coup droit. Placez-vous vous-même devant un mur et il y a neuf chances sur dix pour que vous commenciez par frapper naturellement un coup droit.
Regardez le tournoi de Roland-Garros à la télévision et constatez combien il s’agit du coup le plus utilisé par les meilleurs joueurs du monde. Et il est probable que vous entendrez parfois, dans la bouche des commentateurs, l’expression barbare «il a tourné autour de son revers pour aller chercher son coup droit», comme si le coup droit était l’ultime bouée de sauvetage de tout compétiteur.
Sans un très gros coup droit, point de salut, en effet, dans le tennis d’aujourd’hui que ce soit chez les hommes comme chez les femmes. Pour expliquer sa récente envolée au niveau de ses résultats au-delà de son désormais célèbre régime sans gluten, Novak Djokovic, doté d’un revers exceptionnel depuis toujours, a loué ses progrès en coup droit qu’il frappe désormais plus tôt et plus vite.
Rien de nouveau, en fait, sous le soleil de Roland-Garros. Djokovic et son entraîneur n’ont rien découvert ou inventé techniquement pour améliorer le coup droit du champion de Belgrade. Le tennis, comme la mode, est une sorte d’éternel recommencement ou de réappropriation de vieilles recettes avec, certes, des évolutions technologiques qui amplifient certains phénomènes comme le lift, à l’image de Rafael Nadal qui utilise à plein les qualités des nouveaux cordages synthétiques pour faire tourner sa balle plus que de raison, jusqu’à 5.000 tours par minute.
William Johnston
Avec le temps, tous les coups ont évolué, voire muté comme le revers avec l’émergence du revers à deux mains devenu la norme, mais à y regarder de plus près, ils reposent tous sur des bases établies il y a très longtemps, si l’on se réfère aux prises de raquette gravées dans les manches depuis des décennies, notamment en ce qui concerne un coup aussi fondamental que le coup droit.
Comme le relève l’ancien Mousquetaire, Henri Cochet, dans son livre Tennis, du jeu mondain au sport athlétique publié en 1980, l’Américain William Johnston, l’un de ses adversaires dans les années 20, vainqueur du tournoi de Wimbledon en 1923, avait déjà pratiquement tout révolutionné en matière de coup droit. Bien avant Borg et Nadal. Cochet écrit:
«Johnston fondait presque exclusivement son jeu sur son extraordinaire coup droit à l’aide duquel il parvenait à marquer des points gagnants, même du fond du court. Il disposait avec son coup droit d’une arme si exceptionnelle qu’il eût été impardonnable de ne pas en tirer le parti maximal.»
En coup droit, en effet, Johnston avait une prise de raquette très fermée comme Borg et Nadal, grands lifteurs devant l’éternel. La grande Suzanne Lenglen disait alors de cet atout:
«Je ne m’explique pas comment un joueur d’une taille et d’une force aussi moyennes puisse animer la balle d’une vitesse aussi vertigineuse. Il semble vraiment que toute la vigueur dont dispose Johnston se concentre dans son bras au moment de frapper. Cette force n’est pas seulement brutale, elle est comme une détente de tout le corps dont tous les muscles viennent coopérer d’une manière étroite à une action unique. Johnston, grâce à lui, attaque sans répit et se refuse toute action défensive.»
Des mots qu’en grande partie, des spécialistes tiennent aujourd’hui au sujet de Nadal.
Un «remake» de coup droit
Ancien entraîneur de l’équipe de France de coupe Davis, avec laquelle il gagna le trophée en 2001, Georges Deniau a eu la chance d’observer à la loupe des photos de Johnston et il connaît évidemment le jeu de Nadal à la perfection:
«A 80 ans d’intervalle, ce sont des techniques assez voisines, presque des «remakes». Comme Nadal, Johnston avait une prise très fermée et liftait beaucoup à cette époque où les prises étaient très classiques, c’est-à-dire légèrement fermées comme celle de Cochet qui avait aussi un coup droit formidable. En fait, la prise de Johnston en coup droit était presque la copie de celle d’Amélie Mauresmo. C’est dire si nous n’avons rien révolutionné! Aujourd’hui, la différence se situe dans des plans de frappe plus avancés et dans l’exploitation du poignet, sidérante chez Nadal, sauf que Johnston, déjà, était novateur dans ce domaine.»
Mais si Johnston était en avance sur son époque, l’habitude, cependant, a consisté pendant longtemps en l’utilisation de prises très peu fermées, comme les grands Australiens des années 1950 et 1960, qui jouaient pratiquement avec les mêmes prises en coup droit et en revers pour développer un jeu relativement à plat, très puissant comme avec Lew Hoad, ou très méthodique comme avec Ken Rosewall et Rod Laver.
Ces champions-là liftaient plus ou moins avec leur coup droit pour contrôler la balle. C’est avec l’avènement de Björn Borg, capable de frapper très fort, que le lift (cette capacité à faire tourner la balle sur elle-même) est entré dans une très grande, voire extrême, dimension.
Georges Deniau poursuit:
«Avec Borg, par la grâce de son coup droit joué avec une prise très fermée, le lift est devenu pour la première fois une arme offensive. Avec deux objectifs très précis: l’exécution de sortes de demi-lobs de manière à faire gicler la balle juste avant la ligne de fond de court afin de repousser l’adversaire ou l’exécution de coups courts croisés, la balle plongeant littéralement derrière le filet notamment en passing-shot et surprenant de nombreux volleyeurs en raison de ses vrilles.»
Borg avait, il faut le préciser, une force herculéenne dans le bras au point d’user de raquettes tendues aux environs de 40 kilos –de vraies planches, diront les mordus.
Coup droit lifté
Après Borg, les grands coups droits liftés sont devenus à la mode et pour ainsi dire l’alpha et l’oméga de l’enseignement. La célèbre académie de Nick Bollettieri, en Floride, a produit en batterie des joueurs sortis d’un même moule appelés Jimmy Arias, Aaron Krickstein, Jim Courier et Andre Agassi. Georges Deniau ajoute:
«A cause de Borg, le coup droit lifté est devenu tendance et il y avait des joueurs qui n’avaient pratiquement que ce coup-là en magasin notamment sur terre battue. Agassi n’est d’ailleurs devenu complet qu’à partir du moment où il a quitté Bollettieri.»
Comme l’histoire du tennis est, on l’a dit, un éternel recommencement, Pete Sampras a ensuite remis au goût du jour le coup droit des grands Australiens ou d’un autre Californien comme lui, Jack Kramer. Georges Deniau détaille:
«La prise de Sampras n’était pas très fermée, mais il avait un plan de frappe un peu plus avancé que les Australiens. C’est sans doute le plus grand coup droit de l’histoire parce qu’il alliait à la fois le classicisme, c’est-à-dire la simplicité transposable, et une terrible efficacité».
Meilleur que celui de Federer, jugé comme étant un modèle du genre, et de John McEnroe, souvent considéré comme le meilleur de tous?
Deniau résume:
«Le coup droit de Federer est exceptionnel aussi, mais il est moins enseignable que celui de Sampras. La prise de Federer est d’abord un peu plus fermée. Federer possède un peu plus de nuances dans son coup droit que Sampras parce qu’il adapte sa prise en permanence en fonction de la balle qu’il reçoit. Il est dans une improvisation continuelle et stupéfiante qu’il est impossible de recréer parce qu’elle lui est propre.»
Et bien sûr, il y a Nadal en mesure de faire vriller la balle comme peut-être personne avant lui grâce à «cet effet lasso», d’après l’expression de Patrice Dominguez, l’ancien Directeur technique national. Deniau conclut:
«Au niveau du résultat atteint, Nadal possède le meilleur coup droit jamais vu, mais il est relativement hors normes dans sa réalisation. En fait, il y a deux classements que je peux établir. Celui de l’efficacité avec Nadal, Borg et Federer. Et celui de l’exemplarité avec Sampras, Federer et Laver. Mais il faut répéter à tous les débutants que le coup droit est le coup qui permet le plus d’ajustements personnels contrairement au revers où les règles de prises doivent être plus respectées. En coup droit, chacun fait un peu ce qu’il lui plaît et comme il le sent au début. A Roland-Garros, il y a presque autant de coups droits que de joueurs.»
Yannick Cochennec