Life

Noble bouillabaisse

Temps de lecture : 4 min

Le plat de pauvre marseillais a trouvé sa place sur les meilleures tables.

À l’origine, c’est la soupe de poissons de roche abîmés, invendables au marché, que les pêcheurs des côtes marseillaises mitonnaient dans l’eau de mer –pour l’iode. «Quand elle bout, abaisse le feu»: première interprétation du vocable. La seconde, le «bouillon de l’abbé», est donnée par le grand restaurateur du Petit Nice, Gérald Passédat, enfant du Vieux Port.

Dans les années 1980-1990, six chefs de Marseille ont publié une charte de la bouillabaisse stipulant les variétés de poissons qui devaient entrer dans la soupe, mouillée de safran et accompagnée de rouille bien aillée. C’est que dans les bistrots des restanques et les enseignes de la Canebière, entraient dans la soupe tous les poissons de la criée et bien d’autres, venus de Rungis et d’ailleurs, dûment surgelés. Déviations coupables, indignes de la recette première: la soupe n’est constituée que de poissons de roche et non de fonds marins.

Restaurant Antoine / Pierre Javelle

Jean-Baptiste Reboul, auteur d’un ouvrage majeur –La Cuisinière provençale (1897)–, cite quarante poissons utilisables dans la bouillabaisse dont la rascasse, le grondin, la galinette, la vive, le roucaou, le saint-pierre, la baudroie, le congre, le merlan, le loup. Il y ajoute la langouste et les crabes.

Enfant de Phocée, féru de la tradition du bien manger à la Marseillaise, Marcel Pagnol était nettement opposé à la langouste, mécontent que l’on anoblisse l’ancestrale soupe des pêcheurs. Tel n’est pas l’avis de Paul Lombard, le grand avocat marseillais, qui ne refuse pas la langouste, en saison. Le rouget est toléré à Martigues ainsi que la seiche si l’on en a.

Dans le cadre élégant du Petit Niçois à Paris, le chef Alain Hacquard travaille la rascasse, la vive, le rouget, le grondin, le barbet, le mulet, la lotte, les étrilles, les moules, le congre, des langoustines, le tout pris dans un bouillon consistant, saisi cinq minutes, parfumé au safran –onctueuse rouille et croûtons. Un plat de pauvre? Tout dépend des poissons du jour; le turbot, l’autre soir, venu enrichir la soupe, bon prix (30 euros).

Au Bistrot de l’Olivier, à deux pas du Four Seasons George V, tenu par Joël Minot, ancien directeur du Fouquet’s, la bouillabaisse du Vieux Port est quotidienne car son marchand de poissons à Rungis lui fournit un éventail de petits poissons de roche nécessaires à la soupe agrémentée d’un coulis d’étrilles, de fenouil, d’ail, de safran, d’un verre de Pastis, le tout cuit à la commande une dizaine de minutes. À cette préparation goûteuse, on ajoute du rouget-grondin, de la daurade, du bar taillés en filets et quelques gambas. C’est la seule table proche des Champs–Élysées qui affiche la bouillabaisse aux deux repas (29 euros).

Paul Lombard, dans son livre passionné (Dictionnaire amoureux de Marseille), recommande Chez Michel –La Brasserie des Catalans, une adresse de référence dans la cité phocéenne. Cette semaine, on pouvait trouver dans la soupe du saint-pierre, de la galinette de mer, de la vive, du chapon, de la rascasse, du congre, le tout mouillé de safran, de tomate, d’huile d’olive. Dans la deuxième assiette, des poissons du jour en filets, un bouillon corsé escorté d’aïoli, de pommes de terre au safran, de croûtons mais pas de gruyère râpé – un plat mémorable (63 euros).

Bouille-abaisse du Petit Nice

Mickaël Féval, étoilé en 2010 chez Antoine, tout près de l’Alma, s’appuie sur les approvisionnements de Port-Vendres en poissons de roche auxquels il ajoute de la lotte et des poissons d’autres provenances que la Méditerranée. Des variantes tolérées pour la bouillabaisse façon parisienne: «Ce que les mangeurs veulent, dit le chef, c’est lamper et croquer la soupe marine au fumet évocateur, si puissant en bouche.» Pas de gruyère inutile mais des légumes: tomates séchées, fenouil, pommes de terre au safran du Quercy (59 euros).

Chez Marius, dans l’environnement du Parc des Princes, François Grandjean, un quadra athlétique, ancien chef de Charlot place Clichy, mitonne une soupe de poissons aérienne dans le style bouillabaisse avec l’adjonction de rouille (exquise), de croûtons aillés, de lotte, de rouget-grondin et de saint-pierre : le jus de cuisson est mixé pour constituer un plat bien iodé agrémenté de pommes de terre safranées. Nombre de mangeurs traversent paris pour la savourer (38 euros).

La soupe de poissons de roche, selon la recette historique, est asymétrique, selon l’avis de Robert Courtine (La Reynière), le regretté critique gastronomique du Monde disparu en 1998. La saveur de chaque poisson renforce les arômes de l’assiette, véritable arc-en-ciel de parfums méditerranéens –tout un beau repas, arrosé de vin blanc de Cassis par exemple ou de rosé de Provence du Château Roubine, séveux et long, un des rares crus classés de l’appellation.

Au Petit Nice, sur la corniche marseillaise, le menu «bouille-abaisse» se décline en trois assiettes selon les poissons de roche et autres employés par Gérald Passédat. Après la fraîcheur des crustacés en ouverture, voici un ensemble de poissons de la nuit, sarrans, rougets, denti, daurade, homard (en saison) découpés en fines lamelles, véritable architecture de chairs marines: symétrie de la présentation, élégance des formes et des couleurs. L’esprit guide et oriente la gestuelle du chef: splendeur de ces nourritures vieilles comme le monde.

En troisième assiette, venus des profondeurs, les paliers dixit Passédat, voici le pagre et la galinette d’une fraîcheur nacrée livrés par le pêcheur de l’Estaque, Félix, à l’heure de l’apéritif, qui seront imbibés du bouillon d’eau de mer aux algues, admirable quintessence des goûts.

Un plat de riche, assurément, un dîner entier (160 euros) où l’on atteint une sorte de satiété poissonnière. Songez que Passédat, plongeur en apnée et pêcheur d’expérience, emploie jusqu’à cinquante variétés de poissons et crustacés dont certains ne touchent jamais la glace et sont inconnus de n’importe quel gourmet. On comprend qu’après vingt années d’immersion dans les trésors de la Méditerranée, «mon lieu de vie», le quadra Passédat ait obtenu en 2008 la troisième étoile, amplement méritée pour ce chef-d’œuvre magistralement revisité.

Nicolas de Rabaudy

  • Le Petit Niçois
    10 rue Amélie 75007. Tél.: 01 45 51 83 65. Pas de fermeture.
  • Le Bistrot de l’Olivier
    13 rue Quentin Beauchart 75008. Tél.: 01 47 20 78 62. Fermé samedi et dimanche.
  • Antoine
    10 avenue de New York 75116. Tél.: 01 40 70 19 28. Pas de fermeture. Voiturier.
  • Marius
    82 boulevard Murat 75116. Tél.: 01 46 51 67 80. Fermé samedi midi et dimanche.
  • Chez Michel – Brasserie des Catalans
    6 rue des Catalans 13007 Marseille. Tél.: 04 91 52 30 63. Fermé dimanche et lundi soir.
  • Le Petit Nice
    Anse de Maldormé, Corniche Kennedy 13007 Marseille. Tél: 04 91 59 25 92. Fermé dimanche et lundi.

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