Le point commun entre Ma part du gâteau, Les femmes du 6e étage et Toi, moi et les autres? Ces trois films sortis récemment en salle imaginent les amours de personnes issus de milieux opposés. Dans le premier, Cédric Klapisch s'essaie à la fable sociale : Gilles Lellouche y joue un trader qui découvre l'amour avec sa femme de ménage (Karin Viard). Même chose ou presque dans Les femmes du 6e étage, dans lequel Fabrice Luchini plante un bourgeois parisien coincé qui flirte avec des bonnes espagnoles. Quant à la comédie musicale Toi, moi et les autres, elle raconte l'histoire un jeune nanti qui tombe amoureux d'une maghrébine nettement moins favorisée socialement.
Et on peut retrouver la même chose ou presque dans L'Arnacoeur, cette comédie sortie l'an dernier dans laquelle Romain Duris joue un pauvre séducteur professionnel qui finit par convoler avec la riche Vanessa Paradis. Ou quand l'Amour est plus fort que tout...
L'idée n'est pas neuve: de Titanic à Pretty Woman, en passant par L'Amant de Lady Chatterley ou les romans de la collection Arlequin, on ne compte plus les œuvres de fiction qui donnent à voir un amour dépassant les conventions sociales. Du point de vue narratif, c'est le jackpot à chaque fois pour les auteurs: la mise en scène de l'interdit bafoué excite, le choc des cultures fait rire et la victoire de la passion sur le déterminisme social émeut. Le but: faire rêver en affirmant que nos sentiments ne sont pas déterminés socialement et obéissent à une logique supérieure quasi-magique.
Cendrillon chez les traders
Si on y regarde de plus près, Les femmes du 6e étage ou Ma part du gâteau ne font que reprendre un mécanisme qui se trouvait déjà au cœur des contes de fées de notre enfance. Prenons l'exemple d'Aladin: c'est un jeune mi-voyou, mi-clochard, mais il arrive quand même à emballer la princesse Jasmine (un scénario à peu près aussi crédible que si Paris Hilton annonçait son mariage avec un balayeur malien). Idem dans les contes de Perrault ou des frères Grimm: Cendrillon a beau être une souillon - la thématique de la femme de ménage est déjà là, elle finit quand même par épouser le prince.
Quant à Blanche-Neige, victime d'un violent déclassement social (elle se fait virer de la cour royale), elle est contrainte de se réfugier chez sept prolétaires doublement déclassés, puisqu'à la fois mineurs et atteints d'achondroplasie, auprès desquels elle découvre bon gré mal gré les joies du travail manuel. Heureusement, un prince de passage lui fait retrouver son statut social originel en l'épousant et lui en faisant beaucoup d'enfants.
Il n'y a qu'à changer le décor, et on retrouve nos Fabrice Luchini et Karin Viard de 2011. Le problème, c'est que les histoires de princes charmants datent d’une époque où les classes sociales étaient totalement hermétiques, où il était inimaginable qu’un prince épouse une roturière. Ce genre de récit avait une fonction exutoire: il s'agissait de vivre par procuration ce qui était impossible dans la vie réelle.
Mais aujourd'hui, l'Ancien Régime avec son système de différenciation sociale très institutionnalisé est loin derrière nous. Et la libération sexuelle est censée avoir fait le ménage dans ce genre de tabous. L'apparition de ces nouvelles Blanche-Neige post-crise serait-elle symptomatique d'un retour aux bons vieux interdits de classe? Ont-ils jamais disparu, d'ailleurs? Un détour par la sociologie du couple nous donne la réponse.
L’homogamie reste la règle
Premier constat: l'adage rappelé par Jean-Pierre Léaud dans le film La Maman et la putain («On ne rencontre jamais que les gens de sa classe») semble toujours aussi vrai. En France, l'homogamie reste la règle, aujourd'hui comme il y a 50 ans, même si l'évolution du problème est difficile à mesurer à cause des modifications de la structure socioprofessionnelle.
Une chose est sûre: les études sociologiques les plus récentes (ici et ici) montrent que les couples français partagent très souvent le même milieu social et le même niveau d’étude. Près d'un couple sur trois est composé de deux personnes de même position sociale. Soit deux fois plus que si les couples s'étaient formés au hasard.
Le taux d'homogamie reste donc élevé dans la population totale, mais il varie selon les catégories socio-professionnelles. Par exemple, si vous êtes ouvrier, vous avez environ 20 fois plus de chances de vous unir à une ouvrière que de finir vos jours avec une cadre supérieure (la probabilité étant de 1,3% dans ce dernier cas).
Notons que le niveau d'études joue un rôle important dans la formation des couples, notamment chez les personnes très diplômées et les très peu diplômées. En clair: plus les cadres sont diplômés, plus ils s'unissent avec une femme cadre. Mais plus les ouvriers sont diplômés, moins ils s'unissent avec une ouvrière.
Qui se ressemble s'assemble
Ces chiffres témoignent de l’improbabilité des amours ancillaires filmés par Klapisch. S’ils peuvent frotter le lard à l’occasion, la bonne et le trader se marieront rarement. Quoique: les mêmes études révèle que les femmes ont plus tendance à s'unir «vers le haut» que «vers le bas». Comme dans Cendrillon...
Les causes d'homogamie sont nombreuses. L'une des principales est la proximité des habitus culturels (un concept mis en évidence par Pierre Bourdieu): les personnes partageant les mêmes goûts et les mêmes pratiques culturelles ont davantage de chance de se rencontrer et de rester ensemble. Bref, du point de vue sociologique: qui se ressemble s'assemble, en amour aussi.
Le film Le goût des autres d'Agnès Jaoui est une excellente démonstration bourdieusienne de la difficulté de trouver son conjoint hors de son milieu socio-culturel. Beaucoup plus réaliste que Les femmes du 6e étage ou Toi, moi et les autres, il mettait en scène l'amour désespéré d'un petit entrepreneur pas vraiment intello (Jean-Pierre Bacri) pour une comédienne de théâtre (Anne Alvaro).
De la même façon, une trop grande différence entre les réseaux de connaissance ou entre les lieux de rencontre possibles constitue dans les faits une barrière quasi-infranchissable. Par exemple, c'est aussi en raison de l'incompatibilité géographique que si peu de cadres s'unissent à une agricultrice (0,5 % des couples). Enfin, la pression sociale et familiale constitue encore un obstacle de poids.
Internet creuse le fossé
Avec l'apparition des sites de rencontre, on aurait pu croire qu’Internet deviendrait la terre promise de l’hétérogamie, le terrain de rencontre universel, propice aux mésalliances et aux amours enfin débarrassés de l'obstacle social. Il n'en est rien. Leur spécialisation croissante, la segmentation du marché des rencontres amoureuses et le développement en niches montrent qu’une toute autre logique anime les internautes en quête d’amour. Des sites spécialisés dans les rencontres «politiques» comme Droite-rencontre.com ou Gauche-rencontre.com, ou «religieuses» comme Jdream.fr (pour les juifs) ou Rencontresmusulmanes.com, permettent ainsi aux célibataires de faire le tri en amont et d'éviter de tomber sur quelqu'un de socialement trop différent.
Idem pour Attractive world, ce site de rencontre «haut de gamme pour célibataires exigeants» (comprendre pour riches diplômés). Ce dernier participe de la même logique de rationalisation de la rencontre, non seulement en exigeant de ses nouveaux membres que leur présence soit acceptée par les anciens, mais en leur faisant payer l'adhésion plusieurs dizaines d'euros par mois. Ce qui a pour effet, naturellement, d'écarter du site tous ceux qui ne disposent ni du budget ni du niveau social requis.
Même un site historiquement généraliste comme Meetic a pris le virage de la segmentation en développant sa branche Meetic Affinity, qui se fait fort de «sélectionner pour vous les personnes qui vous correspondent». Leur campagne publicitaire illustre bien leur objectif: tout axer sur les « affinités », c'est-à-dire sur l'homogénéité des habitus culturels décrits en son temps par Bourdieu.
Ajoutons que la mise à distance de la rencontre via Internet efface le contact physique, donc la possibilité du «coup de foudre» en direct. En chattant pendant des heures avant la vraie rencontre, les partenaires potentiels consacrent beaucoup plus de temps à la découverte sociale de l’autre (niveau d'orthographe, statut dans l’entreprise, salaire, goûts musicaux ou littéraires…), ce qui réduit encore les possibilités de passer outre les différences de milieu.
Évidemment, l'homogamie, qu'elle passe par Internet ou par la vie réelle, si elle reste une tendance lourde, n'exclut pas certaines formes de safari social. Mais le jeune homme de bonne famille qui s'encanaille le temps d'une nuit avec une fille de basse extraction a très peu de chances de passer le restant de ses jours à ses côtés. N'en déplaise à Charles Perrault ou à Cédric Klapisch.
Pierre Ancery et Clément Guillet