C’est l’un des sujets les plus débattus chez les amateurs de vin à l’heure actuelle: l’excès d’alcool dans le vin. De toute évidence, le vin ne serait pas du vin sans alcool et le petit étourdissement qu’il procure fait partie intégrante du plaisir de la dégustation. Toutefois, les niveaux d’alcool ne cessent d’augmenter, au grand regret de certains œnophiles, qui trouvent que les vins très alcoolisés sont trop forts et fatigants à boire.
J’approuve: je ne suis pas fan des cabernets et des syrahs sirupeux qui vous font regretter de ne pas avoir apporté un oreiller à table. Je crois toutefois que le débat est sujet à beaucoup trop de dogmatisme et de vitupérations. Le goût est une affaire personnelle, certains vins supportent mieux l’alcool que d’autres et il y a assez de choix pour satisfaire tous les palais. Alors, comment expliquer ces débats si passionnés?
Plus il y a de sucre, plus le taux d'alcool est élevé
Tout part du processus de fermentation, qui transforme le sucre en alcool. La teneur en sucre du raisin dépend de sa maturité. Plus il y a de sucre, plus le vin sera alcoolisé. Outre le fait qu’il fasse tourner les têtes, l’alcool donne du corps, de la texture et une certaine douceur au vin. Plus il y a d’alcool, plus ces caractéristiques augmentent.
Les cépages tels que le zinfandel ou le grenache donnent naturellement des vins à la teneur en alcool assez élevée, de même que les régions chaudes comme le sud de la vallée du Rhône ou la Barossa Valley. Le problème est que le degré d’alcool n’augmente pas que dans une seule région. Des œnologues ont récemment déclaré dans le magazine britannique Decanter que l’augmentation des teneurs en alcool représentait une menace pour le caractère même des vins de Bordeaux. Et des voix s’élèvent ailleurs pour formuler des préoccupations similaires.
Un taux d'alcool particulièrement élevé aujourd'hui
Mais c’est surtout de la Californie qu’il est question lors des débats. Il suffit de se rendre chez un caviste pour en comprendre la raison: les étagères débordent de vins californiens à 14%, voire 15%, et les étiquettes sont sans doute en dessous de la vérité. Selon la loi américaine, les vins à 14% ou moins ont droit à une marge d’erreur de 1,5% par rapport au taux indiqué sur l’étiquette (tant que le pourcentage réel ne dépasse pas 14%) et ceux de plus de 14% à une marge d’erreur de 1%.
La Californie a toujours produit des vins forts en alcool, mais les cabernets et les merlots de la Napa Valley n’étaient pas si corsés autrefois. Une étude récente (PDF) du professeur Julian Alston, de l’Université de Californie, a démontré que le taux de sucre des cépages californiens était aujourd’hui plus élevé de 9% qu’en 1980.
L'effet Robert Parker
Quelle est la raison de cette augmentation? Le réchauffement climatique est souvent mentionné, et il est vrai qu’il peut jouer un rôle dans d’autres régions, mais Alston et ses collègues pensent plutôt que cette augmentation du taux de sucre est à mettre au compte des pratiques agricoles. Selon eux, l’utilisation de rhizomes différents et de nouveaux systèmes de plantation aurait pu jouer un rôle, mais ils évoquent également l’hypothèse de producteurs récoltant des fruits plus mûrs afin de produire des vins plus à même de séduire les critiques, notamment Robert Parker.
Les scientifiques ont, en effet, remarqué que c’est dans les cépages les plus appréciés (cabernet, merlot, chardonnay) et les régions les plus célèbres (Napa et Sonoma) que le taux de sucre a le plus augmenté. Selon eux, cela pourrait être «dû à un “effet Parker”, […] les vignerons cherchant, pour répondre à la demande du marché, à produire des vins aux arômes plus mûrs et plus intenses».
Un homme d'influence
Robert Parker jouit d’une influence extraordinaire et les notes qu’il attribue aux vins californiens attestent depuis longtemps de son goût pour les vins très mûrs (c'est-à-dire riches en alcool). Ses mots en témoignent également: en 1999, puis à nouveau en 2000, il a descendu en flammes Tim Mondavi, le fils de Robert, lui reprochant de faire des vins trop légers et discrets.
Il l’a notamment accusé d’aller «à l’encontre de ce que mère Nature a donné à la Californie» avant d’affirmer que la force des vins californiens résidait «dans la puissance, l’exubérance et des arômes admirablement mûrs». En 2007, il a lancé une attaque tout aussi cinglante contre le vigneron californien Steve Edmunds: «Il semble que Steve tente délibérément de copier le style français. Mais si l’on veut faire des vins français, il faut les faire en France.» Compte tenu de l’influence de Parker, il n’est pas difficile de comprendre que nombre de vignerons se mettent à produire des vins susceptibles de lui plaire afin d’éviter ce type de critique acerbe.
Pas de comparaison Californie / Bourgogne
Le goût de Robert Parker pour les «bombes de fruits», comme il les appelle, s’étend jusqu’au pinot noir. En Bourgogne, où le pinot est le principal cépage rouge, la fraîcheur du climat limite la maturité, ce qui donne des vins assez légers en alcool, qui privilégient l’élégance à la puissance.
Mais sous l’influence de Parker, le pinot californien a évolué dans une tout autre direction, donnant des vins souvent très mûrs et luxuriants, qui s’approchent, voire atteignent, les 15% d’alcool. Reprenant les termes de Parker, les adeptes de ce style affirment que c’est là l’expression naturelle de ce terroir inondé de soleil qu’est la Californie et que les comparaisons avec la Bourgogne sont donc absurdes. Cela revient, selon eux, à comparer des oranges à des pommes.
Pourtant, la Californie peut aussi faire du pinot noir de manière plus légère et délicate, et ces dernières années ont vu une augmentation du nombre de vins traduisant un esprit plus bourguignon. Certains sont produits par des vignerons ayant renoncé à l’approche «bombe de fruits». D’autres, tels que les incroyables pinots de Rhys Vineyards, proviennent de vignobles dont les raisins ont une teneur en sucre limitée.
La popularité grandissante de ce dernier style est, selon moi, des plus encourageantes, car elle réfute l’idée selon laquelle la production de vins corsés serait inévitable ou, en quelque sorte, plus authentiquement californienne.
En outre, Parker ayant décidé de ne plus couvrir la Californie, pour la laisser à son associé Antonio Galloni, ce mouvement vers la finesse risque bien de s’accélérer. Un nouveau chapitre, particulièrement intéressant, pourrait bien être en train de s’écrire pour le pinot californien.
La bataille fait toujours rage
Pourtant, la bataille autour du pinot et de l’alcool fait toujours rage. Paradoxalement, alors même que Parker quitte la scène, l’intolérance dont ce dernier avait fait preuve envers les vins de Mondavi et d’Edmunds semble avoir contaminé l’autre camp.
Un auteur s’est ainsi récemment attaqué aux «pinots californiens couleur prune qui prennent des goûts de syrahs lourds et surboisés», qu’il a qualifiés de «crimes contre le vin». Un autre a déclaré que «le règne débridé» du pinot arrivait à sa fin et qu’il n’y aurait plus de «dé-pinotage du pinot», le «pinot se donnant des airs de zinfandel ayant été proprement remisé». Enfin, un vigneron de la Central Coast a qualifié les cépages utilisés pour produire des pinots forts en alcool de «pourriture».
À en croire la rhétorique utilisée, on croirait presque que les pinots californiens étaient utilisés pour euthanasier les personnes âgées et empoisonner les enfants.
La diversité est une bonne chose
Je n’ai rien contre le fait que l’on démolisse un vin que l’on n’aime pas (je le fais tout le temps moi-même, et même souvent avec plaisir), je ne vois pas l’intérêt qu’il y a à décrédibiliser un style particulier. Le choix et la diversité ne sont-ils pas de bonnes choses? Le pinot californien en est encore au stade des essais et des erreurs.
Il n’y a pas de réponse juste, il n’y a que des préférences, et rien n’empêche les pinots d’inspiration bourguignonne de cohabiter avec des vins plus puissants. En outre, la question de l’alcool n’est pas aussi simple à régler que ne le laisse penser tout ce tintamarre.
Les opposants aux vins fort alcoolisés ont tendance à réduire le problème à une question d’équilibre, suggérant qu’au-dessus d’un certain seuil, le vin ne présente plus aucun intérêt. Le problème est que l’équilibre est un concept hautement subjectif (certains diraient même amorphe); l’alcool n’est que l’un des éléments participant à la sensation d’équilibre, ou de manque d’équilibre. Imposer des limites arbitraires, comme l’ont fait certains sommeliers et au moins un distributeur, me semble particulièrement peu judicieux.
Le monde du pinot noir
Ce dernier point a été bien expliqué lors d’une manifestation en mars baptisée World of Pinot Noir (le monde du pinot noir). Ce rassemblement, qui s’est tenu sur tout un week-end, comprenait un débat au sujet de l’alcool et de l’équilibre, auquel participait le vigneron Adam Lee, de Siduri Wines, qui produit des pinots en Californie et dans l’Oregon, ainsi que Rajat Parr, un sommelier de San Francisco qui a décidé de ne pas servir de pinots au-dessus de 14% dans l’un de ses restaurants. À l’insu des autres participants, Lee avait inversé les étiquettes de deux vins qu’il avait proposés à la dégustation.
L’un faisait 13,6% d’alcool et l’autre était à 15,2%. Vous voyez la chose venir: Parr, excellent dégustateur, a tellement apprécié l’un des vins dégustés qu’il a demandé à en acheter. Et, bien entendu, il s’agissait du vin à 15,2%. Parr a bien accepté la ruse de Lee, qui, je pense, a bien démontré les limites des avis trop tranchés en matière d’alcool.
Le vin, un bon ingrédient de cocktails
Il y a un dernier point à prendre en compte, qui a largement été ignoré lors de tous ces débats autour du niveau d’alcool: beaucoup de gens aiment les vins bien charpentés. L’un des reproches les plus fréquemment adressés aux vins corsés est qu’il est difficile de trouver des plats avec lesquels les marier, ce qui est vrai: les vins très alcoolisés n’ont pas cette acidité qui permet de «nettoyer» le palais.
Mais cela ne pose visiblement pas de problème aux consommateurs: une étude récente a en effet montré que la majeure partie du vin consommé aux États-Unis est bue en dehors des repas, notamment en tant qu’ingrédient de cocktails. Ce résultat a, semble-t-il, choqué certains œnophiles, mais je pense qu’il confirme une chose: la diversité a du bon.
Nous sortons tout juste d’une période durant laquelle les vignerons ont fait l’objet de pressions énormes les incitant à se conformer à une certaine esthétique. Robert Parker ayant décidé d’abandonner la Californie, nous allons pouvoir assister à l’éclosion de nombreux styles différents.
Mike Steinberger
Traduit par Yann Champion