Mardi 24 mai, Bob Dylan a 70 ans. Mieux qu’un long discours qu’il n’écoutera pas, de grandes chansons que vous écouterez. 70 chansons pour ce septuagénaire, qui continue de donner une centaine de concerts par an, pour ce boulimique à la discographie si abondante qu’elle peut effrayer. Autant de chansons que d’années, donc, classées en dix thèmes. Joyeux anniversaire Bob. «Ah, but I was so much older then, I’m younger than that now».
La guerre
Dylan chanteur contestataire… De ce terme, il ne veut pas, tout simplement parce que ça n’est pas lui. C’est, avant tout, Suze Rotolo, la fille de Freewheelin’ Bob Dylan, l’activiste aux parents communistes, que Dylan aimait tant que ses chansons transpirent de ses préoccupations à elle qu’il s’est appropriées.
C’est principalement sur cet album que Dylan chantera son aversion pour la guerre, et ses absurdités, sur Masters of war ou Talking world war III blues. Il moque la guerre froide: ses menaces (A hard rain’s a-gonna fall) et ses peurs irrationnelles, quand il voit des gens se construire des abris nucléaires: «Let me die in my footsteps, before I go down under the ground».
En 1962, John Brown s’interroge «God, what am I doing here ? I’m a-tryin’ to kill somebody and die tryin’», et Dylan rejette la caution morale des puissants qui font la guerre au nom de Dieu dans la sublime With god on our side. Il y reviendra près de trente ans plus tard, avec celle qui aurait pu être une chanson traditionnelle, Two soldiers.
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Les injustices raciales
Bob Dylan s’est fait la voix des victimes d’injustice dans la société américaine : ceux dont le crime est d’être né noir, et contre qui tous les crimes sont permis. Il puise principalement son inspiration dans l’actualité, et les faits de société qu’il lit dans les journaux. Il raconte l’étudiant noir privé d’université qui essaie de s’y inscrire quand même (Oxford Town): « He come in to the door, he couldn’t get in/All because of the color of his skin ».
Il chante les crimes raciaux perpétrés sur Emmett Till («This song is just a reminder to remind your fellow man/That this kind of thing still lives todat in that ghost-robed Ku Klux Klan») dont les responsables sont acquittés, et sur Hattie Carroll, une serveuse assassinée à coups de canne par un jeune blanc ivre de 24 ans, William Zanziger, qui s’en sortira avec 6 mois de prison: «William Zanziger killed poor Hattie Carroll/With a cane that he twirled around his diamond ring finger».
Dylan pleure la mort de George Jackson, leader des Black Panthers tué par ses gardiens de la prison de San Quentin, et accuse les politiciens d’attiser la haine des noirs au profit de leur propre popularité (Only a pawn in their game): «But the poor white man’s used in the hands of them all like a tool ».
Et c’est, bien sûr, une injustice raciale qui donne lieu à une des chansons de Dylan les plus connues : l’histoire de Rubin «Hurricane» Carter, boxeur noir arrêté et condamné pour triple meurtre: «All of Rubin’s cards were marked in advance/The trial was a pig-circus, he never had a chance». Bob Dylan reversera les profits réalisés par le single au boxeur afin que celui-ci puisse s’offrir un recours en justice.
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Les histoires
Dylan est avant tout un formidable conteur, d’histoires populaires comme de légendes tragiques. «Come gather ‘round friends, I’ll tell you a tale», invite-t-il dans North Country blues, où les travailleurs sont mis au chômage par la délocalisation de leurs mines dans le sud «where the miners work almost for nothing».
Une jeune fille dont le père est condamné à mort se fait abuser par un juge dans Seven Curses, tandis que Frankie Lee vend son âme à Judas Priest pour quelques billets (The ballad of Frankie Lee and Judas Priest). Frankie tue Albert après l’avoir vu «lovin’ up Alice Bly» (Frankie and Albert), et le mafieux Joey finit sa route assassiné dans un bar. 4th time around se pose dans une dispute entre amoureux, avant de se conclure par une rupture et une nouvelle relation. Lily, Rosemary and the Jack of hearts se partagent l’intrigue des coulisses d’un cabaret avec Big Jim, l’homme le plus riche de la ville dont la relation avec les deux femmes se trouve menacée à l’arrivée du valet de cœur en ville.
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L'amour
Mais ses chansons ne parlent pas que des autres: ses chansons d’amour, et de rupture, apparaissent dès les premiers albums, même si elles s’y font rares, noyées par les sujets politiques. Il chante d’ailleurs plus souvent l’amour fini que celui qui vit encore, par pudeur sûrement, Dylan ayant toujours été discret sur sa vie privée. Sad eyed lady of the lowlands, la dernière chanson de Blonde on Blonde, tient sur une face entière du vinyl.
Sublime déclaration d’amour, Dylan mettra fin dix ans plus tard aux rumeurs sur la femme à qui elle est adressée en enregistrant une des plus grandes chansons de rupture de tous les temps, Sara: «Stayin’ up for days in the Chelsea Hotel/Writing Sad-eyed lady of the lowlands for you»… «Sara, Sara/It’s all so clear, I could never forget/Sara, Sara/Lovin’ you is the one thing I’ll never regret ».
Sur The times they are a-changin’, il chante à mi-voix une séparation, probablement celle d’avec Suze Rotolo, dans One too many mornings, et dit sous forme de repentir I threw it all away en 1969.
Bien plus tard, sur Time out of mind, une femme l’a quitté, le laissant «Standing in the doorway crying», et il retrouve ses premières amour en 2006 en chantant une Nettie Moore dont les paroles rappellent les vieilles ballades folk: «Lost John sitting on a railroad track/Something's out of wack/Blues this morning falling down like hail/ Gonna leave a greasy trail».
Enfin, s’il ne devait rester qu’une chanson de rupture, ce serait It’s all over now, baby blue. Même si on ne sait pas très bien de qui Dylan se sépare : une femme, peut-être, le Dylan «protest singer», sûrement.
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Le folk
S’il est un des auteurs les plus importants de ces cinquante dernières années, il n’en reste pas moins un formidable interprète, qui a exhumé de nombreuses chansons traditionnelles. Elles lui donnent l’occasion de chanter le «hobo» qu’il n’a jamais été mais qui reste son héros, le troubadour qui sommeille dans le chanteur folk traditionnel. «I’ve spent all my money/On whiskey and beer» chante-t-il dans une fabuleuse version de Moonshiner.
Il aime déjà les histoires de meurtre quand il chante Naomi Wise en 1961, pleure la mort d’un ami dans He was a friend of mine, et reprend Barbara Allen, une chanson qui circule depuis le XVIIe siècle. Il joue No more auction block au Gaslight en 1962, chanson que Pete Seeger est le premier à identifier comme la base de la future Blowin’ in the wind.
Pour son premier album, Bob Dylan, il enregistre House of the rising sun d’après la version de Dave Van Ronk, titre popularisé deux ans plus tard par The Animals et la voix habitée d’Eric Burdon, très loin de la version très classique de Dylan. On y trouve aussi Baby, let me follow you down, dont il jouera une remarquable version électrique sur le World Tour Bob Dylan de 1966.
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Les surréalistes
Dylan se montre souvent sérieux, voire grave, mais quand il touche au surréalisme, il devient drôle et léger, et convoque souvent des personnages célèbres à qui il réserve de tristes sorts. Certaines de ses chansons sont de véritables foires populaires: dans Tombstone blues, on croise Jack l’éventreur, Galilée, Dalila et Beethoven, dans Farewell Angelina ce sont des pirates à un œil, des bandits, des reines et des valets, 52 tziganes, et King Kong qui danse avec de petits elfes sur un toit.
Dans I shall be free, le président Kennedy demande: «My friend, Bob, what do we need to make the country grow ?/I said ”My friend, John, Brigitte Bardot/Anita Ekberg/Sophia Loren”/(Put ’em all in the same room with Ernest Borgnine!)», puis c’est à Yul Brynner, Charles de Gaulle et M. Propre (pour ne citer qu’eux) de venir mettre leur nez dans l’histoire.
Dans Motorpsycho nightmare, une certaine Rita qui ressemble à Anthony Perkins lui propose de prendre une douche, et Shakespeare parle à une Française dans Stuck inside of mobile with the Memphis blues again.
Bob Dylan’s 115th dream met en scène un certain Captain Arab (en référence au Captain Ahab de Moby Dick) à qui on demande d’oublier la baleine, dans une des chansons les plus drôles de Dylan (sur laquelle on entend d’ailleurs l’auteur exploser de rire) : «I ordered some suzette I said/Could you make that crepe».
Enfin, Desolation row est la chanson surréaliste par excellence, mystérieuse et lyrique, grotesque et poétique, fellinienne et baroque.
« All except for Cain and Abel
And the hunchback of Notre Dame
Everybody is making love
Or else expecting rain
And the Good Samaritan, he’s dressing
He’s getting ready for the show
He’s going to the carnival tonight
On Desolation Row »
On peut affirmer sans trop de doutes qu’il a su mettre à profit la sentence de Rainy day women #12 & 35: «Everybody must get stoned».
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Celles qui comptent le plus
Peut-être que celles qui comptent le plus sont les plus connues. Sans pour autant qu’elles soient les plus belles, elles sont très certainement celles qui ont le plus marqué l’histoire, celle de Dylan, et celle de la musique.
Blowin’ in the wind, un hymne, tout simplement. Dylan a 20 ans quand il l’écrit, en dix minutes, raconte-t-il. Aujourd’hui encore elle est considérée comme l’achétype de la protest song, et est toujours utilisée dans les rassemblements pacifistes. «The answer, my friend, is blowin’ in the wind». Tout est dit.
The times they are a-changin’: on pourrait aussi commencer par «Un hymne, tout simplement». Mais contrairement à la première, Dylan veut ici écrire une chanson qui capture les préoccupations de la jeunesse, en temps de guerre du Vietnam et de lutte pour les droits civiques. «There’s a battle outside and it is ragin’/It’ll soon shake your windows and rattle your walls/For the times they are a-changin’».
It’s alright Ma (I’m only bleeding): un sens de l’image à son apogée, un rythme contenu prêt à exploser, la critique de la société… cette chanson est un grand aphorisme. «Pointed threats, they bluff with scorn/Suicide remarks are torn/From the fool’s gold mouthpiece the hollow horn/Plays wasted words, proves to warn/That he not busy being born is busy dying».
Mr Tambourine man: sa chanson d’abord sortie par les Byrds, qui atteint la 1ère place du Billboard Hot 100 avant même qu’il ne sorte sa version. Il l’écrit après avoir passé un Mardi gras à la Nouvelle-Orléans, ce qui donne des paroles délicieusement surréalistes. «Take me on a trip upon your magic swirlin’ ship».
Subterranean homesick blues: en plus d’être une de ses premières chansons électriques, et d’être considérée par certains comme étant le premier rap, Dylan et DA Pennebaker y ajoutent le premier clip moderne, qui en a inspiré des centaines d’autres.
Un choc. «You don't need a weatherman to know which way the wind blows».
Like a rolling stone: Bob Dylan revient de sa difficile tournée en Angleterre (celle filmée dans Don’t look back), et écrit une chanson pleine de ressentiments, tirée d’un premier manuscrit de dix pages. Columbia Records hésite à la sortir, et les radios hésitent à la jouer à cause de sa durée. Elle deviendra pourtant une de ses chansons les plus marquantes, qui fera dire à Springsteen: « That way that Elvis freed your body, Dylan freed your mind» («De la même façon qu’Elvis a libéré votre corps, Dylan a libéré votre âme»). «How does it feel/To be on your own/With no direction home/Like a complete unknown/Like a rolling stone?»
All along the watchtower: la chanson rendue inoubliable par… Jimi Hendrix, et son interprétation incendiaire. Une histoire qui commence par la fin, dans un climat d’apocalypse, celui qu’il faut peut-être à la renaissance de l’homme qui a dû s’évader du tumulte de la vie qu’il mène depuis ses 20 ans. «There must be some way out of here, said the joker to the thief/There’s too much confusion, I can’t get no relief».
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New York
Les premiers albums de Dylan sont fortement marqués par sa nouvelle vie à New York. Le garçon de Duluth, Minnesota, a fait le voyage dans l’espoir de rencontrer Woody Guthrie, son héros. Sur les Minnesota hotel tapes, bootleg enregistré fin 1961, on entend une de ses premières compositions: Hard times in New York town.
Son premier album accueille deux compositions originales, intimement liées à New York, Talkin’ New York et Song to Woody, qui rend hommage à son idole qu’il a finalement rencontrée, et avec qui il passe le plus de temps possible.
Dans Bob Dylan’s dream, écrite en 1963, le jeune homme est déjà nostalgique de l’année 62 dans le village, entre le Gaslight et chez ses amis: «I wish, I wish, I wish in vain/That we could sit simply in that room again», comme quand il chante dix ans plus tard Tangled up in blue: « I lived with them on Montague Street/In a basement down the stairs/There was music in the cafés at night/And revolution in the air.»
Enfin, un narrateur qui vit des aventures cauchemardesques à Juarez finit par décider de rentrer à New York dans Just like Tom Thumb’s blues.
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La religion
Bob Dylan a sans aucun doute écrit ses plus mauvais albums dans les années 80, période de questionnement spirituel pour lui, entre découverte de la chrétienté et retour au judaïsme. Mais la question de la religion est très présente dans ses chansons dès les années 60, et les références bibliques sont partout, particulièrement dans l’album John Wesley Harding. The Wicked messenger «for his tongue it could not speak but only flatter» fait références au psaume 5 :9, «They flatter with their tongue», tandis que sur le même album Dylan rêve de Saint-Augustin (I dreamed I saw St Augustine) et parsème I pity the poor immigrant de références à l’ancien et au nouveau testament, tout comme Jokerman (une chanson qui souffre d’un terrible arrangement des années 80).
Dans When the ship comes in, Dylan fait s’ouvrir la mer et intervenir Goliath, sur Bringing it all back home, il chante les Gates of Eden, et Dieu demande à Abraham de sacrifier le fils sur la Highway 61 revisited.
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Ses plus belles chansons
Et pour finir, mon Panthéon personnel, ces chansons de Dylan dont je n’ai plus jamais pu me passer depuis la première fois que je les ai entendues, celles dont la portée artistique est aussi importante que celle des grands poètes, et des auteurs. Celles, aussi, qui ne méritent pas d’être réduites par mes mots : (Girl from the north country, Don’t think twice it’s all right, Visions of Johanna, Just like a woman, Ballad of a thin man, Simple twist of fate, Blind Willie McTell).
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En 1974, Bob Dylan chantait sa fin.
«I’ve just reached a place
Where the willow don’t bend
There’s not much more to be said
It’s the top of the end
I’m going
I’m going
I’m gone.»
Il s’était trompé.
Anastasia Lévy
Toutes les photos qui illustrent cet article sont extraites du site officiel de Bob Dylan.