Monde

Kiruna, la ville qui disparaît

Temps de lecture : 9 min

Posée sur une mine, la ville du grand nord suédois va devoir déménager pour éviter d'être engloutie et laisser la place aux extracteurs de minerai.

Vestige de l'ancienne mine à ciel ouverte, dans les hauteurs du nord de la ville
Vestige de l'ancienne mine à ciel ouverte, dans les hauteurs du nord de la ville. LOIC H. RECHI

Se rendre jusqu'à Kiruna n’est qu’une question de patience. Dix-sept heures d'un train au départ de Stockholm qui fend un paysage —forcément enneigé— où les bouleaux et les sapins finissent par s'imposer comme la seule distraction visuelle. A la descente du train, pour accueillir les voyageurs, une sculpture en bronze, érigée en l'honneur des générations de mineurs qui ont fait et font toujours la prospérité de la ville la plus septentrionale de Suède.

Kiruna Gare

La mine de Kiruna est le gisement de fer le plus important du monde. Selon les estimations de l'exploitant, il s'étendrait sur plus de quatre kilomètres de long et un kilomètre et demi en profondeur. Mais la valeur inestimable des quantités astronomiques de minerai qu'elle abrite n'est pas sans peser sur la vie humaine. Elle impose des modifications permanentes de l'organisation de la ville.

La station actuelle de train et sa majestueuse sculpture encore recouverte d’une épaisse couche blanche symbole de la dureté de l'hiver lapon seront bientôt déplacés car situées précisément en plein sur la ligne du gisement. C'est à terme ce qui arrivera à la ville toute entière. Kiruna ou l'histoire d'une ville menacée de disparaitre dans les entrailles de la terre, et donc obligée de déménager entièrement pour continuer à exister.

Une ville créée de toute pièce

Kiruna est une petite ville lapone de 18.000 habitants, sortie de terre à l'aube du XXe siècle, au moment où fut découvert le premier tronçon du gisement de minerai. En 1898, Hjalmar Lundbohm, directeur de LKAB – la société d'exploitation de la mine – décide alors qu'il faut construire une ville autour du site. Il engage des architectes, imagine un ensemble urbain s'inspirant d'influences venues des quatre coins du monde et lance les travaux pour bâtir une cité qui soit adaptée à la fois à l'environnement hostile de la Laponie, mais aussi aux individus. Jusqu'en 1965, LKAB exploite une mine à ciel à ouvert au nord de la ville et devient l'employeur incontournable de toute une région.

Puis, à partir de 1965, l'exploitation de la mine s'effectue exclusivement en sous-sol, depuis la partie ouest de la ville cette fois. Le processus de transformation de la ville devient alors un work in progress permanent. Au fur et à mesure que les mineurs avancent dans l'exploitation du gisement sous terre, la ville en surface se voit dans l'obligation de muer. Les quartiers adjacents à la nouvelle entrée de la mine sont détruits petit à petit et les centaines d'habitants de la zone sont relocalisés dans d'autres parties de la ville. En 2004, LKAB adresse une lettre à la municipalité décrivant les changements lourds et indispensables requis par l'expansion de l'activité minière. Kiruna devra déménager dans le cadre d'un large plan de transformations de la ville, pour ne pas s'effondrer.

Dans Kiruna

Des fissures menaçantes

Des fissures apparaissent année après année en surface. Si le centre de la ville est pour l'instant épargné, les escaliers géologiques déjà visibles dans les quartiers vidés à proximité de la mine entre les années 1960 et 1980 donnent le ton de ce qui adviendra du centre ville si aucune décision n'était prise. LKAB a déjà dû se résoudre à payer la reconstruction d'un nouveau système d'égouts.

Avec le temps, c'est pourtant des travaux autrement plus pharaoniques qui attendent la cité. Le lac au pied du gisement qui adoucit les températures extrêmes en hiver et fait le bonheur des amateurs de moto-neige sera entièrement drainé. Les routes qui mènent à Kiruna devront être déplacées. Et un par un, tous les quartiers de la ville seront démantelés. On ne sait pas encore précisément où sera construit le nouveau Kiruna mais la sauvegarde d'une partie du patrimoine de la ville requiert des décisions urgentes.

La municipalité a ainsi décidé de garder un échantillon de maisons représentatives des premières bâtisses construites au début du XXe siècle. Dans un délire qui n'est pas sans rappeler Les déménageurs de l'extrême – la monumentale église rouge de Kiruna sera également déplacée. De l'aveu de Mats Petterson, le responsable du département en charge de la transformation de la ville chez LKAB, la méthode pour réaliser une telle prouesse n'est pas encore arrêtée, le déplacement n'étant pas prévu avant au moins dix ans.

Fatalisme

Ingmar, un ancien mineur de 60 ans vivant dans le quartier de Järnvägen à proximité de la voie ferré, nettoie la neige noircie par les émissions de poussière de la mine devant la devanture du pavillon qu'il occupe – juste en contrebas de l'ancienne mine à ciel ouvert.

- Ça fait longtemps que vous êtes à Kiruna?

- Je suis né à Kiruna. Mis à part cinq ou six ans passés à travailler à Göteborg, j'ai toujours vécu et travaillé ici.

- Et votre maison vous appartient? LKAB va payer le jour où vous allez devoir partir?

- Non, je la loue. Je vais devoir partir d'ici une dizaine d'années, quand LKAB étendra l'exploitation de la mine jusqu'ici.

- Et ça vous attriste?

- Vous savez, c'est un quartier calme et très apprécié. Même si on n’a pas forcément envie de partir d'ici, on n’a pas le choix, on est résigné.

- Mais les gens n'en veulent pas à LKAB, la société d'exploitation de la mine?

- Non. Cette mine, c'est l'histoire de cette ville. Personnellement, j'y ai travaillé pendant vingt ans. Au début j'étais mineur mais ensuite j'ai eu des problèmes de poumon. Du coup, on m'a fait remonter à la surface et j'ai réparé les machines. Et puis les salaires sont très attractifs.

- Pour compenser le risque...

- Il y a bien quelques accidents mortels mais c'est très rare. Il y a par contre des accidents graves plus ou moins régulièrement. Ça entraîne parfois des amputations. Dans les années 50 ou 60, je me souviens que pas mal de mineurs mourraient de cancer aussi. Mais aujourd'hui, la santé des mineurs est très suivie.

Son fils sort de la petite maison pour se diriger vers la voiture familiale, résolu à embarquer son paternel. Le temps d’une dernière question sur la relève :

- Et les jeunes alors, ils en pensent quoi de tout ça?

- Les jeunes sont assez partagés. Certains décident de partir étudier dans le sud vers Stockholm, ou plus près à Lulea. Les autres restent ici et veulent travailler à la mine car ils savent que c'est la garantie d’un très bon salaire. Mais dans l’ensemble, l'attachement à Kiruna, l’endroit où ils sont nés, est une valeur plutôt forte.

Dans le quartier de Bolaget, c'est déjà le début de la fin

Si les habitants du quartier de Järnvägen comme Ingmar sont tranquilles pour encore une dizaine d'années, il en va autrement pour les résidents du quartier de Bolaget. Uniquement séparé de la mine par la voie rapide qui mène jusqu'à Narvik en Norvège, ceux-ci vivent leurs dernières heures dans les petites barres d'immeubles qui jalonnent ce quartier sans charme. Les deux premiers blocs ont ainsi déjà été entièrement vidés, et les riverains relogés plus à l'est.

Une maison de Blodget

Reloués à quelques étudiants le temps d'une année ou deux – les propriétaires continuent ainsi à engranger un peu d’argent– ces premières délocalisations augurent de ce qui arrivera à plusieurs centaines de famille d'ici 2014. C'est par exemple le cas de Susana, un Suédoise aux traits samis d'une quarantaine d'années:

«Quand j'avais quinze ans, je vivais de l'autre côté de la route, là où s'étend la mine aujourd'hui. La maison de mes parents avait été détruite à l'époque. Aujourd'hui la mine avance vers le centre. Ils ont déjà vidé deux blocs entiers. Ma famille va également devoir partir dans les deux années à venir. On m'a demandé de donner mes préférences pour mon nouveau logement. A partir de ces envies, les gens de LKAB vont me proposer des options de logement. Je dois avouer que je suis assez triste de quitter ma maison mais c'est comme ça.»

Un fatalisme, voire une soumission logique quand on sait l'omniprésence de LKAB à Kiruna. Véhicules utilitaires, 4x4, bus, panneaux à tous les sauces ou encore convois ferroviaires, il ne se passe pas une demi-heure à crapahuter sur le sol gelé de la ville sans croiser un élément matériel frappé du sceau des quatre lettres reines à Kiruna. Sur les 4.000 employés de la société à travers toute la Suède, environ 1.700 sont basés à Kiruna. Le calcul est vite fait, un habitant sur dix travaille pour l'entreprise publique. Et encore, ce chiffre ne prend pas en compte les armées de sous-traitants, et les emplois induits. On ne cache pas chez LKAB, que les salaires plus élevés qu'ailleurs font de cette entreprise à 100% publique depuis 1950 un employeur extrêmement attractif.

Mais si l'entreprise n'a pas mauvaise presse et n'est jamais pointée du doigt à Kiruna, c'est aussi parce qu'elle s'est engagée à faire preuve de transparence avec la population – en plus d'endosser tous les coûts inhérents aux transformations que son activité suppose sur la vie de la cité. Pour Mats Pettersson, le responsable du département en charge de la transformation de la ville, LKAB peut se féliciter de savoir entretenir la paix sociale.

«Ce processus de transformation est en marche depuis des années. On a dû déplacer des quartiers depuis les années 60 déjà, ce qui nous confère une certaine expérience en la matière. LKAB rencontre régulièrement les gens de la communauté. On imprime des plaquettes explicatives et on a développé un site web très complet. Nous allons d'ailleurs ouvrir un bureau dans le centre-ville à partir du mois de mai. Les gens pourront ainsi venir dialoguer à propos des grands changements à venir. Dans le cas du quartier de Bolaget, les bâtiments seront certes détruits, mais nous allons transformer la zone en un grand parc afin que les habitants de la ville puissent continuer à profiter de l'espace pendant plusieurs années.»

Spéculation immobilière et hésitations politiques

Ces multiples chamboulements ne sont d'ailleurs pas sans entrainer une certaine spéculation immobilière. Assurés de se faire racheter leurs propriétés à terme à très bons prix par LKAB, ils sont nombreux à investir dans des logements qu'ils louent ensuite aux nombreuses entreprises de sous-traitance à la recherche d'espace pour leurs employés.

L'hôtel de ville de KirunaCela ne déplait pas à Peter Barsk, propriétaire de la seule agence immobilière en ville. Alors qu'il est sans doute l'un de ceux à plus tirer parti de la mutation de la ville, il est incontestablement le type le plus critique que j'ai rencontré à Kiruna. A ses yeux, les tergiversations de la municipalité sont de plus en plus insupportables:

«Depuis septembre et la dernière élection, nous avons une nouvelle équipe municipale en place. J'espère sincèrement qu'ils vont se montrer plus clair sur leurs intentions. Au début, on nous disait que la reconstruction de la nouvelle ville aurait lieu à l'ouest, géographiquement du côté de la Norvège. Puis avec le temps, ils n'ont cessé de revoir leur position et finalement, c'est plutôt à l'est que ça devrait se passer, du côté de Tuolluvaara [Nda: une petite ville à une dizaine de kilomètres de Kiruna].

Mais la réalité, c'est qu'aucune décision réelle n'a été prise en six ou sept années. L'exemple de l'hôtel de ville est tout à fait symptomatique de ce problème. Selon la planning établi, le nouvel hôtel de ville doit être construit en 2016 à l'emplacement de ce qui sera le nouveau Kiruna. Honnêtement, ça me fait doucement rire dans la mesure où rien n'est fixé. Alors oui, en tant que citoyen, cette situation m'agace. Le manque de vision est total. Mais je songe aussi à mes affaires. Et pour moi la situation ne change pas grand-chose. Je continue à faire du business, sans me plaindre concrètement. Dans le fond, c’est peut-être vous qui avez raison en France. Ici, en Suède, les gens ont tendance à trop la fermer.»

Ces errements décisionnels de la municipalité qui agacent tant cet agent immobilier sont d'ailleurs confirmés à mots couverts par LKAB. L'entreprise d'exploitation minière insiste fortement auprès des politiques pour qu'ils ne refassent pas l'erreur de construire la nouvelle ville sur le gisement de fer, répétant les erreurs passées. Mais comme il le reconnait, c'est la municipalité qui a aura le dernier mot. A l'heure actuelle, Mats et LKAB en sont à espérer que la nouvelle équipe politique – de droite comme toujours à Kiruna – sera un peu plus réactive que sa devancière:

«Il leur faut du temps pour comprendre et se mettre à jour sur le travail déjà effectué. L'échange est constructif. Je suis sûr que la nouvelle équipe aura rapidement une idée définitive de l'endroit où la nouvelle Kiruna sera construite.»

On dirait bien qu’à 17heures de train de Stockholm, on a pris conscience depuis longtemps que l'intérêt économique prime sur le lyrisme.

Loïc H. Rechi (reportage et images)

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