Imaginez que vous êtes en train de sprinter sur un terrain de presque 150 mètres. Dans votre course, vous poussez une balle minuscule – presque aussi petite qu’un palet de hockey – du bout de votre crosse, appelée «hurley». Comme à la crosse justement. Sauf qu’à la crosse, la crosse est munie, au bout, d’une poche à filet, tandis que là, l’extrémité du hurley est plat et doté d’une lame en bois. Et contrairement à la crosse où il faut s’équiper de protections, au hurling, on ne porte ni protections, ni gants.
Maintenant, dites-vous bien que vos adversaires agitent eux aussi ces gourdins aux airs de hache. Ils vous assaillent de toutes parts, en espérant vous accrocher par derrière ou vous bloquer de front. Vous parcourez à vive allure cet immense terrain en pesant les options qui s’offrent à vous. Vous pouvez faire une passe à un coéquipier, soit en frappant la balle avec votre main (nue) ou votre pied (chaussé). Mais personne n’est dispo, alors vous vous préparez à tirer – qu’importe si vous êtes encore à 90 mètres des buts. Vous prenez appui, puis frappez puissamment la balle avec votre hurley (là, vous ressentez cet effet magique dans vos bras alors que vous communiez avec la balle).
Le gardien, le plus dingue de tous
Maintenant, imaginez que vous êtes le gardien de but qui s’apprête à arrêter ce tir, lequel a été déclenché à l’autre bout du terrain. Entre le moment où elle a été propulsée et celui où elle arrive jusqu’à vous, elle a atteint 160 kilomètres par heure! Et vous êtes là, dans une cage géante, sans le moindre «bouclier». Vous vous préparez soit à attraper ce missile avec votre main non gantée, soit à la dévier avec votre crosse. Sans compter que les joueurs de l’équipe adverse, dont le seul objectif est de marquer, foncent sur vous tel un essaim d’abeilles.
Voilà le rôle du gardien de but au hurling, cette discipline connue pour son rythme effréné et pour le courage (ou la folie) de ceux qui le pratiquent. Sport collectif réputé le plus rapide qui soit, le hurling, probablement d’origine celte, est né en Irlande avant le christianisme.
Le principe
Deux équipes de 15 joueurs tentent de marquer le plus de points possibles en frappant un sliotar (c’est le nom de la balle) pour le placer entre les poteaux de buts de l’équipe adverse. Au hurling, contrairement au rugby, il est interdit de plaquer un joueur. En revanche, les mises en échec ou charges à l’épaule sont courantes. Comme au foot, un joueur peut tirer de n’importe où sur le terrain, y compris à quelques centimètres des buts devant le gardien. Une balle qui traverse les poteaux au dessus de la barre transversale rapporte un point. Si la balle entre sous la barre transversale, dans la cage du gardien – ce kamikaze en maillot de sport – trois points sont marqués.
Le hurling est un sport à la fois palpitant et dangereux. En Irlande, les joueurs sont universellement admirés pour leur cran. Les gardiens, en particulier, font l’objet d’un quasi-culte. «L’une des qualités essentielles du gardien de hurling, c’est la folie», affirme très sérieusement Feargal McGill, chef de l’administration des matches et du bien-être des joueurs au sein du comité directeur du hurling, l’Association athlétique gaélique.
Même pas mal
Pour info: en 1997, le gardien de but Joe Quaid, après avoir reçu la balle dans l’entrejambe lors d’un pénalty, a eu un testicule «broyé». On a même dû lui enlever la moitié de l’autre. Une fois remis, il est revenu au hurling comme s’il ne s’était rien passé et a continué à être goal pendant trois saisons.
Je n’ai mis la main sur aucun autre document consignant des cas de testicules endommagés. Mais une chose est sûre, les blessures à la bouche et aux yeux sont très répandues. (Etonnamment, le nombre de commotions cérébrales est extrêmement faible. C’est peut-être parce que les contacts directs entre joueurs sont interdits. Ou parce que, comme on le sait bien dans le milieu, les joueurs de hurling n’aiment pas parler de leurs blessures.) En 2005, des chercheurs du CHU de Cork et du Waterford Regional Hospital ont publié un article dans lequel on apprend que rien dans ces deux hôpitaux, 310 joueurs de hurling ont été traités pour des blessures oculaires sur une période de neuf ans. Sur ces 310 sportifs, 14 souffrent aujourd’hui de troubles de la vision, 6 sont aveugles!
Des recherches plus récentes mettent en avant d’autres dangers du hurling. Dans un article publié en octobre, des chercheurs de l’University College Dublin ont étudié quatre équipes nationales de haut niveau sur la saison 2007. Sur les 127 joueurs qu’ils ont suivis, 82% ont été blessés. Même si la majorité des blessures étaient musculaires, ils ont inventorié 15 fractures, 3 blessures oculaires et un traumatisme crânien. D’où la conclusion de ces chercheurs: la fréquence des blessures au hurling est «élevé en comparaison des autres sports». Une autre étude réalisée en 2010 et publiée dans la revue médicale Irish Medical Journal révèle que 70 joueurs de hurling se sont fait soigner pour des blessures faciales dans un seul et même hôpital durant les saisons 2007 et 2008. Parmi ces 70 joueurs, 75% ne portaient pas de casque. 10 fractures faciales, 5 blessures aux dents, 5 blessures sur des tissus mous et 32 lacérations, essentiellement dues à des coups de hurley au visage.
Selon Colm Murphy, un chercheur ayant participé à l’étude sur les blessures faciales, les gardiens de but ne sont pas nécessairement ceux qui se blessent le plus. Mais quand cela arrive, les blessures sont souvent assez graves. Notamment des fractures de l’orbite oculaire ou, dans le cas du célèbre gardien David Fitzgerald, en 2007, la perte d’un bout de son annulaire. (Fitzgerald a fait recoudre son doigt. «Je vais reprendre à la fin du mois, j’espère, avait-il confié au Irish Independent, même si les médecins disent que c’est de la folie.»)
Des protections peu appréciées
En raison de tous ces risques, l’Association athlétique gaélique a décidé d’introduire progressivement, à partir de 2005, des casques (qui ressemblent à ceux utilisés au hockey sur glace) munis de grilles de protection du visage (comme celles que portent les joueurs de crosse). En 2009, seuls les joueurs de moins de 21 ans étaient tenus de porter ces protections. Depuis l’année dernière, le port de ces nouveaux équipements est devenu obligatoire pour tous les joueurs de hurling.
Le responsable de communication de l’Association athlétique gaélique l’affirme, la ligue respecte à cent pour cent ce nouveau règlement concernant les casques. Il reconnaît cependant que les gardiens étaient très réticents. Pourquoi refusent-ils de porter des protections qui peuvent leur éviter de perdre la vue? Ils estiment que leur job sera moins facile: le casque cache partiellement leur vision du jeu et réduit leur temps de réaction. Ce qui est regrettable quand on sait qu’une victoire repose parfois sur le gardien.
Gary Maguire, gardien de hurling respecté à Dublin, qui avait choisi de jouer sans casque avant l’obligation, affirme qu’il n’a plus la «même liberté de mouvement» aujourd’hui. Quant à la grille de protection faciale, dont deux barres horizontales se trouvent devant le visage sur toute sa longueur, l’une au niveau du nez et l’autre près des yeux, elle empêche de voir correctement, voilà tout.
Les gardiens de hurling ne sont pas les premiers sportifs à avoir eu du mal à s’adapter à un casque protecteur. Dans les années 30, pendant 8 saisons Bill Hewitt (grande vedette du football américain) a refusé de porter un casque affirmant que celui-ci «handicapait son jeu». (Il ne l’a fait qu’une fois, en 1939; la ligue ne lui avait pas laissé le choix.) De même, la star du hockey Craig MacTavish, le dernier joueur de la NHL à s’être présenté sur la glace la caboche nue, trouvait les casques si incommodes qu’il n’en a porté aucun depuis la fin des années 70 jusqu’à sa retraite en 1997. «C’était juste une question de confort, avait-il expliqué aux journalistes, je me suis habitué à ne pas en porter.»
Forcés à porter un casque, ils s’arment d’une scie
Ce qui distingue les joueurs de hurling des joueurs de hockey, c’est que face à leur exécration du casque, ils ont fait preuve d’ingéniosité. A l’aide d’une scie à métaux et d’un affûteur, Maguire a éliminé les deux barres problématiques de son casque, laissant une troisième, verticale courir de son front à son menton. Maguire n’est pas le seul gardien à avoir entrepris de modifier la grille métallique de son casque. Selon Christy O’Connor, qui a passé 20 saisons dans des buts et est l’auteur d’un livre consacré à la culture du hurling, The Club , la majorité des meilleurs gardiens actuels sont «clairement ceux qui jouent sans certaines barres [avec des casques modifiés]».
Selon O’Connor, c’est surtout une question de génération. Les joueurs qui ont autour de 25 ans ont pour la plupart toujours connu les casques. Du coup, le nouveau règlement ne leur pose pas de problème. Tandis que ceux qui sont plus âgés (en général, ce sont toujours les meilleurs gardiens de la ligue) doivent composer avec un «immense choc culturel», affirme O’Connor.
Pour mieux s’habituer à ce nouvel équipement de protection, un gardien remplaçant du Comté de Cork s’est mis à porter son casque chez lui en faisant la vaisselle ou en regardant la télé. Mais si ça ne les aide pas, les gardiens de but passent à une méthode radicale: couper les barres de la grille.
C’est quand même un peu paradoxal que ce soit les joueurs les plus exposés à de graves blessures qui résistent le plus aux mesures visant à assurer leur sécurité. Mais voilà, ces gars-là jouent au hurling, et s’ils ont survécu aux matchs, c’est grâce à leur tolérance élevée au risque. Tous ceux qui pratiquent un sport dangereux font un pari calculé à chaque fois qu’ils disputent un match.
Oui, il y a un risque qu’ils se prennent un coup au visage. C’est un risque, pas une certitude. Manifestement, les gardiens de hurling préfèrent prendre ce risque et gérer a posteriori les conséquences plutôt que de se plier préventivement aux contraintes d’une vision imparfaite. En tout cas, c’est ainsi que Maguire présente les choses. Mais bon, il faut dire que Maguire a une approche assez singulière des risques et de leurs conséquences: «Mon nez s’est cassé en deux et on a dû me le recoller», cite-t-il parmi une de ses blessures sur le terrain. «On m’a fait des points sur les yeux, mais j’ai continué à joué (…) pareil sur mon oreille une autre fois, j’ai continué. Certaines de ces blessures sont juste des petits bobos».
Risque financier
Les joueurs de hurling doivent peser les risques de leur décision de modifier un casque. Dès qu’ils le font, les assurances refusent de les couvrir. C’est bien plus lourd de conséquences que s’il s’agissait de sportifs américains de haut niveau: le hurling demeurant un sport d’amateur en Irlande, ses vedettes sont loin de gagner des sommes monstrueuses. (Les rares joueurs qui ont des contrats de sponsoring touchent grosso modo 5.000 euros par saison, calcule O’Connor.) Si l’Association athlétique gaélique gère un petit budget consacré au paiement des soins, les joueurs subissant de graves blessures peuvent devoir prendre en charge au moins une partie des coûts des soins qui leur sont prodigués.
Les joueurs de hurling sont donc face à ce dilemme: vaut-il mieux jouer avec une vue dégagée ou tenir compte du fait que les équipements de protection réduisent les risques de blessures? L’étude publiée l’an dernier dans l’Irish Medical Journal est édifiante. Sur les 18 joueurs qui ont subi des blessures faciales malgré le port du casque, trois avaient une grille standard, trois portaient un casque sans protection au niveau du visage et 12 portaient des casques dont la grille de protection du visage avait été modifiée. (Les chercheurs pensent que le faible taux de blessures chez les joueurs sans protection du visage est dû au fait que ce type de casque est rare.)
La tête dure et pas froids aux yeux
Les chercheurs ont intégré dans leur article une image du casque dont la grille avait été modifiée. La légende s’y rapportant explique que le joueur qui portait ce casque s'est fracturé la joue et les os de la mâchoire; il a dû recevoir des implants. Il est précisé que ces blessures sont survenues au cours de «deux saisons successives avec ce casque». La première fois, le joueur en question s’est fait réparer chirurgicalement le visage. La saison suivante, il a récidivé.
Loren Berlin
Traduit par Micha Cziffra
Photo dans l'article de Conor Lawless. Flickr licence CC by 2.0.