Culture

Libérez Bob Marley!

Temps de lecture : 5 min

Il est retenu en otage par des ados fumeurs de joints.

Bob Marley / mDemon via Flickr CC License by
Bob Marley / mDemon via Flickr CC License by

Le mercredi 11 mai a marqué le 30e anniversaire de la mort prématurée de la légende du reggae, Bob Marley. Dans un article de 2006 (reproduit ci-dessous), Field Maloney analysait le succès commercial post-mortem du chanteur.

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Legend, l’album des plus grands tubes de Bob Marley est sorti en 1984, 3 ans après sa mort, à 36 ans, des suites d’une tumeur au gros orteil. C’est l’un des albums les mieux vendus de tous les temps, avec Thriller de Michael Jackson et Born in the U.S.A de Bruce Springsteen. De son vivant, le public de Marley en dehors de Jamaïque n’était constitué que d’une poignée de fans, du moins jusqu’aux dernières années de sa vie, durant lesquelles il acquit une certaine reconnaissance internationale.

Ce ne fut qu’après sa mort, et Legend, qu’il devint une icône populaire —un chanteur instantanément reconnaissable par quiconque a déjà traîné ses guêtres sur un campus universitaire. Les Best of sont connus pour n’être que de pâles reflets du travail des artistes, mais Legend va encore plus loin: c’est une compilation affligeante, surproduite et aseptisée, de la musique de Bob Marley. Écouter Legend pour découvrir Marley revient en quelque sorte à lire Le journal de Bridget Jones pour comprendre Jane Austen.

Marley a rencontré un succès commercial étonnant après sa mort —les ventes record de son catalogue ont quasiment été à l’origine de la création de la catégorie «world music», ouvrant la voie à d’innombrables Buena Vista Social Clubs et Gipsy Kings— mais sa réputation artistique ne s’en remettra peut-être jamais. Son héritage musical a été détourné et simplifié par ses fans les plus crétins (tous ces néo-babs qui roulent des pétards à sa mémoire). Du côté opposé, les branchés et les «connaisseurs» semblent lui en vouloir pour ce succès grand public et ces fans abrutis. Le fait que Marley soit connu pour ses disques les plus faibles, comme Legend ou Exodus (que Time magazine a bizarrement —pour quiconque connaissant bien Marley— nommé «album du siècle») ne plaide pas en sa faveur.

L’âge d’or de Bob Marley correspond aux trois albums qu’il a sorti avec les Wailers d’origine et le très talentueux (et très fou) producteur jamaïquain Lee "Scratch" Perry: Soul Rebels, African Herbsman et Rasta Revolution. Tant du point de vue des paroles que des instrumentations, ces trois albums sont beaucoup plus agréablement complexes que la plupart des dernières œuvres de Marley.

Profondément ancrés dans les harmonies soul et R&B, les disques produits par Perry sont aussi beaucoup plus durs (les premiers fans de Marley au Royaume-Uni venaient du punk). Les rythmes saccadés —hypnotiques et sautillants, comme un reggae de mauvais garçons— des albums annonçaient le dub et les stars à venir comme King Tubby ou Augustus Pablo.

Lorsque le producteur anglais Chris Blackwell se mit aux commandes en 1973, avec pour intention de faire de Marley une star, la musique, malgré quelques bons albums, comme Catch a Fire! et Natty Dread, devint indiscutablement plus douce et digeste (écoutez "Mr. Brown de 1970 et "Natural Mystic" de 1977 pour constater la différence).

Peut-être est-il difficile de prendre Marley au sérieux dans notre époque pleine de complexes —à l’inverse de Dylan, ou même de Lennon, Marley ne se drapait pas d’une ironie protectrice— mais ce serait oublier à quel point il pouvait être malin et espiègle (Un jour qu’on lui demandait comment il faisait pour gérer la célébrité, Marley répondit «Je la gère en n’étant pas connu … Moi, je ne me connais pas»). Marley aurait 61 ans ce mois-ci. Il est temps de se demander si son héritage pourra un jour ou non s’émanciper d’un public américain qui semble ne désirer rien d’autre qu’un gros bisounours multiculturel.

Rachel Saurer, dans un texte intelligent sur le 20e anniversaire de Legend, a dépeint l’ensemble flou de valeurs que Bob Marley est venu à incarner: «En matière de goûts-musicaux-pour-affirmer-son-identité-personnelle, Legend veut dire: Je me soucie de l’état du monde. Je porte des vêtements en coton. Je pense que le stress, c’est mal. Je suis contre l’injustice. Je suis pour que tout le monde s’aime. Je n’ai rien contre la consommation de plantes vertes, si tu vois ce que je veux dire.»

Mais même si les fans de Marley sont stupides et énervants, du moins ici, aux États-Unis, les fans de Pablo Neruda ne le sont pas moins et personne ne lui en tient rigueur pour autant. Pourquoi en vouloir aux adeptes du «Cool, man !» et aux pseudo-rastas qui se cramponnent à son souvenir ?

Après tout, Marley est une star internationale, très écoutée dans le tiers-monde, notamment en Afrique. Là-bas, le culte de Bob Marley prend une autre dimension. Disons que vous êtes un jeune Américain blanc de classe moyenne. Vous êtes en première année de fac, ce sont les vacances de printemps et vous venez de découvrir les joints, Bob Marley et le frisbee. Vous avez vraiment envie de laisser tomber votre UV de biologie, mais vous savez que cela risque de beaucoup déplaire à vos parents.

Dans une telle situation, les chansons de Bob Marley, avec leur paroles appelant à «s’émanciper de l’esclavage mental» ou clamant «Je n’ai pas de chaînes aux pieds/mais je ne suis pas libre» se mettent à résonner en vous avec une profondeur insoupçonnée. Bien sûr, c’est risible. Mais imaginons un autre scenario. Et si vous étiez noir? Et que vous viviez dans le tiers-monde? Les paroles de Marley ne résonneraient-elles pas avec plus de force et d’urgence?

Le problème qu’il y a avec Bob Marley dans l’Amérique blanche est une question de perspective. Nombre de ses chansons parlent de résistance et de révolution. La menace implicite qu’il y a dans les paroles «Ils ont le ventre plein et nous avons faim/Une foule affamée est une foule en colère» ou dans la chanson «Burnin' and Lootin'» («Brûler et piller») est encore d’actualité. Et les chansons parlant de résistance armée mettent mal à l’aise l’Amérique laïque et progressiste —celle qui est le plus responsable du culte du Marley gentil rasta «One Love». Il en va de même pour les références bibliques. La musique de Marley puise beaucoup dans l’Ancien Testament, notamment dans le Cantique de Salomon. Il chante ainsi dans «Small Axe»:

Pourquoi te vanter, ô méchant homme;
Feignant l’intelligence que tu n’as pas?
Je dis que tu accrois l’inéquité
Pour satisfaire ta vanité…

Et quiconque creuse une fosse
Tombera dedans et sera enseveli.

Il s’inspire ici d’au moins quatre livres de la Bible: Psaumes 52:1 et 94:4, Proverbes 22:8, Esaïe 59:4 et Jérémie 2:5.

Souvent chez Marley, militantisme et religion sont mêlés d’une manière qui déplairait, mettons, au télévangéliste Pat Robertson. Parfois, la fusion est littérale, comme lorsqu’il joue sur les mots «révolution» et «révélation»: «Révélation, elle révèle la vérité, révélation/ Il faut une révolution pour faire une solution». D’autre fois, la relation entre religion et résistance est plus ambivalente et menaçante: «Car j’ai envie de faire exploser une église/ Maintenant que je sais que le pasteur ment».

Bob Marley est allé vers le grand public parce qu’il souhaitait être entendu. Mais même lorsque le discours était pacifique, il y avait une note de violence dans sa voix. Il a déclaré un jour à un journaliste: «Il ne devrait pas y avoir de guerre entre noirs et blancs. Mais tant que les blancs n’écouteront pas vraiment ce que les noirs ont à dire, il y aura… disons, une suspicion!» L’avenir a prouvé que Marley avait toutes les raisons d’être suspicieux quant à la manière dont il serait écouté. One love, man!

Field Maloney

Traduit par Yann Champion

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