Dans un monde où toutes les formes d’éclaboussures sanglantes, de démembrements et de massacres trouvent leur place sur le Net —là où des dizaines, peut-être même des centaines de millions de personnes ont vu le sang bouillonner du visage de Neda Salehi Agha Sotan et se répandre sur l’asphalte— il semble fou que le président Barack Obama ait décidé de ne pas publier les photos de la boîte crânienne défoncée par les balles d’Oussama ben Laden.
Dans une interview pour 60 Minutes qui doit être diffusée dimanche (le 8 mai), Obama a déclaré qu’il estimait important que «des photos très crues de quelqu’un qui a reçu une balle dans la tête ne circulent pas pour servir d’incitation à une nouvelle flambée de violence, ou d’outil de propagande».
C'est «trop horrible»
Jay Carney, porte-parole de la Maison Blanche, a évoqué mardi les «sensibilités en jeu» dans la publication de photos «horribles» et potentiellement «incendiaires», et s’est demandé si permettre leur publication «servirait ou porterait préjudice de quelque façon que ce soit à nos intérêts» dans le pays ou à l’étranger. Aujourd’hui, il affirme que l’administration ne veut pas que les photos deviennent des «icônes» qui contribueraient à rallier un soutien contre les États-Unis.
Le député républicain Mike Rogers du Michigan, président de la commission des renseignements à la Chambre des représentants, s’oppose à la diffusion des photos pour le même genre de raisons, et déclare qu’il ne veut pas que les images «rendent le travail de nos soldats qui servent dans des pays comme l’Irak et l’Afghanistan encore plus difficile qu’il ne l’est déjà. Le risque de leur publication est plus élevé que les bénéfices».
L’idée d’Obama et de Rogers selon laquelle les informations devraient être calibrées par le gouvernement pour faciliter le travail de l’armée américaine fait un trou dans le Premier amendement [sur la liberté d’expression et de la presse] où pourrait passer tout un régiment.
Si al-Qaida est en colère, ce n'est pas pour des photos
Si cette semaine al-Qaida et ses partisans sont plus en colère contre les États-Unis que la semaine dernière, c’est parce que des commandos américains ont tué Ben Laden. Si la politique américaine consiste à s’inquiéter des «sensibilités» d’al-Qaida et de ses alliés, Obama n’aurait jamais dû le laisser tuer.
Il est difficile d’imaginer qu’une photo de Ben Laden pousserait al-Qaida et ses partisans à des niveaux de rage que son élimination n’aurait pas déjà suscités. Ou, comme l’a twitté @knifework mercredi:
«Qui n’a jamais tiré une balle dans la tête de quelqu’un, jeté son cadavre aux requins puis tremblé sur l’effet que sa photo allait faire sur ses partisans?»
Je ne prône pas la publication des photos parce que je pense qu’elles convaincront les sceptiques de la mort de Ben Laden, ou parce que je veux un «trophée» ou encore «marquer un point» comme l’a dit Obama dans son interview pour 60 Minutes.
Je suis pour la publication des photos parce qu’elles constituent un élément essentiel de la guerre contre al-Qaida. Cacher les photos et faire passer leur escamotage sous le couvert de la sécurité nationale revient à sous-estimer ce qui fait tiquer al-Qaida, et à infantiliser la nation. Et cela crée un précédent pour «les informations trop atroces pour être révélées».
Voici comment le journaliste de CBS News David Martin décrit les photos, en se fondant sur une description qui lui a été faite:
«Ça a l’air absolument horrible. Souvenez-vous que Ben Laden a été touché par deux balles à bout portant, une dans la poitrine et une dans la tête, juste au-dessus de son œil gauche, que la balle a fait exploser son crâne, mettant le cerveau à nu, et a également arraché son œil. Ça ne va donc pas être des photos pour les âmes sensibles.»
Barbie Zelizer, auteur du récent ouvrage About To Die: How News Images Move the Public [Juste avant la mort: l’effet des photos de presse sur le public, dont Slate avait parlé ici] trouve paradoxal que l’administration rechigne à montrer des photos tout en fournissant très volontiers des descriptions verbales du raid spectaculaire et de la mort de Ben Laden.
«Il faut choisir», m’a affirmé Zelizer lors d’une interview.
Les photos de Ben Laden, explique-t-elle, font «partie des documents officiels, de l’actualité» et les garder à l’abri des regards leur confère des «pouvoirs magiques» qui n’existeraient pas sinon.
On peut regarder Abu Ghraib, mais pas Ben Laden?
Si nous les dérobons à la vue du public, nous nous engageons sur une pente glissante et alimentons l’ignorance, la poltronnerie, le doute et les conspirationnistes. Une partie de l’ambivalence autour de la diffusion de ces photos, explique Zelizer, est qu’il manque encore une version universellement acceptée de la mort de Ben Laden.
Comme je l’ai écrit le lendemain du raid, la presse et le gouvernement ont eu le plus grand mal à s’accorder sur le déroulement des opérations. Ben Laden s’est-il servi de sa femme comme bouclier humain? A-t-elle été tuée? A-t-il tiré sur les SEAL? Ou les soldats du SEAL ont-ils exécuté sommairement un homme désarmé?
Si une telle version existait, il serait peut-être plus facile pour l’administration de prévoir l’accueil que recevraient les photos sur le sol américain et à l’étranger. Mais ce n’est pas à la Maison Blanche de contrôler et de gérer l’information pour le bien de la nation en se fondant sur de supposées réactions négatives aux événements. Ça, c’est un mode de pensée soviétique.
Si on peut permettre à un pays de regarder les horreurs du 11-Septembre en temps réel, de feuilleter l’album de photos d’Abu Ghraib, d’assister à l’assassinat programmé pour être filmé de Daniel Pearl, de voir des images des cadavres d’Oudaï et de Qoussaï Hussein au 20 heures et de fixer les photos des soldats morts qui reviennent au pays dans un avion-cargo (photos que le président Bush, soit dit en passant, essaya de faire interdire au nom de la gestion de l’information), alors on peut lui faire confiance pour supporter les dernières photos d’Oussama ben Laden —et tout trouble que ces photos seront susceptibles de provoquer. Pourquoi? Parce que c’est ainsi que sont les États-Unis.
Jack Shafer
Traduit par Bérengère Viennot
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Et que penser de la vidéo de l’intervention réalisée avec une caméra fixée à un casque de soldat?
Oui, je suis aussi pour qu’elle soit diffusée, bien que je comprenne qu’elle soit remaniée au préalable pour en effacer les détails opérationnels secrets qui ont permis le succès de la mission. Donnez-moi les raisons pour lesquelles la vidéo intégrale devrait être diffusée par mail à [email protected]. Expurgez mon compte Twitter (les mails reçus pourront être nommément cités dans «The Fray,» le forum américain des lecteurs de Slate.com; dans un futur article ou ailleurs à moins que leurs auteurs ne s’y opposent. Slate est la propriété du Washington Post Co.)
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