Le grand Lester Bangs — l'un des premiers rock critics de l'histoire — a un jour déclaré qu'il rêvait de posséder tous les disques jamais sortis à portée de main, dans son sous-sol. C'est là un fantasme partagé par nombre de mélomanes — et, mutatis mutandis, par nombre de cinéphiles. Comme nous le savons tous, Internet a déjà mis à notre disposition un grand nombre d'œuvres autrefois difficiles à dénicher. Mais il semble qu'autre chose soit sur le point de naître; un phénomène encore plus attrayant, presque paradisiaque (s'il en avait eu vent, Lester Bangs aurait peut-être arrêté de se shooter au sirop pour la toux, et il aurait tendu l'oreille): la quasi-totalité de la musique et du cinéma - disponible à tout moment.
Chez les mélomanes et les cinéphiles d'un certain âge et d'un certain genre, la question de la disponibilité des œuvres d'art est des plus sensibles. Dans ma jeunesse, les mondes de la musique et du cinéma étaient excitants, en constante ébullition; mais compte tenu des vicissitudes des technologies et des industries en question, le simple fait d'essayer de suivre l'actualité (sans même parler du fait d'être un expert) se révélait très vite extrêmement coûteux en temps comme en argent, et s'avérait parfois tout simplement impossible. Je vais vous épargner les détails, mais croyez moi — c'était galère.
Et puis en fait, non: je ne vais pas vous épargner les détails. Dans le temps, la musique que nous voulions écouter ne passait pas à la radio, et les disques que nous voulions acheter étaient tout simplement introuvables. Nous ne pouvions même pas mettre la main sur les magazines qui nous disaient quels disques nous devions acheter; c'est pour dire. Il était presque impossible de dénicher des enregistrements vidéo de nos artistes favoris. Et pour les amateurs de ciné? C'est bien simple; nous allions nous entasser, ventre à terre, dans les salles obscures ou devant nos postes de télévision (en cas de diffusion inattendue): pour autant que nous sachions, l'occasion de revoir ces films ne se représenterait peut-être jamais.
Le concept de rareté est devenu obsolète
Quelques dizaines d'années ont passées — et nous sommes sur le point d'atteindre une sorte de point de singularité: la convergence numérique — tel un éclair chaleureux et graduel — sera bientôt totale. Ceux qui l'ont toujours connue la considèrent déjà comme quelque chose d'inébranlable et de (vraisemblablement) définitif. Les autres (et j'en fais partie) s'émerveillent en constatant qu'une bonne partie des œuvres méritant d'être numérisées et diffusées le sont déjà.
Dès qu'une œuvre se retrouve sur le Web, il est désormais assez simple de se la procurer. Le concept de «rareté» est devenu obsolète. Lorsqu'un CD ou un film «rare» se retrouve sur iTunes ou sur les réseaux torrent, il est — théoriquement — tout aussi accessible que le single le plus populaire du moment. (En pratique, il existe encore une petite différence - il faudra faire quelques recherches de plus, et le téléchargement sera peut-être un peu plus long, mais rien de comparable au fait de prendre sa voiture pour se rendre au magasin de disques, à l'autre bout de la ville, pour découvrir, une fois arrivé, qu'ils n'ont pas le CD recherché).
Une œuvre rare sera peut-être moins populaire; elle sera peut-être moins intéressante. Mais elle ne sera pas moins disponible, comme c'était naguère le cas. Il suffit d'une connexion Internet potable — et d'un brin d'immoralité — pour se procurer à peu près n'importe quoi. Mais que signifie cette fin de la rareté? Va-t-elle changer notre façon d'appréhender, ou d'apprécier, la pop culture et les beaux arts?
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C'est en travaillant sur un papier consacré aux Rolling Stones que ce phénomène m'est apparu. Je voulais revoir «Cocksucker Blues», le documentaire de 1972. Ce film de cinéma vérité* pornographico-psychédélique réalisé par l'illustre photographe Robert Frank n'avait jamais été officiellement diffusé. Frank est lié par un accord juridique avec les Stones: son documentaire ne peut être diffusé qu'en sa présence. Il a donc tendance à être présenté lors de conférences universitaires ou dans les salles de projection de certains musées.
Il m'a fallu environ 30 secondes pour le trouver sur les réseaux torrent, et une demi-heure pour le télécharger. Le film était en parfait état. Les scènes de sexe étaient particulièrement crues, ce qui m'a quelque peu surpris; j'avais déjà vu ce documentaire deux fois, mais n'en avais gardé aucun souvenir. Peut-être que ma mémoire me jouait des tours; mais je me suis tout de même posé quelques questions. Le film que j'avais vu dans les années 1980 et 1990 avait-t-il été censuré par Frank? Venais-je de trouver la version définitive?
Par la suite, j'ai réalisé que je m'étais inutilement compliqué la vie: le docu est sur Youtube en version complète (avec des tonnes et des tonnes de sexe). Si vous êtes fan des Stones, vous pouvez bien évidemment y trouver une foule d'enregistrements sur ce site - et même une pub Rice Krispies datant de 1963; toutes les représentations du Ed Sullivan Show; d'étranges documentaires, dont un réalisé en Australie; ou encore «Charlie Is My Darling» (autre docu olé-olé).
Certes, la qualité n'est pas toujours au rendez-vous, mais ces vidéos nous épargnent les mauvais côtés des DVD officiels: pas de bandes-annonces envahissantes, moins de publicités; pas d'avertissements du FBI ou d'Interpol en plusieurs langues, ou encore d'annonces légales relatives aux commentaires audio, etc. Les «médias pirates» sont beaucoup plus pratiques que leurs équivalents légaux.
Chutes, démos, et répétitions...
Continuant sur ma lancée, j'ai cherché «Let It Be», le triste documentaire de Michael Lindsay-Hogg consacré à l'avant-dernier enregistrement studio des Beatles, qui n'est jamais sorti en DVD. Je l'ai téléchargé en une heure. (Ceci dit, je pense que les films rares que je viens d'évoquer ont été distribué - disponible à l'importation, sur laser disc, etc. «Let It Be» est par exemple sorti en VHS; à l'heure où j'écris ces lignes, l'une de ces cassettes est en vente sur eBay, pour 200 dollars).
J'aime bien le réalisateur Richard Rush («Le Diable en boite»), auteur, il y a bien longtemps, d'un "buddy movie" considéré par beaucoup comme la comédie policière ultime: «Les Anges Gardiens». A ma connaissance, le film n'est jamais sorti en DVD, et il n'est pas disponible sur Netflix; Amazon le propose depuis peu en impression à la demande. Il est sur les réseaux torrent depuis un bon moment.
Certaines trouvailles d'importance disparaissent toutefois peu de temps après être apparu sur le Web. Exemple personnel: «Hard Rain», concert d'une heure de Bob Dylan retransmis par la chaîne NBC en 1976 (l'époque de la tournée Rolling Tunder). Le concert n'a été diffusé qu'une fois, avant la période du magnétoscope, et aucun enregistrement n'a été commercialisé (tout comme le tristement célèbre «Star Wars Holiday Special»). Quelques versions (dont celle de la télévision japonaise) apparaissent de temps en temps sur les réseaux torrent - on peut notamment citer l'autre apparition importante de Dylan à cette époque: l'émission spéciale de 1975 consacrée à l'œuvre du producteur John Hammond, sur CBS, sortie en VHS mais épuisée depuis bien longtemps. (Voilà un très bon exemple de l'évolution de l'accès des fans aux images de leurs idoles: dans les années 1970, Dylan n'a fait en tout et pour tout que deux apparitions substantielles à la télé).
Vous avez sans doute entendu parler du «Concert for Bangladesh», et peut-être de «The Last Waltz»; mais vous rappelez-vous de «S.N.A.C.K», concert de soutien donné à Los Angeles, où Bob Dylan et Neil Young - entre autres - ont formé un incroyable duo? La version audio (tirée d'un enregistrement radio de l'époque) est facile à dénicher. Et vous pouvez écouter un saisissant extrait de l'évènement, «Helpless», sur Youtube. Vous êtes fan de Stanley Kubrick? Il vous suffira de quelques clics pour visionner ses tout premiers films («The Seafarers», «Flying Padre", et "Day of the Fight").
Et gardons à l'esprit le fait que ces archives ne comportent pas que des œuvres artistiques finies: elles nous donnent également accès à des milliers de projets créatifs, susceptibles d'intéresser les chercheurs et les fans. Chutes, démos, et répétitions - du sacré au profane; du virtuose au balbutiant. Avis à tous les spécialistes de l'arena rock des années 1980: en parlant de cet article à l'un de mes amis, ce dernier m'a dit que l'une de ses connaissances lui avait offert une série d'enregistrements des répétitions... de l'album «1984», de Van Halen.
Mais nous n'avons pas encore atteint ce point de singularité: sur le blog de Jeffrey Wells, «Hollywood Elsewhere», la colonne de gauche comporte une liste de films jamais sortis en DVD. Dans bien des cas, il m'a suffi d'entrer le nom du film dans le moteur de recherche des principaux sites de torrents pour le trouver: la quasi-totalité de la pénétrante filmographie de Peter Greenaway; «At Long Last Love», de Bogdanovich; et l'évanescent «A la recherche de Mr. Goodbar», cause célèbre* des années 1970. Mais je ne les ai pas tous trouvés. (A propos, voici le point de vue de Jeffrey Wells: «Si l'on peut se procurer l'un de ces films de manière illégale, je ne veux pas en entendre parler.»)
Et il existe un large éventail de documents auxquels nous n'aurons peut-être jamais accès. Les milliers de films et d'émissions disparus à jamais, que ce soit à cause d'un stockage négligent ou d'une destruction délibérée — et malavisée (la quasi-totalité du Tonight Show période Jack Paar, et les dix premières années de la période Johnny Carson, par exemple). Sans parler des films (et d'un petit nombre d'albums) jamais diffusés — sous quelque forme que ce soit — et qui ne sont pas encore disponibles... dans la nature, pour ainsi dire. «The Day the Clown Cried», de Jerry Lewis, qui n'est comme chacun sait jamais sorti en salle, n'est pas en ligne (pour autant que je sache).
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Avec un espace de stockage en croissance exponentielle et des vitesses de téléchargement toujours plus rapides, la meilleure façon de trouver une chanson peu connue est encore de télécharger la discographie de l'artiste en question. Frank Zappa vous intéresse? Il vous suffit d'aller sur l'un des sites de torrent pour trouver une collection de 70 disques (10 giga-octets), mise à votre disposition par 250 seeds et peers. Selon mes estimations approximatives, il est sans doute possible de stocker l'essentiel de la pop music, quel que soit votre définition de la chose, sur un disque dur d'1 téraoctet (1000 giga-octets) - soit sur n'importe quel ordinateur de bureau d'aujourd'hui. C'est là l'équivalent d'environ 15.000 albums (en fonction de la fréquence d'échantillonnage de vos MP3), ou l'équivalent de trois sorties par semaine en moyenne pour les cinquante dernières années.
Mais alors qu'une nouvelle génération de mélomanes atteint l'âge adulte (libre de toutes contraintes morales ou technologiques), les discographies complètes commencent elles-mêmes à manquer d'envergure. Il sera de plus en plus facile de partager des collections de grande taille contenant les œuvres complètes d'artistes appartenant à telle ou telle époque de la musique: «Toute la British Invasion»... «Auteurs-chanteurs-compositeurs de Dylan à Oberst»... «punk et post-punk»... vous voyez le genre.
Bientôt, le sous-sol de Lester Bangs sera dans toutes les poches. Et la même chose sera sans doute vraie pour les films; ce n'est plus qu'une question de temps.
Les réseaux torrents (entre autres sites de partage de fichiers) demeurent le cauchemar permanent des majors et des studios. La quasi-totalité des téléchargements illégaux concernent la musique et les films contemporains et populaires; ils leur font, de ce fait, perdre de l'argent. Mais avec l'évolution de la technologie, notre façon de partager les documents (qu'ils soient contemporains ou anciens, omniprésents ou «rares») change elle aussi - et elle change même de manière parfois paradoxale.
Les industries du disque et du cinéma sont en train de comprendre que les sites de type «cyberlocker» (comme Megaupload ou Hotfile) constituent une menace bien plus grande que les torrents. (Ces sites permettent à leurs utilisateurs d'être moins vulnérables face à la loi). Leur croissance est fulgurante, même à l'échelle d'Internet: selon le classement Alexa, plusieurs d'entre eux sont en train de grimper dans la liste des sites les plus populaires de la planète - ce qui donne une idée du nombre astronomique de fichiers échangés. Ces sites permettent à leurs utilisateurs d'y stocker ce qu'ils veulent - que ce soit une simple chanson ou une version parfaite du dernier film à la mode en haute définition - et de dire à leurs amis (ou au reste du monde) qu'ils peuvent être téléchargés.
Les sites personnels, comme les blogs MP3, font de même. Exemple: Never Get Out of the Boat (le nom fait référence à «Apocalypse Now»), renommé NGOOTB Redux après s'être fait exclure par son hébergeur de blog, qui propose des téléchargements de (ou des liens vers) de grandes collections de trouvailles obscures et épuisées issues de l'univers du rock ou du cinéma: les morceaux blues enregistrés par les Rolling Stones à leurs débuts, et jamais distribués; un court-métrage non diffusé réalisé par Jim Morrison; ou encore - hum... - un album presque oublié des Hudson Bros.
Le propriétaire du site se fait appeler Capt. Willard (pour d'évidentes raisons). Je lui ai posé quelques questions. «Aujourd'hui, plus rien n'est rare, m'a-t-il répondu, catégorique. Si quelqu'un l'a, ou si quelqu'un l'a fait, c'est sans doute déjà en ligne, quelque part». Le blog de Willard forme une société d'admiration mutuelle avec le site And Your Bird Can Swing, qui propose le même type de contenu, en privilégiant les collections d'assez grandes tailles, comme ce coffret de 5 CD des démos de Peter Townshend (The Who).
Une grande partie de ces sites proposent également des documents en streaming. Pour l'industrie du disque et du cinéma, la protection de la propriété intellectuelle s'est donc transformé en un interminable jeu du chat et de la souris; un jeu aux dimensions vertigineuses.
Le jeu du chat et et de la souris
Voilà donc l'une des techniques employées par ce type de sites pour provoquer d'inimaginables raz-de-marée de contenus. Autre procédé, plus confidentiel: les sites de torrents privés, archives accessibles sur invitation, souvent consacrées à un thème précis. Pour faire court, ces espaces privés permettent aux membres d'échanger des films et des torrents (ou de s'échanger des liens menant à des espaces de stockage en ligne). Ils disposent de systèmes sophistiqués permettant de récompenser les membres qui mettent à disposition de nouveaux contenus, ou de pénaliser ceux qui se contentent de télécharger sans ajouter de nouveaux fichiers. Chaque site dispose généralement de sphères d'intérêt bien définies. Cinemageddon, par exemple, se spécialise «dans les films gores, d'horreurs, d'arts martiaux, d'exploitation et d'action les plus fins (hum hum), les plus rares, les plus obscurs et - bien sûr - les plus trash».
La société Big Champagne a trouvé un marché de niche de plus en plus important: elle mesure l'utilisation des médias modernes sur Internet. (L'équivalent du hit-parade de Billboard, en quelque sorte - mais pour le côté obscur de la consommation médiatique). John Robinson y est analyste des médias et chef de mission; il observe le flot interrompu des contenus depuis son bureau d'Atlanta. «Il est vrai que la notion de rareté n'a plus le même sens aujourd'hui, a-t-il reconnu lorsque je lui ai parlé de mon sujet. Ceci dit, la rareté existe encore dans certains cas: lorsqu'une personne désire posséder une version physique d'une œuvre, par exemple. Mais en général, on peut toujours trouver ce qu'on recherche d'une façon ou d'une autre».
J'ai demandé à Robinson s'il avait vu apparaître de petites merveilles jusqu'alors introuvables. «Visconti a adapté "L'Étranger", avec Marcello Mastroianni, m'a-t-il répondu. Si vous abordez le sujet dans une école de cinéma, on vous répondra: 'Laisse tomber; tu ne verras jamais ce film. Il le déteste, sa femme le déteste, tout le monde le déteste. Il est enterré. Laisse tomber'.» En s'appuyant sur des discussions en ligne, il m'explique que le film est réapparu en 1999, lors d'une réunion entre plusieurs directeurs de la photographie. L'un d'entre eux a passé le film en version VHS, et une copie de la cassette s'est finalement retrouvée sur un site de torrent privé.
Selon Robinson, certains fans s'essayent désormais à la restauration; ils améliorent la qualité de mauvaises copies à l'aide de logiciels spécialisés. «Sur les forums, on peut voir les gens discuter de correction du timing des sous-titres — ou de réencodage [des films] avec Avidemux - à longueur de pages. Tout cela est extrêmement technique.» (Avidemux est un logiciel d'édition vidéo open-source). D'autres annotent les fichiers et rédigent des synopsis. «Tous ces manipulations techniques et ce travail d'expert se font derrière un mur, affirme-t-il. Vous ne pouvez pas les trouver sur Google, mais ils existent». Mais tout comme les studios, les fans ne peuvent indéfiniment cacher leurs créations derrière un mur. Il est aujourd'hui très facile de dénicher "L'Étranger" de Luchino Visconti sur les réseaux torrent.
Le légal refait peu à peu son retard
Les membres des sites de torrent sont des volontaires animés à la fois par une obsession et par un intérêt pour l'inhabituel; rien de surprenant, donc, à ce qu'ils soient à la pointe du processus de «dé-raréfaction». Fouinez un peu, et vous verrez des cinéphiles se comporter en véritables geeks obsédés par les films étrangers obscurs, les œuvres cultes des années 1960 et 1970, les sorties DVD de films de mauvaise (ou de très mauvaise) qualité, ou par le cinéma érotique - et bien évidemment par les œuvres réunissant plusieurs de ces critères, comme «The Sinful Dwarf», film d'horreur pour adulte axé drogues et sexploitation, réalisé au Danemark en 1973. Un site est consacré au sous-titrage des films qui ne sont jamais sortis aux États-Unis. Étant donné la petite taille des fichiers MP3 et ses dix ans d'avance dans le domaine de la numérisation, le monde de la musique n'a pas ce problème: une grande partie des œuvres sont déjà disponibles dans le monde entier.
C'est aussi une question de genre: je pense par exemple que les amateurs de jazz sont moins au fait des subtilités d'Internet que les fans de rock; il y a donc beaucoup moins de musique de jazz en ligne. D'un autre côté, dans le commerce, les amateurs de jazz ont accès à un répertoire beaucoup plus étendu — peut-être parce qu'ils sont plus disposés à se procurer leur musique en toute légalité que les étudiants fans d'emo. Je ne sais pas si cette anecdote est représentative de la situation, mais j'ai remarqué que la discographie complète de l'un de mes musiciens favoris, Gabor Szabo (guitariste hongrois un peu fêlé), était disponible sur iTunes, alors qu'il est presque absent des sites de partage de fichiers.
Les catalogues des plateformes de téléchargement légal viennent peu à peu combler ces lacunes. J'ai toujours apprécié «Fowl Owl on the Prowl», pseudo-tube tiré de la bande originale du film «Dans la chaleur de la nuit». J'ai longtemps hanté les sites de partage pour dénicher le titre, sans succès. La bande originale de Quincy Jones (qui comprend — entre autres — «Fowl Owl» et «In the Heat of the Night», la chanson-titre interprétée par Ray Charles) est désormais disponible sur l'iTunes store. Autre exemple: je collectionne les versions de certaines chansons («Walk Away Renee», «Wichita Lineman», «Stardust», «Don't Fear the Reaper», «Ain't Misbehavin», etc.), et par le passé, j'ai toujours devancé la sélection de l'iTunes Store de très loin. Aujourd'hui, en revanche, la sélection de la plateforme de téléchargement est plus que correcte, et il m'arrive d'y trouver une version dont je n'avais pas connaissance.
Mais de temps en temps, il m'arrive également de tomber sur une œuvre véritablement rare - du moins, selon mes critères personnels. J'ai toujours collectionné les albums live, mais je n'ai jamais pu dénicher - par exemple - une version numérique de «Coast to Coast: Overture and Beginners», la prestation live de 1974 de Rod Stewart and the Faces. Cet album était très réputé à l'époque (c'était souvent le cas pour les lives des groupes de premier plan dans les années 1970); il serait sorti en CD au Japon, mais personne ne semble s'y intéresser sur les réseaux de partage de fichiers. Il est disponible en CD et en LP sur eBay, pour peu que vous y mettiez le prix. J'ai demandé au Capt. Willard s'il l'avait déjà vu en ligne; il m'a dit que je n'avais pas cherché là où il fallait, et m'a indiqué l'adresse d'un cyberlocker proposant l'album.
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Ainsi donc, Internet ressemble aujourd'hui de plus en plus au sous-sol de Lester Bangs. Au vu de son immensité, de la cacophonie qui y règne, et de son manque d'exactitude, il rappelle également la Bibliothèque de Babel de Borges. Cette bibliothèque recélait toutes les combinaisons possibles de lettres - et les recoins d'Internet dont je vous parle aujourd'hui sont plongés dans un chaos semblable: la chanson «Let It Be», des Beatles, peut être attribuée aux Stones, aux Kinks, aux Hollies, ou même aux «Battles»... et toutes ces informations peuvent bien évidemment être rattachées à la mauvaise chanson («Let It Bleed», par exemple).
Est-ce suffisant?
Pour certains d'entre nous, le plaisir que procure l'art ou la culture revêt un aspect fétichiste. Dans leurs esprits, être fan ne se résume pas au fait d'apprécier un produit culturel. Il y aura toujours des collectionneurs, obsédés par les objets, comme les pochettes de LP mémorables des années 1960 et 1970. Durant les années 1990, dans l'univers de l'underground et du rock alternatif, des labels (Sub Pop, par exemple) ont exploité leur marque et profité de la soif d'objets de leurs fans à grand renfort d'innovations, comme le «singles club» — et sont arrivés à convaincre les amateurs de débourser des sommes conséquentes pour acquérir des compilations 45 tours de Nirvana ou de Mudhoney. (Aujourd'hui, à chaque sortie d'album un peu branché, leurs enfants casquent pour mettre la main sur une version LP à l'ancienne). Et il y aura toujours des gens pour vouloir posséder des objets auxquels la majorité des fans n'a pas accès. Longtemps après la mort de Bangs, l'un de ses amis m'a dit que son souhait comportait un corollaire tacite: lui seul aurait pu accéder à son sous-sol magique.
Mais c'est de bonne guerre; jadis, lorsqu'un groupe donnait un concert, il pouvait être excitant de le voir interpréter une chanson que vous connaissiez, mais que le reste de l'assistance n'avait jamais entendu. Cette époque est sans doute révolue. Il y a une chose, cependant, que les fans n'osent admettre: dans la plupart des cas, les œuvres rares n'étaient pas à tomber par terre. Ces dernières n'étaient pas rares par hasard, quoi que puissent en dire les collectionneurs et autres «complétistes». Si les fans (ou les responsables des relations publiques) vous parlent de la façon dont vous écoutez la musique (et non de la musique elle-même), vous pouvez généralement vous dire que la musique en question n'est peut-être pas de première qualité.
Surabondance paralysante
En théorie, une œuvre peut encore être «rare» - si peu de copies numériques de tel ou tel film sont en circulation, plusieurs années pourraient passer sans qu'il soit mis à disposition des utilisateurs des réseaux torrent, et il pourrait devenir introuvable. Si quelques disques durs venaient à s'effacer, il pourrait disparaître tout à fait. Mais les cinéphiles ont aujourd'hui accès à des espaces de stockage de plusieurs téraoctets, et le stockage en «cloud» devient la norme, si bien que ce scénario ne semble pas vraiment crédible.
A la fin de son long article consacré à l'autobiographie de Keith Richards (dans un récent numéro de la New York Review of Books), le poète Dan Chiasson fait une remarque des plus pertinentes sur le rôle qu'ont pu jouer la rareté et le manque dans le processus créatif d'antan:
«Pour la première fois de l'histoire de l'humanité, la création et la consommation culturelles sont en situation de surabondance; une surabondance presque paralysante. Pendant des millénaires, elles furent en situation de pénurie; et en ces temps reculés, les gens considéraient l'art ou la musique qu'ils ne pouvaient acquérir comme nous considérons aujourd'hui les choses que nous voulons mais que nous ne pouvons posséder: avec la même soif, le même désir ardent - le même besoin d'imaginer l'objet absent, avec une intensité telle qu'une fois en main, il pouvait presque décevoir. Personne n'éprouvera plus ce que Keith Richards et Mick Jagger ont éprouvé à Dartford, lorsqu'ils allaient piquer des disques de blues de droite et de gauche.»
Pas faux - mais ce n'est là qu'un petit sacrifice; ne l'oublions pas. Je possède moi-même quelques objets-fétiches (le White Album des Beatles sur deux cartouches huit pistes dans un boitier noir spécial, par exemple, ou un picture-disc rare d'Elvis Costello). Et je me souviens de la joie que j'ai éprouvée en faisant ces trouvailles. Mais il serait difficile de déplorer la fin de la rareté; après tout, le plaisir de la trouvaille ne découlait-il pas d'un sentiment de supériorité, face aux amateurs moins chanceux que nous? Y a-t-il vraiment de quoi être nostalgique? Pour les fans, les spécialistes et les critiques, le nirvana n'est plus loin: bientôt, la disponibilité sera totale, et constante. (Et je pense que Richards et Jagger n'ont rien contre). Certes, la situation n'est pas idéale pour les détenteurs de droits. Mais honnêtement, le reste de la planète n'a vraiment pas de quoi se plaindre.
Bill Wyman
Traduit par Jean-Clément Nau
*En français dans le texte