Des pèlerins de tous les pays, dont un grand nombre venu de Pologne, le pays natal de Karol Wojtyla, ont pris d’assaut la place saint-Pierre de Rome, lieu symbolique de l’Eglise catholique romaine. Jean-Paul II y est béatifié ce dimanche à Rome par son successeur Benoît XVI.
Six ans après sa mort, la popularité du pape Jean Paul II est à son zenith. La file ininterrompue qui vient chaque jour se recueillir devant sa tombe dans la basilique Saint-Pierre, l’agitation médiatique qui a accompagné chaque étape de sa béatification étaient déjà des indices. Ce dimanche 1er mai à Rome, ce sont plus de deux millions de personnes, venues d’Italie, de France, de Pologne, qui devraient assister à la béatification du pape polonais. Béatification expresse réclamée dès le jour de ses funérailles par des affiches trop zélées: Santo subito (saint tout de suite).
A personnalité exceptionnelle, procédure exceptionnelle: la règle selon laquelle un procès en béatification ne peut s’ouvrir que cinq ans après la mort du candidat n’a pas été respectée par Benoît XVI. Le procès a été ouvert dès le lendemain des funérailles. Il a été ultra-rapide au regard de l’œuvre considérable que Jean Paul II a laissée, dont il a pourtant fallu examiner chaque écrit, chaque parole, chaque geste. Expéditive aussi la reconnaissance du «miracle» - préalable à toute béatification - dont a bénéficié une religieuse française, qui aurait été guérie d’une maladie de Parkinson quelques jours seulement après la mort du pape.
La légende de Jean Paul II a commencé le jour de son élection, le 16 octobre 1978. Le conclave des cardinaux provoquait la stupeur du monde entier en désignant, pour la première fois depuis quatre siècles et demi, un pape non Italien, Karol Wojtyla, un «jeune» cardinal (58 ans) venu de Pologne, au parcours atypique, qui avait fait l’expérience directe des deux totalitarismes du XXe siècle.
Du nazisme, dont il a mesuré la barbarie pendant l’occupation de son pays, puis du communisme qu'il a connu comme prêtre dans la Pologne de l'après-guerre, comme professeur à l'université de Lublin, comme archevêque à Cracovie, puis comme pape à Rome, Jean Paul II retiendra, sa vie durant, qu'ils ont été tous deux des systèmes d'enfermement totalitaire et d'anéantissement de l'homme. En décrétant la mort de Dieu, ils ont tous deux provoqué la mort de l'homme. A Auschwitz et au goulag.
C’est le fil rouge qui va guider sa pensée et son action de pape. Au long de ses cent quatre voyages hors de l’Italie, de ses innombrables discours, de ses quatorze encycliques, il n'aura jamais de mots assez durs pour régler ses comptes avec ceux qui identifient la religion à une aliénation. Il dénoncera les idéologies, matérialistes et permissives, qui exclue toute référence à Dieu et aux valeurs de la transcendance. Pour lui, sans Dieu, c'est toute la société qui se déshumanise. Les mots de «liberté» et de «vérité» découpent les deux grandes phases de son pontificat de vingt-six ans.
La chute du Mur
La liberté d'abord: de 1978 à la chute du mur de Berlin en 1989, Karol Wojtyla est attelé à la tâche de défendre la liberté de religion, de pensée et les droits de l'homme partout dans le monde. A commencer par la Pologne où, dès juin 1979, il fait un premier voyage triomphal et réclame le respect de la souveraineté de son pays.
Puis, dans les pays d'Amérique centrale ou latine, d'Afrique ou d'Asie, qui sont aussi sous le joug de régimes autoritaires, civils ou militaires. Ses voyages dans les cinq continents, dont le nombre, l'ampleur, la mise en scène étonnent le monde, sont à la fois des actes de soutien à des Eglises locales engagées dans des situations difficiles et des dénonciations de régimes autoritaires, corrompus, injustes. Dans les pays du tiers-monde, il plaide pour la justice sociale et s’élève contre les déséquilibres qui favorisent le sous-développement et la pauvreté. Dans les pays sécularisés d’Europe occidentale, il rappelle les racines chrétiennes. A Paris, pour son premier voyage de 1980, il lance, avec un brin de provocation: «France, qu'as-tu fait des promesses de ton baptême?».
Mais issu d'une Eglise polonaise intransigeante dans sa foi catholique et son opposition au régime, Karol Wojtyla s'impose d'abord comme le pape qui a vaincu le communisme. Personne ne conteste que, grâce à lui, l'«Eglise du silence», écrasée par la persécution des années d'après-guerre et la suppression de ses droits fondamentaux, retrouve un porte-parole. Elle redevient actrice des événements qui précéderont la chute du mur en 1989 et le retour à des régimes libres et démocratiques dans les pays de l'Est.
Jean Paul II se place sur le seul terrain des valeurs et des droits. Son nom symbolise la résistance spirituelle, au nom des droits de la conscience, de la culture, de la nation. Les réseaux d'influence qu'il met en place, les personnalités qu'il nomme, le soutien aux formes les plus traditionnelles du catholicisme (culte marial, pèlerinages, canonisations, etc) renforcent, en Occident, son image de pape conservateur.
Mais, pour les Eglises de l'Est, ce sont autant de signaux et de moyens d'affirmer leur existence, leur volonté de survie. Cette clairvoyance lui vaudra d'être victime d'un attentat le 13 mai 1981, place Saint-Pierre. Il est touché par un terroriste turc, Mehmet Ali Agça, et sauvé une première fois à l'hôpital Gemelli. L'implication des services bulgares est prouvée, mais celle du KGB soviétique ne sera jamais démontrée.
Pape dogmatique
Mais ce pape de la liberté dans les pays opprimés est aussi, à l'intérieur de son Eglise, le pape de la « vérité », de la remise en ordre, le pape normatif. Il condamne la théologie de la libération en Amérique Latine pour sa connivence avec le marxisme et les guérillas révolutionnaires. Il devient l'épouvantail des milieux libéraux occidentaux parce qu'il s'oppose à la libération sexuelle.
Il est plus populaire dans le tiers-monde que dans les pays riches et sécularisés d'Occident. Il remet de l'ordre dans les Eglises (Pays-Bas, Allemagne, Autriche, etc) ou des ordres religieux (jésuites) traversés par des courants progressistes. Il remet au pas, sans complaisance, les théologiens contestataires (Hans Küng, Charles Curran, Eugen Drewermann, etc), donne sa confiance aux mouvements les plus zélés ou mystiques, de l'Opus Dei aux charismatiques.
Il martèle un discours rigoureux en matière de morale sexuelle, recommande la chasteté plutôt que le préservatif pour lutter contre le sida. Il dénonce la «culture de la mort » - l’avortement, l’euthanasie, qu’il amalgame avec la violence, la guerre, le terrorisme, la toxicomanie - qu’il oppose à la «culture de vie». En revanche, en raison de son âge ou d’une coupable indulgence, il tarde à prendre la mesure du scandale de la pédophilie des prêtres.
Aucun chef de l’Eglise catholique avant Jean Paul II n'aura eu un contact aussi privilégié avec les multitudes. Ce pape inclassable, médiatisé comme aucun de ses prédécesseurs ne l'avait jamais été, symbolise le retour à un dogmatisme étroit, à un moralisme étroit du couple, à des formes de centralisation romaine qu'on croyait mortes après le concile Vatican II (1962-1965).
Mais ce qui demeurera de son oeuvre, c'est qu'il aura été la voix des sans-voix, incarné l'espoir de masses opprimées derrière le rideau de fer, décimées par les guerres, la pauvreté, les épidémies. Ce qui restera aussi, ce sont ses initiatives sans précédent de rencontre entre les diverses religions du monde et ses contributions à la paix, contre toute violence, toute guerre et tout terrorisme.
Dialogue inter-religieux
Le 13 avril 1986, il est le premier à franchir les portes de la synagogue de Rome, autrefois méprisée par les papes. Il salue les juifs comme étant les «frères aînés» des chrétiens. C'est le début d'un travail de réconciliation et de révision de l'attitude de l'Eglise envers le judaïsme qui avait commencé au concile Vatican II (1962-1965), mais que le pape polonais a amplifié d'une manière spectaculaire, sans jamais exiger de contrepartie. Le 30 décembre 1993, le Vatican reconnaît pour la première fois l'Etat d'Israël.
En l'an 2000, au terme d'un travail de «purification de la mémoire» et de «repentance» exigé de ses fidèles à l'occasion du Jubilé de l’an 2000, Jean Paul II surprend à nouveau le monde: il se rend à Jérusalem, au mémorial de Yad Vashem, c'est-à-dire au lieu le plus élevé de la mémoire de la Shoah, ainsi qu'au Mur des lamentations.
A Assise, la ville de Saint-François en Ombrie, il convoque en 1986 tous les plus hauts responsables religieux, invités à prier, sans syncrétisme, pour la paix. Dans tous les pays qu'il traverse, il va à la rencontre des communautés, chrétiennes (protestants, anglicans, etc) ou non-chrétiennes, juive, musulmane, bouddhiste, hindoue. La paix du monde passe par la paix des religions. En janvier 2002, peu après les attentats du 11-Septembre, Jean Paul II relance l'«esprit d'Assise». Il réunit à nouveau, dans la même ville italienne, les responsables religieux de la planète. Ensemble, ils répètent que l'extrémisme religieux n'a rien à voir avec la religion, que rien ne justifie de tuer au nom de Dieu.
Pape de la rencontre entre les traditions religieuses, il se mobilise aussi contre les guerres: la guerre du Liban dans laquelle les chrétiens sont impliqués; la guerre du Golfe quand l'Irak envahit le Koweït (1990-1991); les nombreux conflits qui éclatent en Afrique. Dans des discours aux accents déchirants à Zagreb (1994), à Sarajevo (1995), il plaide pour la fin des hostilités entre les communautés catholique, orthodoxe, musulmane dans les Balkans. Toutes ces années 90, alors que son corps est de plus en plus marqué par la maladie - un syndrome de Parkinson -, Jean Paul II devient le «mendiant de la paix». En 2003, il est l'un des plus vigoureux adversaires de la guerre en Irak menée par les Anglo-américains.
Pendant plus d’un quart de siècle, ce pape aura donc rempli les écrans, répété inlassablement des mots comme non-violence et paix, respect de la vie, repentance, accueil des plus démunis, dialogue entre cultures et confessions. Et, lors de ses voyages hors d'Italie, il aura cherché à ancrer l'Eglise dans la diversité des cultures pour faire face à la «mondialisation» destructrice des identités. On l'a dit prisonnier en exil au Vatican, pape sans frontières et arpenteur universel. On l'a dit Père Fouettard de la planète. Mais qui l'a vu dans les bidonvilles, au milieu des enfants, des personnes âgées, des handicapés ne peut plus recourir à un tel cliché.
Son dernier combat, c'est contre la maladie qu'il l'aura mené: une maladie qui diminue ses facultés, l'empêche de marcher, puis de parler à la suite d'une ultime opération en urgence fin février 2005. Ses derniers semaines sont un calvaire. Il apitoie le monde entier, cherche jusqu’au bout à communiquer, comme si la foule des pèlerins place Saint-Pierre était son dernier souffle, son espoir de survie. Mais l'homme qui avait tant parlé était soudain devenu muet. Le 2 avril 2005, s'éteint un porte-parole des tragédies et des espérances de l'humanité.
En un pontificat d’une durée record - vingt-six ans et demi - , le premier pape slave de l’histoire aura ainsi redonné une vigueur incomparable, parfois contestée, au christianisme. Aucun pape n’avait donné une dimension aussi universelle à son rôle et ses obsèques, le 8 avril 2005, réuniront plus de 200 souverains, chefs d’Etat et de religions et des millions de personnes à Rome et derrière les écrans. Ils seront encore là pour la béatification.
Henri Tincq