«Inacceptable.» Nicolas Sarkozy et Barack Obama ont choisi la même expression pour dénoncer la répression exercée par le régime syrien contre les manifestants. Catherine Ashton a eu un mot similaire: «Intolérable.» Mais que faire pour ne pas tolérer l’intolérable, accepter l’inacceptable? En Libye, la réponse à cette question a été l’intervention d’une coalition internationale qui bombarde les forces du colonel Kadhafi pour –selon la résolution 1973 de l’ONU– «protéger les populations civiles». Aux mêmes maux les mêmes remèdes? Sans doute pas.
La situation en Syrie est à bien des égards comparable à la situation libyenne, il y a quelques semaines. Face à une partie de ces citoyens qui réclament la liberté, la démocratie et le respect des libertés fondamentales, le régime du président Bachar el Assad répond comme le guide de Tripoli: il envoie ses chars mater la rébellion, fait tirer à balles réelles sur des civils, arrête les supposés «meneurs» qui disparaissent sans autres forme de procès et stigmatise un complot de l’étranger. La répression aurait déjà fait plus de 400 morts et des milliers de blessés.
Cela ressemble à la Libye...
Comme en Libye, la dictature syrienne est une récidiviste. Le père de Bachar, Hafez el Assad, n’avait pas hésité, en 1982, à raser une ville entière (Hama) qui s’était soulevée contre la minorité alaouite au pouvoir dans un pays majoritairement sunnite.
Comme la Libye, la Syrie a été plus ou moins ostracisée par les Occidentaux après l’assassinat à Beyrouth en 2005 de l’ancien Premier ministre libanais Rafik Hariri. Et comme la Libye, elle semblait être peu à peu redevenue fréquentable, surtout grâce à la politique de Nicolas Sarkozy qui rompait avec l’attitude de son prédécesseur.
Placée sous mandat français après la chute de l’empire ottoman, la Syrie conservait avec la France des liens privilégiés que Jacques Chirac cultivait soigneusement. Il a été le seul chef d’Etat occidental à assister aux obsèques d’Hafez el Assad, en 2000, et il se faisait fort d’être une sorte de protecteur du nouveau président, le jeune Bachar, alors âgé d’une trentaine d’années, qui aurait préféré rester à Londres poursuivre son activité d’ophtalmologiste plutôt que d’être obligé de se lancer dans la politique.
Les relations entre les deux hommes ont commencé à se gâter quand Bachar a donné l’impression de ne pas faire grand cas des conseils du président français. Elles ont été rompues, en 2005, après l’assassinat de Rafik Hariri, un ami de Jacques Chirac, auquel les services syriens ne sont sans doute pas étrangers.
Considérant, à juste titre, qu’il était difficile d’avoir une politique active au Proche-Orient sans la Syrie, Nicolas Sarkozy a renoué avec Damas. Alors secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant a joué un rôle actif dans ce rapprochement. Bachar el Assad a été reçu de nombreuses fois à Paris et était même sur la tribune d’honneur lors des cérémonies du 14 juillet 2008. Sans aller aussi loin, Barack Obama avait lui aussi rompu avec la politique de George W. Bush qui était d’accord –une fois n’est pas coutume– avec Jacques Chirac. Il avait rétabli les canaux officiels avec la Syrie, compte tenu du poids de ce pays dans la région.
Comme avec Kadhafi, le président français doit aujourd’hui remettre en cause ses relations avec un dirigeant sur lequel il comptait pour sa politique méditerranéenne.
... mais ce n'est pas la Libye
Là s’arrêtent les similitudes. La Syrie n’est pas la Libye. Au nom des principes invoqués par bombarder le Guide libyen, une intervention en Syrie apparaîtrait tout aussi justifiée. Mais il est peu probable qu’elle ait lieu. Pour plusieurs raisons. D’abord, précisément, à cause de la Libye. Une coalition internationale est engagée dans des opérations armées entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque. On voit mal les mêmes Etats, qui sont par ailleurs pour la plupart déjà englués en Afghanistan, se lancer dans une nouvelle aventure militaire.
L’opération libyenne est aussi un frein à une intervention en Syrie parce que la Russie et la Chine disent en substance qu’elles ne s’y laisseront pas prendre une deuxième fois. Elles se sont abstenues au Conseil de sécurité pour ne pas empêcher une action militaire à laquelle elles étaient hostiles par principe. Elles estiment que la coalition outrepasse le mandat de l’ONU en multipliant les cibles visées et en se donnant de plus en plus explicitement l’objectif de renverser le colonel Kadhafi.
Il est fort probable qu’elles ne laisseront pas faire en Syrie, un pays qu’elles considèrent comme leur allié (ce qui n’était pas vraiment le cas de la Libye). La France, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, se seraient contenté, dans un premier temps, d’une simple déclaration du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant la répression en Syrie. Ils ne l'ont même pas obtenu.
La menace d’un véto russe et/ou chinois n’est pas la seule explication de la prudence internationale. La Syrie est une pièce centrale du puzzle proche-oriental. Sans avoir, contrairement à l’Egypte et à la Jordanie, signé un traité de paix avec Israël, elle est la garante d’une certaine forme de stabilité dans la région. Certes, le goût de la stabilité est aujourd’hui dénoncé par Nicolas Sarkozy comme opposé, souvent, aux aspirations des peuples. Il n’en reste pas moins un des moteurs principaux de la diplomatie internationale.
Le régime syrien possède un pouvoir de nuisance qui ne saurait être sous-estimé. Il ne risquera pas directement des troubles à la frontière (contestée) avec Israël car la riposte de l’Etat hébreu pourrait être destructrice pour son armée. Mais il conserve la capacité de déstabiliser le Liban bien que ses soldats s’en soient officiellement retirés. Par l’intermédiaire du Hezbollah au Liban et du Hamas à Gaza, il peut encore brouiller les cartes.
La Syrie partage cette influence avec l’Iran, son seul allié dans la région. Des rapports ambivalents lient les deux pays, faits à la fois de complicité et de concurrence. C’est aussi une des raisons pour lesquelles la France et des Etats-Unis ont récemment renoué avec Damas. Personne n’a intérêt à laisser la Syrie et l’Iran dans un face-à-face qui les renforce mutuellement. Et personne n’a intérêt à un affaiblissement de la Syrie tel que le régime des mollahs serait le seul bénéficiaire stratégique des «printemps arabes».
Face à ce dilemme, les Européens et les Américains réagissent avec les moyens traditionnels: condamnations verbales, sanctions économiques, appels à la réforme. Mais n’est-ce pas déjà trop tard?
Daniel Vernet