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Rompre avec l'Irak (1/3): Séparer le plastique des grenades

Temps de lecture : 10 min

«Nous voulons que les Irakiens puissent revivre un jour dans cette ville.»

Un soldat américain s'apprête à quitter l'Irak, en août 2010. REUTERS/Thaier al-Sudani
Un soldat américain s'apprête à quitter l'Irak, en août 2010. REUTERS/Thaier al-Sudani

BASE DE BALAD, IRAK – C'est par un jour de décembre particulièrement venteux que le premier sergent Sammy Sparger m'a fait visiter les lieux. Objectif: me donner un aperçu des répercussions qu'avait eu la réduction d'effectifs voulue par le président Obama sur la 36e Brigade du Génie.

Les photos du reportage de Whitney Terrel

Il a commencé par me montrer l'aile est du quartier général de la brigade. Tout était silencieux; il avait fait évacuer les lieux pour y loger un nouveau groupe d'ingénieurs, qui venaient de céder leurs locaux à des Irakiens.

Nous avons ensuite traversé le parking arrière, et nous sommes passés devant un lotissement de «containerized housing units» [bâtiments préfabriqués], ou «CHU», qui étaient toujours habités, avant de longer une rue déserte et poussiéreuse bordée d'un bloc et demi de petits bâtiments en bois.

«C'est là que nous rangions tout notre équipement, m'explique Sparger. Le matériel de l'Air Force était là bas; ici, il y avait l'atelier...»

«Et maintenant? Tout est vide?»

- Il n'y a plus que les murs. Ils vont tout démolir.

- Et celui-ci?», ai-je demandé en m'arrêtant devant un cabanon abritant les ordinateurs et les téléphones de la brigade, principaux liens avec le monde civil.

«Ils disent qu'ils vont nous permettre de maintenir notre connexion Internet, a-t-il répondu, avant de balayer l'espace de ses deux mains, comme s'il rasait les bâtiments avoisinants. Mais il n'y aura plus que des places de parking des deux côtés de la rue.»

C'est un programme de l'armée, le Responsible Drawdown of Forces [retrait des troupes responsable], ou «RDoF», qui a signé l'arrêt de mort de ces bâtiments.

Le programme est devenu réalité au printemps dernier, lorsque le président Obama a demandé à l'armée de réduire ses effectifs de 110.000 soldats à 50.000 d'ici au 1er septembre 2010.

Depuis, Sparger a «RDoFé» des millions de dollars d'équipement appartenant à la 36e Brigade. «Tout le bon matos a déjà été réexpédié», m'a-t-il expliqué, en touchant une pile poussiéreuse de broyeurs de documents et de lits de camp démontés, qu'il avait superposés à la manière d'un combine de Rauschenberg.

«Cet été, on remorquait des lits, des cadres, des commodes et des casiers muraux, ce genre de trucs; entre 25 et 30 grosses cargaisons. Aujourd'hui... eh bien, on pourrait emmener tout ce qui reste sans trop se fatiguer.»

La brigade a établi son quartier général à la base de Balad, qui est aujourd'hui l'une des plus grande base américaine d'Irak. Avant le surge de 2007, Balad –qui portait alors le nom de Camp Anaconda– abritait plus de 30.000 personnes (soldats américains, entrepreneurs et travailleurs étrangers).

Au moment de ma visite, en décembre 2010, elle n'en comptait plus que 17.000, et plus de la moitié étaient des entrepreneurs du civil.

Mais Balad comptait encore trois mess grands comme des stades de football, une piscine de 25 mètres, un plongeoir, un terrain de football, un autre de softball, deux salles de gym entièrement équipées, un court de squash, une salle de cinéma, et le plus grand aérodrome militaire américain d'Irak. Pour les opposants à la guerre (qu'ils soient Irakiens ou Américains), les «super-bases» de ce type sont une cause célèbre depuis bien longtemps. Selon eux, l'US Army n'accepterait jamais de quitter ces bases, bien au contraire: ces dernières incarnaient le réel objectif de cette guerre –établir une présence américaine permanente au Moyen-Orient.

Je connais bien cet argument, et pour cause: je l'ai moi-même employé. Lorsque je me suis rendu en Irak, en été 2006, j'avais interviewé les ingénieurs qui avaient participé à la construction du complexe militaire Victory-Liberty, qui abritait alors 38.000 personnes. Voilà ce que j'écrivais:

«En Irak, l'effort de reconstruction est parasité par les dépassements de budget, les détournements de fonds et les fraudes; parmi tous ces milliards perdus, les ingénieurs de l'U.S. Army 17th Field Artillery Brigade travaillent en silence à un projet qui, lui, semble réellement viable: le complexe militaire Victory-Liberty, un chantier à 200 millions de dollars. La base, qui est située à l'ouest de l'aéroport international de Bagdad, est aussi vaste que la ville d'Independence (Missouri). Contrairement au reste de l'Irak, on y a accès à l'électricité, les ordures sont collectées, les routes sont nivelées et goudronnées, et comme le dit le capitaine Derek Wischmann, Utilities Chief auprès du Directorate of Public Works, la meilleure nouvelle, c'est que cet endroit pourrait un jour... faire partie intégrante de l'Irak.

«Nous voulons que les Irakiens puissent revivre un jour dans cette ville», m'a expliqué le capitaine Wischmann dans son bureau climatisé de Camp Victory. «Ce quartier de Bagdad était le quartier général du parti Baas. Il serait donc extrêmement bénéfique, à mon sens, de voir des Irakiens s'établir ici pour fonder une ville en bon état de fonctionnement au cœur même du lieu d'où on les asservissait.»

En 2006, il était de bon ton –pour d'évidentes raisons– de mettre en doute toute déclaration officielle relative à la guerre. Rien ne s'était passé comme prévu. Courant février, l'attentat de la Mosquée d'Or avait plongé l'Irak dans une guerre civile sanglante –et inattendue pour beaucoup. Un jeune lieutenant aguerri m'avait mené jusqu'au bureau du capitaine Wischmann; il avait assisté à l'interview.

Le jeune homme avait participé à de nombreuses batailles le long de Route Tampa (l'une des principales autoroutes d'Irak) après l'attentat de la Mosquée d'Or. Lorsque nous sommes sortis du bureau, il a secoué la tête, incrédule:

«Nous ne partirons jamais d'ici. (...) Nous ne construisons rien qui ne soit absolument nécessaire à la bonne marche de nos opérations: des ponts, des routes, des bases. Nous ne construisons pas d'hôpitaux. Nous construisons des super-bases, comme celle ci.»

En décembre 2010, j'ai décidé d'accompagner la 36e Brigade du Génie en opération pour découvrir laquelle de ces prédictions s'était réalisée. Et si quelqu'un pouvait me dire en quoi la réduction des effectifs décidée par le Président Obama affectait les bases militaires américaines, c'était bien les soldats de la 36e.

Le colonel Kent Savre, commandant de la brigade, avait pour mission de diriger tous les projets de construction, de mener les opérations de déminage des routes et de décider de l'emplacement des ponts au nord de Bagdad. Il disposait d'une équipe de plongeur pour les missions subaquatiques; et encore d'une «Prime Power Platoon» [régiment des services de base].

Il a commandé des unités dont les noms forment des acronymes improbables, comme la 467th Expeditionary Prime Base Engineer Emergency Force de l'Air Force (soit «Prime BEEF», ou «boeuf de premier choix»), qui a pour mission principale de faciliter la prise de contrôle des bases par les Irakiens après le départ des forces américaines.

Ce que j'ai découvert alors, c'est qu'en dépit de mes nombreux doutes, le capitaine Wischmann avait bel et bien vu juste. L'armée avait vraiment l'air décidée à remplir l'objectif fixé par le président Obama: ne plus avoir un seul soldat américain en Irak d'ici au 31 décembre 2011. Selon les hommes du colonel Savre, les Etats-Unis ont fermé 173 de leurs 160 260 bases irakiennes depuis le printemps dernier; elles ont été démolies ou confiées au peuple irakien.

Dans le même temps, les super-bases comme Balad et Victory sont toujours sous le contrôle des Américains. Et le retrait complet des 50.000 soldats encore présents en Irak (qui passerait par l'abandon des bases américaines restantes) posera sans doute plus de problème que l'actuelle réduction des effectifs.

Quatre jours avant que le sergent Sparger ne me montre ses broyeurs et ses lits de camps «RDoFés», je suis parti du quartier général de la brigade pour me rendre à l'incinérateur de la base, à 20 minutes de là; tous ces objets finiraient par atterrir ici tôt ou tard.

La scène était digne d'un roman de Dickens. Dans un immense hangar à plafond voûté, des ouvriers indiens et pakistanais vêtus de combinaisons bleues étalaient le contenu d'innombrables bennes à ordures à l'aide de balais-brosses, formant de longues et sinueuses montagnes de détritus.

Ils les triaient ensuite à la main, des foulards de couleurs vives noués autour du visage, protégés par de minces gants de caoutchouc, déposant chaque type d'ordure dans son bac de métal:

  • Boîtes en aluminium
  • Bouteilles
  • Bois
  • Matériel électronique
  • Câbles
  • Piles
  • Composants informatiques
  • Bombes aérosol
  • Cartouches d'encre
  • Tuyaux hydrauliques
  • Munitions
  • Céramiques
  • Métal vert
  • Métal brun

«Hier, on a trouvé 757 cartouches dans les ordures, m'a expliqué Wayne Wright, responsable adjoint du site, alors que nous passions en revue le contenu des bacs. Et quatre grenades. On trouve de tout là dedans: sex toys, roquettes, mortiers...»

Un jour, Wright a cru voir une grenade à fragmentation en état de marche au milieu des ordures; il a dû faire évacuer le centre de tri. Un soldat de l'Explosive Ordnance Disposal team est arrivé en combinaison complète (vue dans le film Démineurs); la grenade était en fait une sculpture de bois particulièrement fidèle à l'original.

Les lits de camp du sergent Sparger échoueront un jour ici, en compagnie de milliers d'autres lits de camps, bâches et tentes; une poussière étrangère ayant imprégné leur tissu, ils ne pourront être réexpédiés aux Etats-Unis. Une fois inspectés, triés et dépouillés de tous éléments recyclables, ils seront lancés dans l'un des quatre incinérateurs géants dont les cheminées dominent l'horizon, au-delà du bâtiment principal.

L'été dernier, lorsque l'armée faisait tout son possible pour respecter la date butoir fixée par le président Obama (soit le 1er septembre), l'entrepôt recevait entre 110 et 150 tonnes d'ordures par jour.

Plus de 9.000 matelas destinés à des œuvres caritatives irakiennes étaient empilés dans la cour; une montagne de contreplaqué provenant de bâtiments désaffectés se dressait dangereusement à quelques pas d'une déchiqueteuse à bois; des camions chargés de bennes de 35 mètres de longueur emportaient trois ou quatre cargaisons à la fois.

Wright et son équipe de 154 employés (embauchés par Readiness Management Support, qui gère le site) travaillaient jour et nuit, fracassant des ordinateurs, et faisant bien attention à ne pas tomber sur une grenade égarée...

Si Wright était impressionné par tout cela, il n'en a jamais donné l'impression. Il est en charge des ordures de Balad depuis le mois de septembre 2009; on l'avait engagé pour reboucher la «fosse brûle-ordure» (au nord-est de la base, où l'on incendiait les détritus en plein air) et pour assurer l'ouverture du nouveau site d'incinération.

Lorsqu'il est au travail, il porte un chapeau camouflage à larges bords, des lunettes teintés de bleu, un gilet de signalisation jaune –et un voile d'euphémismes, qui trahissent une humilité proche de l'ascèse. «Franchement, ce n'est pas sorcier», a-t-il ainsi déclaré, à la base, en parlant de l'enlèvement des ordures.

Mais les difficiles réductions d'effectif de cet été (dans un aveu lourd d'adverbes, Wright admet que le «rythme a été vraiment vraiment soutenu pendant un temps») n'étaient qu'un échauffement. La majeure partie des 173 bases abandonnées par l'armée étaient des avant-postes de plus petite envergure, prévus pour abriter une compagnie d'environ 150 hommes; en somme, on a commencé par le plus facile.

Parmi les 87 bases restantes se trouvent les ogresses, les géantes rouges, capables d'ensevelir une exploitation aussi performante que celle de Wright sous un raz-de-marée d'immondices accumulées. J'ai déjà mentionné Balad et le Victory Base Complex. Mais il y en a d'autres.

En longeant le Tigre vers le nord, jusqu'à Mossoul, on trouve les trois grandes bases de Taji, de Speicher et de Marez. On peut également citer Camp Adder, dans le sud, et la base aérienne d'Al-Asad, dans la province d'Al Anbar, à l'ouest.

Telles des supernovas naissantes, ces bases ont absorbé le matériel, les installations et l'équipement des Forward Operating Bases [bases opérationnelles avancées], ou «FOB»; l'armée a surnommé ce processus le «repli des FOB». Mais tôt ou tard, les géantes rouges devront elles aussi se replier. Le problème, c'est qu'au moment de ma visite, le Premier ministre Nouri al-Maliki n'avait pas encore pris ses fonctions, si bien que personne ne savait quel type de matériel les Irakiens désiraient conserver.

«Conceptuellement parlant, personne ne sait vraiment de quoi il retourne», m'a expliqué le colonel Savre le jour de mon arrivée, lors d'un briefing dans la salle de conférence (particulièrement bien équipée) de la base.

«Sans gouvernement en place, impossible de négocier. Mais notre objectif est le suivant: nous ferons tout notre possible pour restituer tout équipement pouvant être utile au gouvernement irakien, à quelque fin que ce soit.»

L'immense ampleur de ce transfert a commencé à m'apparaître à la fin de la visite de l'incinérateur. Les soldats qui m'accompagnaient ont beaucoup apprécié cette petite sortie. Ils se sont émerveillés devant les balles de bouteilles de plastique écrasées (15.000 bouteilles par balle), qui seraient bientôt expédiées en Chine par Readiness Management Support, où elles seraient transformées en couverts en plastique. Nous nous sommes pris en photo devant la gueule rugissante de l'incinérateur, puis nous avons à nouveau pris la pose à quelques pas du fourneau.

Nous nous sommes entassés dans le Blazer Chevrolet pour rentrer au quartier général de la brigade. En dépit de l'impressionnant bilan du retrait partiel de 2010, la majeure partie de l'infrastructure de Balad est toujours intacte.

La voiture est partie en direction du nord-est, sur une route appelée Victory Loop; autour de nous, les champs de haricots et les vignes de la campagne irakienne, qui s'étendent jusqu'au pied du grillage de la base.

Nous avons tourné à gauche, et nous nous sommes enfoncés dans l'«aile est», pour atteindre Pennsylvania Avenue, route à quatre voies très animée, séparée par un terre-plein central et bordée de lampadaires modernes sur plusieurs kilomètres.

Depuis l'intérieur du véhicule, mes compagnons me montraient les autres merveilles technologiques de la base. L'usine qui produisait les barrières de béton, ou «T-walls»; coût estimé: 800 dollars l'unité. Les réservoirs blancs de la station d'épuration des eaux, qui purifie chaque jour 380.000 m3 d'eau provenant du Tigre. Le ronronnement des remorques dans une centrale électrique.

Nous avons fini par nous arrêter près d'un terrain de softball. Au lieu de regarder les joueurs évoluer sur l'infield, gants à la ceinture, je me suis demandé comment toutes ces choses pourraient disparaître en l'espace d'une seule année. «Au fait, m'a fait mon chauffeur, en ne plaisantant qu'à moitié, comment on s'y prend, pour enseigner le fonctionnement d'une centrale électrique à un Irakien?»

Quelques instants plus tard, le batteur frappait un home run dans le champ centre-droit; de l'autre côté de la clôture du terrain, des soldats embarqués à bords d'énormes véhicules MRAP firent retentir leurs sirènes pour célébrer l'exploit.

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Non, sérieusement, la sécurité s'est améliorée

Whitney Terrell

Traduit par Jean-Clément Nau

Les photos du reportage de Whitney Terrel

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