Vous rentrez d’un voyage à l’étranger, vous entendez dire à la radio qu’un homme politique propose l’établissement d’un mécanisme visant à obliger les entreprises à payer une prime pouvant atteindre 1.000 € à leurs salariés si elles versent des dividendes à leurs actionnaires.
Mais le nom de ce responsable politique vous a échappé. Mélenchon? Ce n’est pas possible, il critique tout le monde, mais il ne fait aucune proposition. Hollande? Cela ne lui ressemble pas, il est trop raisonnable pour tenir de tels propos. Marine Le Pen? Peu vraisemblable; à supposer qu’elle aborde ce genre de problème, elle aurait proposé le versement d’une prime en francs… Dominique de Villepin? Vous y êtes presque; dans sa tentative de séduction de l’électorat populaire, il aurait pu employer ce genre d’argument. Mais ce n’est pas lui.
Il s’agit en fait d’un membre du gouvernement, en l’occurrence François Baroin, ministre du Budget! Et quelques jours plus tard, mardi 19 avril, Nicolas Sarkozy en déplacement dans les Ardennes, sur les lieux de ces promesses de campagne de 2007, enfonce le clou et confirme le principe de ladite prime aux salariés, affirmant qu'il ne «cèderait pas».
Et pourtant, à l'annonce du principe de cette prime, les syndicats ont évité de rigoler trop franchement, mais ils n’ont pas pris l’affaire très au sérieux. Quant à Laurence Parisot, présidente du Medef, elle n’arrivait manifestement pas à en croire ses oreilles: pour elle, ces propos étaient «incompréhensibles». Ils l’étaient, effectivement.
Si l’on essaie d’aborder le problème rationnellement, on ne voit effectivement pas quel lien peut être ainsi noué entre d’éventuelles primes aux salariés et les dividendes. Le raisonnement est absurde. Une entreprise, pour fonctionner, a besoin de capital et de travail. Chacune de ces contributions à l’entreprise a sa rémunération propre, calculée de façon indépendante de celle de l’autre.
Le travail est rétribué par un salaire, qui est prévu par le contrat de travail. L’évolution du salaire dépend à la fois du comportement individuel du salarié, de la situation d’ensemble de l’entreprise et, éventuellement, des conventions collectives ou de la législation (sur le salaire minimum, par exemple).
L’entreprise peut aussi intéresser les salariés à ses bénéfices ou à ses performances, mais cette partie de la rémunération est par nature variable; elle peut même disparaître complètement. Au total, la rémunération des salariés est cependant, et fort heureusement, moins sujette à variations que celle des actionnaires. Le dividende voté chaque année en assemblée générale ne fait, lui, l’objet d’aucun contrat ni d’aucune règle; il dépend seulement des performances de l’entreprise et d’un arbitrage qui peut être fait entre la distribution des bénéfices (quand il y en a) ou leur réinjection dans l’entreprise.
Le plus surprenant dans la proposition de François Baroin est qu’elle émane de la majorité actuelle. Comme s’il était honteux de distribuer des dividendes! En fait, tout le monde a bien compris les problèmes du chef de l’Etat, qui avait promis d’être le président du pouvoir d’achat et d’aller chercher la croissance avec les dents. Même s’il n’y avait pas eu la crise financière de 2008, il n’est pas certain qu’il aurait pu remplir son contrat. Que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis, dans un monde ouvert où les salariés des pays développés se retrouvent en compétition avec ceux des pays émergents, la tendance est plutôt à la stagnation du pouvoir d’achat. Seuls les très hauts salaires continuent de progresser.
Les actionnaires courent des risques
Dans ce contexte, il est tentant de faire un peu de démagogie et de montrer qu’on ne se soucie pas seulement des profits des entreprises et des gains des actionnaires. Mais un gouvernement responsable ferait mieux de faire de la pédagogie. De rappeler, par exemple, que si le CAC 40 évolue actuellement autour de 4.000 points, il était monté à 6.922 points en septembre 2000 et que, à deux reprises en dix ans, en 2002-2003 et en 2008-2009, il est tombé en dessous de 3.000 points.
Un actionnaire peut gagner de l’argent, mais il peut aussi courir le risque de voir sa fortune divisée par deux ou plus. Encore faut-il rappeler que l’indice CAC 40 ne comprend que les plus grandes valeurs cotées du moment; si l’une sombre dans les classements, elle disparaît du CAC 40 et elle est remplacée par une autre. Pour certains actionnaires, les dernières années ont été encore plus dures que ne le laisse paraître l’indice.
Certes, il y a aussi les dividendes, environ 40 milliards distribués cette année par ces entreprises du CAC 40. Au plus fort de la dernière crise, elles ont même distribué 34,8 milliards au titre de l’exercice 2008. Est-ce vraiment scandaleux? Si elles ne l’avaient pas fait, leurs cours auraient chuté davantage encore et les actionnaires auraient encore été plus nombreux à déserter la Bourse. Car ceux qui dénoncent avec véhémence les profits des entreprises ne le savent peut-être pas, mais le nombre des actionnaires a plutôt tendance à reculer dans tous les grands pays développés. Deux krachs en dix ans, c’est beaucoup! Même la remontée des cours depuis deux ans ne les fait pas revenir. Si vraiment les actionnaires s’en mettaient tant dans les poches, il y aurait certainement plus de candidats!
Ajoutons que les milliards de dividendes dont on parle tout le temps ne concernent que les plus grandes valeurs de la cote. Pour beaucoup d’autres valeurs cotées et pour la grande majorité des entreprises non cotées, les distributions de dividendes ne sont pas aussi grasses. C’est bien là d’ailleurs que réside le problème: si les entreprises françaises étaient plus riches, elles seraient davantage en mesure d’embaucher et d’augmenter les salaires.
Il serait absurde de nier que le partage des fruits de la croissance est de plus en plus inégalitaire. Mais dénoncer cette évolution ne suffit pas; il faut essayer de la comprendre pour mieux l’infléchir. Les statistiques le montrent clairement: la croissance mondiale se fait essentiellement dans les pays émergents. Les salaires augmentent là où la richesse se crée, dans les entreprises exportatrices chinoises par exemple. Et en Europe n’augmentent que les rémunérations de ceux qui sont le plus à même de profiter de cette création de richesse ailleurs.
Alors, que faire? Il n’est évidemment pas question de se satisfaire de cette situation et de rester les bras croisés à regarder prospérer les entreprises des pays émergents et les dirigeants d’entreprises françaises qui travaillent avec elles. Mais faire croire que la situation de beaucoup de salariés français pourrait s’améliorer du fait d’une prime liée à la distribution de dividendes, c’est se moquer du monde. Le gouvernement a raison de se préoccuper du partage des fruits de la croissance et, le cas échéant, de vouloir arbitrer entre actionnaires et salariés. Mais, dans le cas présent, il fait fausse route. Le problème est d’une tout autre ampleur.
Gérard Horny