La sélection officielle du 64e Festival de Cannes était confrontée à un effet d’annonce fragilisant: réputée d’emblée comme un «bon cru», elle risquait d’apparaître inévitablement comme en deçà d’un top niveau idéal, tout en courant le risque symétrique d’être accusée de se conforter avec des «valeurs sûres» si la sélection se concentrait sur les grands noms du cinéma mondial.
A cet égard, on peut considérer que Thierry Frémaux a trouvé la parade, en composant un assortiment où figurent suffisamment de noms de grands cinéastes reconnus pour conforter l’hypothèse du bon cru (Woody Allen, Terrence Malick, Lars von Trier, Pedro Almodovar, Nanni Moretti, les frères Dardenne, et Bruno Dumont, Gus van Sant et Hong Sang-soo à Un certain regard) tout en introduisant suffisamment d’inconnus ou de peu connus, y compris d’origines relativement rares dans les grands festivals (Afrique du Sud, Australie, Scandinavie).
Sans doute peut-on gloser sur la relative faiblesse des pays «du Sud», avec une présence asiatique de petite taille et dominée par le Japon et la Corée, l’absence, en compétition officielle, de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie hors Japon. A quoi répond une présence en demi-teinte des Etats-Unis, malgré la présence de trois réalisateurs vedettes (Allen, van Sant et Malick), la complicité de Jodie Foster (qui fera venir Mel Gibson), et Sean Penn qui devrait compenser son absence de l’an dernier puisqu’il est à l’affiche de deux films en compétition, Tree of Life et This Must Be the Place de Sorrentino. Mais Hollywood, au sens de l’industrie, est de plus en plus réticent à venir sur la Croisette, malgré la présence du nouveau Pirates des Caraïbes.
C’est donc, a priori (on ne peut parler que des noms et des pays, dans l’attente de découvrir les films) une carte assez confuse et partielle du cinéma mondial que dessine la sélection officielle. Elle a le mérite de remettre en cause les repères établis, d’ouvrir des questions. Au cours de la conférence de presse du 14 mai, peut-être conscients de ce que cette incertitude pouvait avoir de dérangeant, Gilles Jacob et Thierry Frémaux ont curieusement insisté sur des oppositions franches, entre cinéma d’auteur et cinéma de divertissement, soulignant un «face à face» entre valeurs établies et nouveaux venus.
Curieusement, parce que c’est précisément la tâche, et la réussite du Festival de Cannes de diluer ces oppositions, de refuser la solution de continuité entre «types» de cinéma. Il est vrai que le président et le délégué général se trouvaient face à des journalistes qui usent et abusent de ces simplifications…
Exemple: de toutes les annonces de ce programme, l’une des plus appétissantes est la symétrie entre deux couples réunissant un auteur et un acteur. Michel Hazavanicius est un sans hésiter un auteur, et depuis les mémorables OSS117 la complicité qui le lie à Jean Dujardin dessine un parcours original dans le cinéma français qu’ignorent seulement les malheureux pour qui tout film qui fait plus de 50.000 entrées est une daube.
Qu’il réalise en outre avec The Artist un film muet en noir et blanc est pour le moins intrigant. Et fait très bien écho à la quête d’Alain Cavalier rencontrant infiniment Vincent Lindon, toujours dans l’intimité du regard de sa petite caméra, pour le film Pater, film qu’on a envie de découvrir n’importe où et n’importe quand, mais dont il est heureux que Cannes le mette en valeur.
Et les 80 films de genre de Takeshi Miike avant son remake d’Harakiri, commercial ou d’auteur? Et Bertrand Bonello, Lynne Ramsay, Eric Khoo, prometteurs ou confirmés?
Les repères géographiques changent et ne répondent pas au «géographiquement correct» d’un Unesco du cinéma? Acceptons-en l’augure, même si, franchement, pour accompagner les révolutions arabes, on aurait pu espérer autre chose qu’un film de Radu Mihaileanu tourné au Maroc. Les listes se réécrivent sans cesse tout en refusant d’expédier aux poubelles de l’histoire de grands artistes en pleine puissance créatrice?
Il faut d’une mauvaise foi crasse pour s’en plaindre, et – sous réserve de ce qu’on verra dans les salles – le Festival a tout l’air de faire son travail en procédant ainsi. Mais il importe aussi, contre la sinistre labellisation qui stigmatise certains films comme «films de festival», de rappeler sans cesse qu’il n’y a pas de cinéma de distraction et de cinéma d’auteur, juste des bons films et les autres. Et que Cannes est un des meilleurs lieux qui soient pour le faire.
Jean-Michel Frodon