Culture

Kusturica, la Palme de l'obscurantisme

Temps de lecture : 8 min

Double Palme d'or à Cannes, le grand cinéaste serbe, qui préside cette année le jury de la sélection Un certain regard, continue de se signaler par des dérapages politiques.

Emir Kusturica au Festival de Cannes 2007. REUTERS/Yves Herman.
Emir Kusturica au Festival de Cannes 2007. REUTERS/Yves Herman.

Emir Kusturica sera le président du jury de la sélection Un certain regard au festival de Cannes, qui s'ouvre le 11 mai. Habitué et apprécié de la Croisette, avec deux Palmes d’Or (Papa est en voyage d’affaires en 1985 et Underground dix ans plus tard) et un prix de la mise en scène (Le Temps des Gitans, 1989), il n’en est pas moins controversé. Pas artistiquement, non, puisque le réalisateur serbe fait quasi l’unanimité, à Berlin ou à Venise, chez les critiques ou dans les salles: il est respecté et célébré, à raison.

Mais depuis la guerre de Bosnie, Kusturica est la cible, d’abord, des intellectuels français en désaccord avec ses prises de position pro-serbes. Alain Finkielkraut se fendait en 1995, au lendemain de la Palme d’Or pour Underground, elle-même décernée au lendemain du massacre de Tuzla, d’une tribune assassine dans Le Monde condamnant le «discours des assassins» mis en image par le réalisateur, avant de déclarer dans Libération: «Le collabo a ainsi empoché la Palme du martyr».

De son côté, Bernard-Henri Lévy s’est livré à une longue série de condamnations de l’homme au delà de l’artiste, déclarant par exemple dans son bloc-notes du Point que Kusturica reprenait «les termes mêmes de la propagande serbe la plus éculée pour fustiger le "passé" nazi de la Croatie et de la Bosnie». Alain Finkielkraut s’était clairement engagé du côté des Croates et Bernard-Henri Lévy des Bosniaques. Fallait-il voir dans ces remises en cause une simple opposition de clans, ou au contraire des incriminations justifiées?

Figures serbes idéalisées

Dès le début des années 90, le Bosniaque Kusturica refuse de faire allégeance au défenseur de la Bosnie multi-ethnique, le président musulman Alija Itzebegovic. Quand la guerre éclate, après que les milices serbes emmenées par Radovan Karadzic ont refusé le résultat du référendum déclarant l’indépendance de la République de Bosnie, le cinéaste, qui ne prend pas parti contre les Serbes, est considéré comme un traître par les Bosniaques. Sa famille, au lendemain des accords de Dayton et peu après son départ au Monténégro, voit son appartement de Sarajevo pillé. C’est le temps où les Serbes encerclent Sarajevo, où les massacres sont perpétrés au vu et au su de la communauté internationale, où ceux qui étaient yougoslaves dix ans auparavant doivent se définir comme Serbes, Croates ou Bosniaques.

C’est le temps où Kusturica réalise Underground, fable satirique, épopée de 50 ans de Yougoslavie, qui enferme une famille de Serbes dans une cave(rne de Platon) de laquelle ils ne voient pas leur pays évoluer, mais continuent de boire, manger, faire la fête et faire l’amour, sous les bombes, envers et contre tout/s.

Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy voient sa Palme comme une offense aux milliers de victimes des atrocités serbes, des meurtres et des viols orchestrés par Karadzic et son voisin Milosevic. Emir Kusturica leur répond… qu’ils n’ont pas vu son film. A raison: le film n’est pas encore sorti, et les deux hommes n’étaient pas à Cannes.

Mais est-ce vraiment Underground qui est visé, quand le cinéaste déclarait, en mai 1995 dans les pages du Figaro «La seule erreur de Milosevic a été de croire que les Serbes étaient 250 millions et de ne pas avoir deux bombes atomiques dans ses poches»? Après une telle déclaration, on ne peut reprocher à personne de voir dans Underground un outil de propagande pro-serbe. Marko et Blacky, les deux personnages principaux du film, représentent des figures serbes idéalisées dans une sorte de folie géniale face aux pleutres et collabos croates et bosniaques.

Nostalgie de la «Grande Serbie»

En capturant comme personne le burlesque qui s’empare des Balkans, Kusturica présente aussi la violence chez les Serbes comme une seconde nature, l’autre face de l’homme fort yougoslave, qui ne craint ni les bombes ni les nazis. Car oui, c’est la nostalgie de la Yougoslavie qu’il faut lire dans cette œuvre. La Yougoslavie, ou plutôt une sorte de «Grande Serbie», patrie imaginaire et fantasmée. «Once upon a time there was a country... And its capital was Belgrade» («Il était une fois un pays, et sa capitale était Belgrade»): ces mots introduisent Underground, comme une fable, un rêve serbe jamais accompli.

Au delà du message, il y a la forme: le film est co-produit par Milorad Vucelic, directeur de la télévision serbe RTS, désignée par l'Onu comme relais de la propagande de l'Etat serbe pendant la guerre. Vucelic était un proche collaborateur de Slobodan Milosevic, le chef du groupe parlementaire de son parti à l'Assemblée, et à la sortie du film, Milosevic, Ratko Mladic ou Arkan (accusés à eux trois de crimes de guerre, crimes contre l’humanité et génocides, quand ils ne cumulent pas) sont venus applaudir le film présenté par son réalisateur à Belgrade.

Malheureusement, si ces visibles soutiens sont choquants, ils n’en sont pas moins assez banals en République serbe de Bosnie. A Banja Luka, sa capitale administrative, on trouve vendus dans la rue (légalement) des tee-shirts à l’effigie de Ratko Mladic ou Radovan Karadzic, criminel de guerre accusé de crime contre l’humanité et génocide, responsable notamment du massacre de Srebrenica. «C’est bizarre, mais nous, les Serbes de Bosnie, on n’est rien: l’Union européenne ne veut pas de nous, on n’est même pas un pays. Karadzic est une sorte de fierté ici», explique un jeune militant du parti au pouvoir en Republika Srpska, le SNSD. «Pas pour ce qu’il a fait, mais parce qu’il est un des hommes les plus connus du monde, et qu’il a réussi à échapper à Interpol et les tribunaux internationaux pendant des années. Plus fort que tous ceux qui nous rejettent.»

Chanson en hommage à Karadzic

Karadzic représenterait donc le rebelle, le renégat assez fort pour s’opposer au grand ordre mondial. Et s’il y a bien une chose que Kusturica déteste, c’est cet ordre mondial, cette société occidentale qui imposerait sa loi sur le reste du monde, comme il le dénonce habilement dans Maradona par Kusturica. Il n’a de cesse d’opposer peuples et gouvernements et de critiquer l’Occident, entre honnêteté touchante et manichéisme désolant. Et lui aussi voit en ce monstre un pirate romantique, une sorte de résistant: «Je suis fasciné par Karadzic car c’est un hors-la-loi», déclarait-il au magazine croate Globus.

Avec son groupe, le No Smoking Orchestra, il chante une chanson en hommage à celui qu’on surnomme Dabic Razo, intitulée Wanted Man. Les paroles, en anglais dans le texte, font parler l’homme en fuite:

«I fought the law
The law fought me
Hey Mr sheriff
Where I might be
I might have a fun
In port of Amsterdam
I might be a jerk
In City of New York
I might be close
I might be far
I might be a star
Over Kandahar»

(«J'ai combattu la loi
Et la loi a répliqué
Hey Monsieur le shérif
Où je pourrais être
Je pourrais m'amuser
Dans le port d'Amsterdam
Je pourrais faire l'idiot
Dans la ville de New York
Je pourrais être proche
Je pourrais être loin
Je pourrais être une étoile
Au-dessus de Kandahar»)

Mais en concert, le groupe ajoute ces mots, inscrits dans aucun livret d’album, chantés en serbe et traduit en anglais comme suit: «If you don’t like Dabic Razo/You can kiss our ass» («Si vous n'aimez pas Dabic Razo, vous pouvez nous embrasser le cul»)

Inversion des rôles

Une fascination malsaine envers celui reconnu aux yeux de tous comme un bourreau, qui s’écarte de la simple nostalgie de la Yougoslavie, de ce «titisme» assimilable à l’östalgie, au «C’était mieux avant». Non, Kusturica fait partie de ceux qui pensent que le Serbe est victime, depuis toujours, du monde extérieur: le Bosniaque, la communauté internationale ou encore l’Allemagne nazie.

Le souvenir de cette dernière est une rengaine éculée chez les nationalistes serbes: pour nier l’existence du «génocide» musulman en Bosnie, les associations de défense des Serbes victimes ont l’habitude de, d’abord, minimiser les événements de Srebrenica et Tuzla, puis ensuite de les comparer aux actions des régimes national-socialiste allemand et oustachi (nazis croates) de la Seconde guerre mondiale. Le propos? Inverser les rôles et dire que les Serbes ont connu l’horreur réelle, celle d’un vrai génocide. Pour maintenir ce peuple dans le statut de victime, et jamais de bourreau. Que les massacres bosniens ne soient considérés que comme une réaction.

En 2008, Emir Kusturica s’exprimait dans ces termes à propos de l’indépendance du Kosovo, dans les colonnes du journal italien Il Manifesto:

«C’est la même terreur qui continue contre nous [les Serbes] depuis 1991-1992, celle qui a commencé en Slovénie, puis en Croatie et à la fin en Bosnie-Herzégovine. Avec l’indépendance du Kosovo, nous sommes arrivés à la dernière phase de la terreur. J’insiste sur le terme de terreur, il n’y a pas d’autre mot pour le définir.»

«J'en ai marre de la démocratie»

Non content de ne pas reconnaître le droit international, le réalisateur se permet aussi, dans une mégalomanie qui lui est propre, de remettre en cause la démocratie. Après le tournage de La Vie est un miracle (2002), il décide de créer, en Serbie et à la frontière de la Republika Srpska, près des lieux de tournage de son film, son propre village, Kustendorf. Le seul village «sans élection ni démocratie». «J'en ai marre de la démocratie. En démocratie, les gens votent pour le maire. Je veux contruire une ville dont je choisirai les habitants », explique-t-il au New York Times.

Le réalisateur y organise maintenant un festival de cinéma (qui a entre autres accueilli Johnny Depp) et y donne des cours de réalisation. Mais cela lui permet surtout de laisser son nationalisme s’exprimer auprès d’un public de choix (au sens propre). Il y a par exemple accueilli une exposition de l’artiste russe Andrei Budayev, Plutocracy. Budayev est considéré comme un dissident anti-Poutine, qui présente Karadzic comme un héros, leader serbe sacrifié sur l’autel de la grande cause de l’orthodoxie. Face au «héros» Karadzic sont dépeints les «ennemis» George W. Bush, Madeleine Albright ou Javier Solana en uniformes nazis, quand Carla Del Ponte ou Hillary Clinton sont en petite tenue. Sur un des photomontages, Kusturica lui-même livre George W. Bush à Slobodan Milosevic, tout sourire.

Il paraît presque inconcevable qu’un si génial réalisateur, si ouvert sur le monde, et tellement brillant quand il s’agit de raconter une histoire, une grande histoire faite par de multiples détails, se rende à ce point coupable d’obscurantisme. Qu’enseigne-t-il aux étudiants étrangers qui viennent prendre des cours à Kustendorf et qui connaissent mal l’histoire de son pays? Si ce sont ses mouvements de caméra, il a prouvé qu’il était un maître. Si c’est la politique, alors il en devient dangereux. Il a encore récemment vanté la gestion du président biélorusse Loukachenko, chef d’Etat qui pratique l’arrestation systématique de ses opposants politiques: «Le président gouverne le pays avec un grand respect et d'une manière originale».

La provocation s’arrête quand le propos devient systématique, et qu’elle excuse la mort des hommes. Emir Kusturica est une nouvelle preuve vivante que l’œuvre, la vraie, est souvent plus grande que son auteur.

Anastasia Levy

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