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Le philosophe qui veut étriper l’obstétricien

Temps de lecture : 7 min

Michel Onfray, le célèbre philosophe libertaire, accuse René Frydman, le gynécologue-obstétricien d’avoir créé un «bébé médicament». Affaire d’éthique ou d’ego? Tentative de décryptage.

«Big Baby» de Ron Mueck. REUTERS
«Big Baby» de Ron Mueck. REUTERS

A quelles sources indomptables Onfray (Michel) puise-t-il son énergie? Quelle est sa logique et comment le suivre dans ses objurgations? Après Freud (Sigmund), voici qu’il s’attaque aujourd’hui à Frydman (René). A peine en avait-il fini avec sa tentative d’assassinat post mortem du père de la psychanalyse que ce célèbre et libertaire philosophe prend pour cible celui qui depuis trente ans a, en France, joué un rôle notable dans l’histoire de l’assistance médicale à la procréation. Et René Frydman de renvoyer dans les cordes ce «penseur lumineux» avançant sur les terres de la génétique et de la médecine. Affrontement inattendu et quelque peu baroque.

En 2011 on ne présente plus, depuis longtemps, Michel Onfray. L’homme, 52 ans, est né d’un père ouvrier agricole et d’une mère femme de ménage. Depuis bientôt un quart de siècle il ne cesse de parler de lui, de sa vie, de son œuvre.

Qui ignore encore que cet adepte de l’«ascèse hédoniste» se proclame –notamment– l’héritier intellectuel de Nietzsche, La Mettrie, ou Aristippe de Cyrène? Il y a les innombrables ouvrages de ce «postanarchiste», son «université populaire» (de Caen) d’où ses prêches sont régulièrement diffusés sur les ondes laïques de France Culture. Il y a encore son blog, Les ressorts du divan, les innombrables polémiques qu’il déclenche et entretient, son célèbre échange avec Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, publié par Philosophie magazine…

Un parcours hors norme et pas toujours immédiatement compréhensible; parcours qui vit par exemple –c’était il y a cinq ans– cet athée d’airain recevoir (à son corps défendant) le titre de «prêtre honoraire» du Mouvement raëlien. Michel Houellebecq avait également reçu cette distinction l’année précédente.

De même n’est-il point sans doute besoin de présenter René Frydman, 68 ans, gynécologue-obstétricien chef du pôle mère-enfant de l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart, depuis trente ans spécialiste d’assistance médicale à la procréation, membre fondateur de Médecins sans frontières et proche du Parti socialiste.

Lui aussi s’exprime aisément dans les médias, a déjà beaucoup écrit, y compris sur lui-même. Il revient notamment sur son parcours et ses convictions dans un tout récent ouvrage édité chez Bayard. Depuis la naissance, en 1982, du premier enfant conçu en France par fécondation in vitro, l’homme a mené de nombreux combats pour élargir le champ de la procréation médicalement assistée et associer cette pratique aux avancées de la génétique.

Il se bat aujourd’hui pour que la France autorise officiellement la recherche sur l’embryon humain et la possibilité de conserver les cellules sexuelles féminines via une nouvelle technique de congélation ultra-rapide.

A l’inverse, il milite haut et fort contre la dépénalisation de la pratique des «mères porteuses». Or ce n’est pas sa position sur ce sujet –à propos duquel s’entredéchirent des intellectuel(le)s de toutes les sensibilités politiques– qui a déclenché l’ire du philosophe hédoniste à son endroit.

C’est, bien étrangement, la récente annonce, hautement médiatisée, d’une nouvelle «première médicale» obtenue à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart: celle de la première naissance, en France, d’un «bébé-médicament»; une formule condamnée par la communauté médicale et scientifique spécialisée qui entend la voir coûte que coûte remplacée par celle du «bébé du double espoir».

De quoi s’agit-il? D’un procédé technique assez sophistiqué développé depuis une dizaine d’années qui ne concerne que les couples ayant donné naissance à un enfant victime d’une affection pouvant être efficacement soignée à partir de la greffe de certaines cellules sanguines.

Il s’agit en l’espèce de proposer à ces couples (naturellement féconds) d’avoir recours à l’assistance médicale à la procréation. Objectif: concevoir par fécondation in vitro plusieurs embryons, sélectionner ceux qui sont immunologiquement compatibles avec l’enfant malade, les implanter dans l’utérus de la mère et disposer ainsi, à la naissance, des cellules souches sanguines présentes dans le cordon ombilical pouvant être greffées chez le frère ou la sœur malade.

Après plusieurs tentatives infructueuses, c’est ce qu'ont réalisé les équipes de René Frydman et d’Arnold Munnich (hôpital Necker, Paris), par ailleurs conseiller de Nicolas Sarkozy pour les questions médicales et scientifiques. La naissance (survenue le 26 janvier mais rendue publique quelques semaines plus tard) devrait bientôt permettre de soigner un autre enfant du couple souffrant de bêta-thalassémie, maladie sanguine fréquente dans de nombreux pays méditerranéens.

Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles quand, coup de tonnerre dans un ciel serein, vint l’attaque en piqué de Michel Onfray dans les colonnes du Monde (daté 6-7 mars 2011). Sous un titre étrange «Obscurantisme laïque, Lumières chrétiennes», le philosophe tirait à vue sur le gynécologue-obstétricien et –pourquoi?– sur lui seul.

Comme à son habitude, il plantait le décor au centre duquel il se trouvait. Il prenait soin de rappeler qu’il avait publié, en 2003, un ouvrage intitulé Féeries anatomiques et sous-titré «Généalogie du corps faustien»; un ouvrage dans lequel il proposait une «bioéthique libertaire» justifiant ce qui permet l'augmentation de la vie et lutte contre un certain goût pour la mort. Il poursuivait ainsi:

«En matière de bioéthique, notre Vieux Continent fonctionne sur des réflexes philosophiques kantiens. Nous procédons en effet à grands coups de concepts: la Vie, la Mort, le Corps, la Santé, le Normal, le Pathologique, en oubliant que les mots ne sont pas des choses et que la pensée de ces dernières exclut qu'on fasse des premiers un univers autonome. Comme dans l'art pour l'art, le risque, c'est la pensée pour la pensée (…) Dans Féeries anatomiques, je proposais, on s'en doute, une bioéthique qui n'avait pas grand-chose à voir avec le christianisme. Ma défense de l'avortement, de la contraception, du génie génétique, de la sélection des embryons, de la transgenèse, du clonage thérapeutique, du don d'organes, du suicide, de l'euthanasie, du prélèvement d'organes, de la “nationalisation des cadavres” pour utiliser l'expression de l'excellent François Dagognet, mais aussi du mariage des homosexuels, du prêt d'utérus, de la fécondation destinée aux couples homosexuels, tout cela ne pouvait plaire au Vatican.»

Jusqu’ici, en phase ou pas avec cette logique radicale, l’honnête homme –qu’il soit ou non proche du Vatican– pouvait suivre le raisonnement Mais l’affaire devient nettement plus délicate avec la suite:

«Cette bioéthique libertaire n'est pas une bioéthique libérale, autrement dit une bioéthique pour qui, si c'est techniquement faisable, c'est moralement possible –avec possibilité, au passage, de nourrir un marché (…) Voilà pourquoi je pense que “le bébé médicament” produit récemment par René Frydman, qui avait tant fait pour la biophilie en rendant possible le bébé-éprouvette, est une catastrophe qui nourrit la thanatophilie. Chacun connaît l'histoire de cet enfant créé pour servir »en l'occurrence, soigner sa soeur atteinte d'une maladie. Cette fécondation in vitro de six embryons, suivie d'un double diagnostic préimplantatoire pour choisir les embryons indemnes de maladie et compatibles comme donneurs dans le dessein d'une greffe de sang du cordon ombilical prélevé à la naissance appelée à soigner, est une débauche de technique médicale pour pallier un simple don de cellules souches qui aurait pu aussi bien soigner l'enfant! Le caprice de parents ayant déjà deux enfants d'en vouloir un troisième se paie ici d'une instrumentalisation totale d'un enfant appelé à venir au monde pour suppléer la santé défaillante de sa sœur.»

On peut, techniquement, entendre l’argument selon lequel l’enfant atteint de la maladie sanguine aurait pu être traité par d’autres cellules de sang de cordon (cellules conservées par congélation, après don à la naissance des banques spécialisées à travers le monde). Mais comment comprendre «le caprice de parents ayant déjà deux enfants d’en vouloir un troisième (…)»?

Trois semaines plus tard, violent retour de volée de l’accusé –toujours dans les colonnes du Mondesous le titre: «Vive les bébés du double espoir! Une légitime envie d’enfants sains». «Faire appel à un don de cellules souches existant dans les banques de sang pour réaliser la greffe»? «L'affirmation est massive, aussi massive que l'ignorance de ceux qui la professent», rétorque, mandarinal, René Frydman, qui ajoute n’avoir œuvré que dans le cadre de la loi de bioéthique de 2004.

«Abstenez-vous d'avoir d'autres enfants! Voici la seule proposition faite à ces familles malmenées par nos penseurs lumineux, qui redécouvrent la rédemption par le malheur, que même le courant chrétien moderne a abandonnée. Qui sommes-nous pour juger les parents pour qui cet enfant est avant tout, comme tout enfant devrait l'être, un cadeau? L'enfant est toujours un nouveau chapitre d'une histoire familiale et personnelle. Un projet d'enfant est toujours la somme de plusieurs intentions conscientes ou pas: par exemple, exister socialement, transmettre son nom ou un héritage, donner un frère ou une sœur à un aîné, parfois compenser un vide affectif, retenir ou reconquérir un compagnon, ou désirer être enceinte, connaître l'expérience de donner la vie, sans compter mille autres raisons plus ou moins avouables.»

«Redécouvrir la rédemption par le malheur»? Après avoir rappelé que sa cible avait, dans le passé, exprimé une certaine gêne vis-à-vis de cette technique, le penseur lumineux avait de fait écrit que «Frydman 2011» renvoyait les adversaires du bébé médicament «du côté de l'obscurantisme religieux parce que Christine Boutin et Mgr Vingt-Trois sont contre». «Dans un même mouvement, il revendique la laïcité. Mais l'obscurantisme laïque existe aussi, tout autant que, parfois, un christianisme éclairé, ajoutait-il. L'athée laïque que je suis, mais qui aime par-dessus tout les Lumières, ne choisit pas le camp de la laïcité quand elle est obscurantiste, mais celui des Lumières, fussent-elles chrétiennes.»

Ces propos, on l’imagine, ont ravi certains milieux catholiques annonçant leur joie de voir un «athée rejoindre la position de l’Eglise».

En avons-nous fini avec cette étrange passe d’armes? C’est peu vraisemblable. Les sujets de bioéthique renouvellent aujourd’hui les controverses idéologiques d’avant-hier; et force est bien d’avouer que l’on attend avec une certaine gourmandise la prochaine réplique de celui qui est partisan de tout ce qui est techniquement faisable sur l’humain, à l’exception de ce qu’il décrète –du haut de sa chaire normande– être à ses yeux moralement condamnable.

Jean-Yves Nau

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