Sortir du pilotage à vue pour s’engager dans une vraie politique de l’énergie: à un an de la présidentielle, aucun parti dit de gouvernement ne peut aujourd’hui s’en affranchir. Après des décennies où l’opportunisme l’a emporté sur une vision globale et de long terme, l’énergie devient une nouvelle frontière que les partis vont devoir intégrer à leur projet. Et de façon plus précise qu’en prônant, comme le PS, un «non au tout nucléaire» qui laisse la porte ouverte à toutes les interprétations.
Seuls les écologistes ont placé l’énergie au cœur de leurs revendications. Mais avec un électorat encore trop restreint et en proposant des solutions radicales, ils n’ont pas contraint le reste de la classe politique à les suivre. Il ne reste des engagements que l’affichage, comme après la signature du Pacte écologique de Nicolas Hulot par tous les candidats à l’élection présidentielle de 2007.
Et les dispositions attractives en faveur de l’éolien et du photovoltaïque dans le cadre du Grenelle de l’Environnement engagé par Nicolas Sarkozy, mais remises en question dès 2009 dans l’éolien et réduites en 2010 dans le photovoltaïque. Le projet de taxe carbone pour modifier les consommations d’énergie fut aussi abandonné.
Il aura fallu la conjonction de plusieurs situations –la catastrophe de Fukushima, la hausse du prix des carburants et des tarifs du gaz et de l’électricité– pour qu’une évidence s’impose: l’énergie n’est pas un produit comme les autres. Les règles du marché ne peuvent s’y appliquer. Ce qui induit une implication planifiée de l’Etat à travers des orientations validées démocratiquement.
L’énergie, une affaire d’Etat
La disponibilité et le prix de l’énergie sont deux paramètres de base de la croissance économique et du mode de vie. L’économie, entièrement remodelée depuis la deuxième révolution industrielle vieille d’un siècle seulement, est régie par la consommation d’énergie. Il ne s’agit pas de remettre en question cette réalité, mais de la maîtriser pour consolider la croissance et éviter que les citoyens et les entreprises n’encaissent le choc des crises.
Car la politique ne consiste pas à gérer des crises, comme François Fillon s’y emploie aujourd’hui. Une politique de l’énergie, voilà bien qui entre dans le champ de la sûreté et de la sécurité qui sont des fonctions régaliennes de l’Etat. Et qui suppose que les pouvoirs publics conservent un véritable pouvoir de régulation.
C’est une politique de cette nature qui avait été décidée au début des années 1970 lorsque la France s’engagea dans le nucléaire civil sous contrôle public pour réduire sa dépendance énergétique (passée de 75% à 50% aujourd’hui). Quarante ans plus tard, un certain nombre de facteurs modifient l’équation énergétique. Aléas géopolitiques affectant les marchés du pétrole et du gaz, développement de pays émergents bouleversant le rapport entre l’offre et la demande, accélération du réchauffement climatique, risque nucléaire… La privatisation des moyens de production et la déréglementation des secteurs de l’économie sont également des données essentielles de l’évolution dans laquelle la France est entraînée au même titre que tous les pays de la planète.
Au cours de ces quarante ans, comment les partis de gouvernement ont-ils pris en charge ces facteurs dans la politique énergétique? Ils se sont, globalement, enfoncés la tête dans le sable. Le consensus sur le nucléaire a ainsi servi de confortable plateforme, faisant à lui seul office de politique. Ainsi a-t-on assisté à un pilotage à vue de la politique de l’énergie, qui aboutit aux contradictions actuelles.
Les approximations insupportables d’un pilotage à vue
On pourrait multiplier les exemples, à tous les niveaux. Ouverture bâclée du marché de l’énergie en 2007, à tel point qu’il fallut faire marche arrière et réinventer un système de prix administrés dans l’électricité pour éviter que la concurrence –qui doit en théorie faire baisser les prix– n’entraîne d’insupportables hausses. De la même façon, EDF et GDF ont été scindés au nom de la concurrence et de la transparence. Mais en 2008, GDF a été fusionné avec un autre électricien, Suez –l’Etat devenant minoritaire quelques mois seulement après que l’actuel président de la République eut affirmé qu’il ne lâcherait jamais la majorité dans GDF.
Et on assurait au consommateur qu’il trouverait son compte, puisque GDF-Suez pourrait lui-même négocier au mieux. Mais il n’en est rien, au contraire: les tarifs du gaz augmentent alors que son prix baisse sur les marchés internationaux. La faute à une mystérieuse formule de fixation des tarifs, indexés sur les prix du pétrole; elle sera révisée, a affirmé le Premier ministre. Mais déjà en 2010, la ministre de l’Economie Christine Lagarde avait réclamé qu’une nouvelle formule soit étudiée pour mettre fin à cette corrélation: entrée en application au 1er avril 2011, elle a abouti à… une nouvelle augmentation! La hausse du tarif du gaz aura dépassé 20% en un an alors que le prix spot baisse. Un comble! Faudra-t-il réinventer une politique tarifaire tous les ans?
Dans l’électricité, avec la loi Nome (nouvelle organisation du marché de l’électricité) par laquelle, en obligeant EDF à vendre son électricité à des concurrents privés à des prix attractifs, on pousse l’opérateur public à compenser le manque à gagner sur les consommateurs. Belle justification de la concurrence! Les décisions incompréhensibles se multiplient.
Un ancien président d’EDF, Pierre Gadonneix, est tombé en disgrâce pour avoir réclamé des hausses de tarifs de 20% sur quatre ans, mais son successeur –Henri Proglio– s’inscrit dans la même logique. Avec cette fois le feu vert du gouvernement qui promet une pause dans les augmentations… après la prochaine. Que penser, alors que le nucléaire devait protéger les consommateurs de la hausse des prix des hydrocarbures?
L’Etat, qui possède encore 35% de GDF-Suez et 85% d’EDF, contrôle-t-il encore l’énergie? Ce ne sont plus les salaires qui, aujourd’hui, sont générateurs d’inflation, mais les prix des matières premières et de l’énergie. Le pouvoir d’achat des consommateurs sert de tampon. Le politique est absent. Et les dispositifs d’urgence pour tenter de répondre aux situations de crise ne font pas office de stratégie.
Mode de vie et consommation d’énergie
L’exemple le plus flagrant reste celui des carburants qui subissent les aléas de la conjoncture et les fluctuations des marchés sous la pression de la spéculation. Après son pic de juillet 2008, le prix du baril de pétrole a baissé des deux tiers en six mois, avant de quasiment tripler en deux ans. Et les prix des carburants suivent le mouvement, atteignant des records au litre: 1,36 euro pour le gazole à la pompe et 1,51 euro pour le super95.
Comment absorber en seulement un an des hausses de l’ordre de 20% pour le gazole et de 11% pour le super95? François Fillon promet une mesure d’exception pour les carburants. Mais les ménages réclament plus. Globalement, les dépenses d’énergie qui représentaient 8,6% de leur budget en moyenne en 2006 ont dû dépasser les 10% (niveau déjà atteint en 2005) compte tenu des augmentations successives. Surtout, les inégalités d’effort énergétique se sont accrues, créant des situations de précarité pour les ménages les plus modestes.
Aussi lorsque, en plus, une catastrophe nucléaire au Japon ranime les craintes et fait douter de la validité des choix arrêtés il y a quarante ans, le politique est interpellé: pas seulement pour éteindre les incendies sur le front des tarifs, mais pour rendre compte de ses engagements et livrer une vision sur laquelle les électeurs seront amenés à se prononcer. Une vision qui intègre la composition du bouquet d’énergies, les conditions de sécurité et les formules de construction de tarifs qui ne s’en remettent pas seulement aux marchés. Une vision, aussi, qui intègre de nouvelles formes de croissance moins dépendantes des consommations d’énergie, notamment dans l’utilisation des transports des personnes comme des marchandises. Un projet de société en quelque sorte, intégrant une politique de l’énergie. Est-ce trop demander à un parti qui aspire à gouverner?
Gilles Bridier