Depuis le 21 mars, de nombreux observateurs tentent d'analyser la percée du FN lors des cantonales, notamment en s'appuyant sur les scores du parti de Marine Le Pen dans chaque département. Nous sommes descendu un niveau plus bas: celui des 403 cantons (dont six triangulaires) où il était présent au second tour.
Pour cela, nous avons compilé les résultats dans ces cantons, leurs votes lors de la présidentielle 2007, obtenus auprès du ministère de l'Intérieur, ceux de la présidentielle 2002 (disponibles en ligne sauf pour certains cantons des Bouches-du-Rhône, un redécoupage y ayant eu lieu en 2003) et les statistiques produites sur eux par l'Insee à partir du recensement 2007. Celles-ci, élaborées dans chaque région, ne sont en revanche disponibles que pour 307 des 403 cantons concernés, laissant de côté plusieurs grandes villes (Marseille, Lyon, Lille...).
De quoi tenter de dresser le portrait de ces cantons, en se souvenant que corrélation ne vaut pas forcément causalité: dire que la majorité d'entre eux comptent plus d’ouvriers que la moyenne ne veut évidemment pas dire que tous les ouvriers votent FN ni que tous les cantons où les ouvriers sont surreprésentés votent FN.
Quelle influence a eu l'abstention sur la performance du FN?
Elle l'a incontestablement aidé à percer: dans les 403 cantons où le parti a pu se maintenir, la participation au premier tour a été inférieure de quatre points environ (40,6%, selon nos estimations) à la moyenne nationale (44%), avec un point-bas atteint à 20% à Sarcelles Sud-Ouest (Val d'Oise).
Au second tour, la participation s'est rapprochée du chiffre national (44% contre 46%) mais cette hausse s'est faite de manière très inégale: elle est pour l'essentiel imputable aux cantons où la gauche faisait face au FN, avec par exemple une poussée de près de dix points à Marseille Saint-Barthélémy (Bouches-du-Rhône).
La présence du FN a-t-elle affecté les votes blancs et nuls?
Elle les a gonflés, mais là encore pas de manière uniforme: le nombre de blancs et nuls a été un peu plus élevé (9%) quand la droite affrontait le FN que quand c'était la gauche (7,5%): cela tend à indiquer que, quand la gauche n’était pas représentée, une plus importante partie des votants n’a pas voulu choisir entre les deux candidats. A Draveil (Essonne), où le second tour opposait une candidate FN à une centriste, 16% des votants ont ainsi glissé un bulletin blanc ou nul dans l’urne.
Le FN a-t-il été mieux contenu par la gauche ou par la droite?
Sa hausse en voix n'a que légèrement varié suivant la couleur politique de son adversaire. Selon nos calculs, elle a été la plus réduite (+9,7 points en moyenne) lors des duels avec les quelques candidats centristes (MoDem, Nouveau Centre), peut-être parce que ceux-ci permettaient des reports de voix plus aisés depuis la gauche et la droite. La hausse moyenne a été de 10,6 points face aux communistes, de 10,9 points face au PS, de 11,1 points face aux divers droite et de 11,3 points face à l'UMP, et a atteint son maximum face aux candidats radicaux de gauche ou divers gauche (+11,4 points).
Ces 403 cantons étaient-ils déjà «frontistes» en 2002, quand Jean-Marie Le Pen s'est qualifié pour le second tour?
Plutôt: le leader d'extrême droite y avait obtenu en moyenne 21,3% des suffrages, bien plus que sa moyenne nationale (16,9%). En revanche, au second tour, il n’avait progressé que d’un point (22,5%), à l’image de l’ensemble de la France (17,8%).
Un phénomène de front républicain qui n'a pas existé cette année: le FN a gagné onze points entre les deux tours dans ces 403 cantons, de 24,7% à 35,6% en moyenne. Par exemple, à Noailles (Oise), où Jean-Marie Le Pen n’avait gagné qu’un point entre les deux tours en 2002, le FN est passé de 28 à 48% entre les deux tours des cantonales face à l’UMP.
Qui progresse par rapport à 2002 et 2007?
Comparer les scores du FN entre le premier tour des deux dernières présidentielles et celui des cantonales 2011 révèle des géographies différentes. Entre 2002, année où le FN était au plus haut, et 2011, les hausses les plus spectaculaires sont souvent situées dans l’arc Nord-Est, avec un record pour le canton de Rue, dans la Somme, passé de 14 à 31% pour le premier tour et de 29% à 44% pour le second.
Entre 2007, année où Le Pen avait été «siphonné» par Sarkozy, et 2011, les plus forts bonds surviennent en revanche dans le Sud: dans le canton de Fréjus (Var), où Le Pen faisait moins de 15% en 2007, le candidat du FN a fait près de 40% au premier tour en 2011…
La France du FN se dépeuple-t-elle?
Le lien entre les deux phénomènes n'est pas éclatant: sur 307 cantons pour lesquels nous avons pu consulter des données démographiques détaillées, 40% ont connu une hausse de population supérieure à la moyenne nationale (+6,3% entre 1999 et 2007) et 60% une hausse inférieure. Le FN se qualifie à la fois dans des zones de population dynamiques comme le Languedoc-Roussillon et dans des zones en dépeuplement, notamment la Champagne-Ardenne (par exemple le canton de Saint-Dizier-Nord-Est, dont la population a baissé de 32,3% en huit ans) et la Lorraine.
La France du FN est-elle plus vieille?
Avec ses 40,2% de retraités, le canton de Lignières, dans le Cher, qui a voté FN à 21% au premier tour et 36% au second, colle bien à l'image d'Epinal, mais le cliché du «petit vieux qui vote FN» est largement minoré par nos chiffres: à peine 53% des cantons que nous avons pu observer ont un pourcentage de retraités supérieur à la moyenne française.
Alors qu’un sondage sortie des urnes d’Ipsos faisait des 18-24 ans le premier groupe d’électeurs du Front national (PDF), les cantons plus jeunes ne votent pas nécessairement plus pour le parti: les 15-29 ans sont sous-représentés par rapport à la moyenne française (19,1%) dans deux tiers des cantons.
La France du FN, une France de propriétaires ou de locataires?
Les deux, car on voit se dessiner deux profils. D'un côté, des cantons comptant plus de propriétaires que la moyenne nationale (57%) et un taux de locataires HLM inférieur à la moyenne (15%), souvent situés en milieu rural à l'image de Bouilly (Aube): 88,3% de propriétaires et 1,5% de HLM, pour un canton comptant vingt-huit communes dont seulement deux dépassent les mille habitants.
De l'autre, des cantons plus urbains où les paramètres s'inversent, une petite centaine comptant des taux de HLM à deux chiffres, avec un record pour le neuvième canton de Reims et ses 69,1% de HLM.
La France du FN est-elle une France plus modeste?
Les cantons pour lesquels nous disposons de données socio-économiques ont à la fois plus de chômage, moins de diplômés, plus d’ouvriers et d’employés et moins de cadres que la moyenne française. Les chiffres –qui datent d’avant la crise économique– sont parlants: 90% des cantons où le FN était présent au second tour ont un taux de chômage supérieur à la moyenne française (7,5% en 2007).
Le Languedoc-Roussillon est particulièrement touché avec 19 cantons au taux de chômage supérieur à 16%. Mais c’est le quatrième canton de Blois (Loir-et-Cher) qui est le plus sévèrement atteint, avec 32,3% de chômeurs, soit un actif sur trois. Plus de 40% des habitants de ce même canton n’ont aucun diplôme, et 80% n’ont pas le bac. En général, les deux tiers des cantons ont un taux de non-bacheliers supérieur à la moyenne française, et les trois quarts un taux de personnes pourvues au moins d’une licence inférieur à la moyenne française.
Dans deux tiers des cantons, le groupe formé des ouvriers et employés est plus important que la moyenne nationale (25%). A Suippes (Marne, 25% d'employés) et Cluses (Haute-Savoie, 22% d'ouvriers), le FN a ainsi dépassé les 37% au second tour. Dans 80% des cantons, la part de la catégorie «cadres et professions intellectuelles supérieures» est inférieure à la moyenne nationale.
Ce faisceau d’indicateurs laisse cependant subsister quelques cantons atypiques, dont notamment Saint-Cloud, qui compte seulement un quart de non-bacheliers, quatre fois plus de titulaires d’une licence ou plus que la moyenne, 24% de professions intellectuelles supérieures et 11% d'employés et d'ouvriers, et un taux de chômage dans la moyenne. Mais le FN, qui y réalise par ailleurs une performance inférieure à sa moyenne nationale (17,5% au premier tour, 22,9% au second) y a longtemps eu son siège, le «Paquebot»...
Le FN reste-il présent dans ses anciennes possessions?
Le FN reste plutôt présent dans ses anciens fiefs, de Orange, Marignane, Toulon et Vitrolles (les quatre mairies conquises entre 1995 et 1997) à Dreux (où Jean-Pierre Stirbois fit alliance avec la droite aux municipales de 1983 et où sa femme Marie-France devint député et conseillère générale) en passant par Noyon, Marseille ou Nice, où il remporta des cantons dans le passé. De tous les cantons renouvelables de ces villes, il a seulement échoué à se qualifier à Orange-Est et Nice-14, et a réalisé des scores supérieurs (29,5% au premier tour, 41,2% au second) à sa moyenne nationale dans ceux où il s'est qualifié.
Dans les deux où il a échoué, il avait il faut dire affaire à la concurrence d'anciens du parti, Jacques Peyrat à Nice et Marie-Claude Bompard à Orange. Titulaire du siège de 1992 à 1998, dont deux ans avec l'étiquette FN, le premier a été éliminé le 20 mars mais a recueilli 21% des voix, tandis que la seconde, élue du Front national en 2004, a été réélue sous l'étiquette «extrême droite». Si, en comptant Carpentras-Nord et Brignoles cette année, le FN a gagné quinze cantons depuis 1985, il n'a en effet jamais réussi à reconquérir un canton perdu ou à faire réélire un sortant sous son étiquette.
Cécile Dehesdin et Jean-Marie Pottier