Monde

Les Marie-Antoinette du Moyen-Orient

Temps de lecture : 6 min

Ces femmes de dirigeants qui font la une de nos magazines sont un symbole de l’inégalité dans leurs pays.

La reine Rania de Jordanie, en mai 2007. 2007. REUTERS/Ali Jarekji
La reine Rania de Jordanie, en mai 2007. 2007. REUTERS/Ali Jarekji

Le 22 mars dernier, moins d’un mois après qu’on a pu lire dans un portrait de la première dame syrienne Asma Assad publié dans Vogue que la Syrie était le «pays le plus sûr» du Moyen-Orient, les forces gouvernementales syriennes ont tué six personnes dans la ville méridionale de Deraa, théâtre de manifestations sans précédent contre le régime en place.

C’est-à-dire le régime dirigé par l’époux d’Asma, Bachar al-Assad, qui, comme s’ébaubissait Vogue, a été élu avec un pourcentage «saisissant» de 97% des voix («En Syrie», ajoute délicatement l’auteur, «le pouvoir est héréditaire»). L’article raillé de toutes parts ne s’attarde cependant pas sur ce point et choisit plutôt de rendre hommage à son sujet à grand renfort de compliments lèche-bottes dès la fin de l’introduction: «Asma al-Assad est glamour, jeune et très chic—la plus fraîche et la plus magnétique des premières dames.»

Si Vogue a été cloué au pilori pour son article flagorneur, ce n’était ni la première, ni la dernière fois qu’Asma faisait l’objet des flatteries occidentales. Voyez par exemple ce diaporama de 2009 proposé par le Huffington Post, sur «Asma Al Assad: première dame de Syrie et beauté 100% nature» ou encore le site Internet de la Harvard Arab Alumni Association, qui à la mi-mars faisait la promotion d’un événement auquel participait Asma, et glorifiait, incroyable mais vrai, la grande supportrice d’une «société civile robuste, indépendante et autonome».

Il est assez parlant qu’une apparition en personne de madame Assad soit encore considérée comme une telle aubaine que l’organisation n’hésite pas à fermer les yeux sur des bagatelles telles que, au hasard, le terrible bilan des droits de l’homme en Syrie.

Comme ironise un article de Reuters sur le sujet:

«C’est une vérité universellement reconnue qu’un dictateur qui veut être accepté par la société occidentale comme il faut doit rechercher une épouse charmante et glamour.»

Assad n’est pas la seule épouse de dirigeant oriental charmante et glamour à provoquer de plus en plus de répulsion. Ces derniers mois, la très cosmopolite reine Rania Al Abdullah de Jordanie—encore plus abonnée aux couvertures de magazines de mode qu’Asma al-Assad— et plusieurs autres femmes de dirigeants de la région ont été montrées du doigt, à la fois chez elles et dans les médias internationaux, comme des symboles de tous les dysfonctionnements des régimes de leurs époux. Ce sont les Marie-Antoinette d’aujourd’hui— phénomène involontairement exacerbé par les Américains.

Demandez à l’occidentale moyenne ce qu’elle estime être les conditions nécessaires à un progrès significatif au Moyen-Orient, il y a de grandes chances pour qu’elle mentionne, entre autres, donner plus de moyens aux femmes. Et pour de nombreuses lectrices américaines, la nouvelle génération d’épouses et de filles matérialistes et cultivées de dirigeants orientaux—qui ne comprend pas seulement Rania mais également celle qui l’a précédée, la reine Noor, la princesse Lalla Salma du Maroc et même le gibier à tabloïds Khadija el-Gamal, belle-fille d’Hosni Moubarak, qui travaille pour l’entreprise immobilière de son propre père—apparaît comme l’éclatant symbole du progrès et du potentiel féminins.

Mais demandez à une citoyenne de l’une des nations où bouillonne la révolution quel est le plus grand problème de son pays, et elle citera probablement le manque de gouvernement démocratique associé aux inégalités et à une écrasante pauvreté; l’extravagante Rania, reine (et non pas première dame) de l’un des pays les plus pauvres de la région, est aussi un symbole de cela.

La reine Rania est sous de nombreux aspects l’exemple le plus clair—et le plus épineux—de cette contradiction. Elle peut se permettre de revendiquer le titre de femme la plus glamour du monde. Elle a d’ailleurs été élue femme de l’année par Glamour en 2010—récompense qu’elle peut ranger à côté de sa carte du club des personnalités les mieux habillées de Vanity Fair et de son classement sur le podium dans la catégorie des femmes les plus puissantes du monde de Forbes.

Si les rédacteurs en chef des magazines qui établissent ces listes raffolent d’elle, ce n’est pas juste parce qu’elle a un physique de rêve, des poches bien garnies et des amis haut placés—ce qui ne gâche rien bien sûr—mais aussi parce que son agenda regorge d’une foule d’engagements qui semblent anéantir les clichés de la noblesse oisive et de la femme musulmane soumise. Elle œuvre pour une flopée d’associations, de l’Unicef à Operation Sourire, tout en fondant des organismes comme la Jordan River Foundation et l’Arab Women's Organization (pour laquelle beaucoup de ses pairs ont aussi travaillé).

Commentant son influence dans un portrait publié par Vogue en 2009, Rania s’est réjouie:

«D’autres pays arabes nous envoient des travailleurs sociaux pour que nous les formions, et maintenant, quand j’allume la télévision, j’en vois parfois en train d’évoquer les problèmes de mauvais traitements des enfants!»

Son amie Wendi Murdoch, l’épouse de Rupert, en remet une couche:

«Elle est moderne, pour elle, être reine est un travail. Elle s’attaque à tous ces problèmes, comme les droits des femmes et l’amélioration du niveau de vie des Jordaniens, et ils l’aiment vraiment.»

Sous bien des aspects, l’apparence de Rania cadre aussi parfaitement avec les idées occidentales de ce à quoi une femme arabe éclairée peut ressembler: non seulement elle dit ce qu’elle pense, mais elle n’est pas voilée et elle porte à peu près tout ce qu’elle veut. L’auteur du portrait de Vogue reconnaît à demi-mots cet aspect de son charme, en écrivant:

«Je peux regarder Rania … et ne pas faire de suppositions. Mais, en tant que femme occidentale, je ne peux pas m’empêcher de faire des suppositions quand une femme sans visage se cache derrière un niqab ou une burqa.»

L’image de Rania n’est pas aussi impeccable chez elle cependant. Dans un mail, Sana Saeed, blogueuse de Muslimah Media Watch, formule ainsi le problème:

«Plutôt que de parler au peuple qu’elle cherche à représenter, Rania lui passe au-dessus de la tête.»

Ils n’apprécient pas non plus ses habitudes de panier percé: les vêtements luxueux qui lui valent les honneurs des listes des femmes les mieux habillées ont du mal à passer dans un pays où 25% de la population vivrait dans la pauvreté.

Au cours des récentes manifestations en Jordanie, un groupe de représentants de tribus bédouines du pays ont écrit une lettre ouverte sans précédent critiquant la monarchie et accusant Rania de corruption et de dépenses extravagantes.

Si vous en voulez un exemple, voyez la fête d’anniversaire pour les 40 ans de la reine, ainsi décrite par le Spectator:

«Six cents invités ont été amenés par avion de tous les coins du monde. Deux énormes chiffres “40” ont été plantés au sommet de promontoires rocheux –alors que les villages alentours n’ont même pas l’électricité. Les habitants parlent encore de l’eau utilisée pour humidifier le sable, afin de faciliter la marche aux invités, alors qu’il y avait de graves pénuries d’eau dans la région.»

La lettre des Bédouins comparait Rania à la dépensière éhontée Leila Trabelsi, épouse du président tunisien déposé Zine el-Abidine Ben Ali et surnommée «l’Imelda Marcos du monde arabe». Que la comparaison, ou plus largement les accusations de corruption soit fondées ou non, le suggérer suffit à attirer l’attention sur le contraste entre ses habitudes personnelles et les valeurs qu’elle défend publiquement.

Et pourtant, il est difficile d’imaginer, même au milieu de l’agitation actuelle, la reine Rania et ses pairs tomber en disgrâce sur la scène internationale, en tout cas tant qu’elles resteront au pouvoir. Les magazines people sont accros aux familles royales, et si les reines ne sont pas monnaie courante dans nos régions, il se trouve qu’elles pullulent au Moyen-Orient. Le portrait de Vogue de Rania était très clair sur ce point:

«En réalité, il y a très peu de femmes influentes à son niveau dans le monde, et elles ne sont pas reines.»

On frôle la nostalgie, une mélancolie de l’époque de Jackie Kennedy et de la princesse Diana (qui font encore la une de Vanity Fair des années après leur mort). Mais voilà l’ironie: le même extravagant style de vie qui avait propulsé ces femmes sur le devant de la scène mondiale est aujourd’hui ce qui leur vaut d’y être décriées.

Nous avons fait d’elles un idéal, un modèle de responsabilisation féminine que nous appelions de nos vœux, et qui, nous en sommes convaincus, contribuera à apporter le changement au Moyen-Orient—mais nous sommes passés à côté du fait qu’elles sont aussi le symbole d’une société qui bride non seulement ses femmes, mais aussi la grande majorité de ses hommes.

Noreen Malone

Traduit par Bérengère Viennot

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