Lundi 14 mars, le nucléaire français est à la ramasse. A la bourse de Paris, EDF et Areva perdent respectivement 3,84 et 7,93%. Même sanction le lendemain. La crainte d'un accident industriel «majeur» éloigne les investisseurs des champions français du nucléaire. Craintes justifiées? Pas totalement. Les deux entreprises sont expertes en communication de crise et vont le prouver.
La première riposte vient du sommet de l'Etat. Dès le 13 mars, Matignon organise une réunion avec les ministres concernés ainsi que les représentants de la filière et publie un communiqué dans lequel figure immédiatement la question de la sécurité. Celle-ci devient presque une spécificité française:
«La France, impliquée dans le développement de l'énergie nucléaire depuis de nombreuses années, a toujours privilégié le niveau maximum de sécurité dans la construction et l'exploitation de ses installations».
Matignon joue sur deux tableaux: rassurer le public et valoriser un outil industriel. Le même jour, Henri Guaino, dont le nom circule souvent dès qu’on parle de trouver un nouveau patron à EDF, enfonce insidieusement le clou:
«La France s’est surtout manifestée par son souci de la sécurité (...). Donc, je crois que ça devrait plutôt favoriser notre industrie nucléaire par rapport aux industries d’autres pays où la sécurité est passée au peu plus au second plan».
Le lundi, la sécurité est explicitement associée à un enjeu commercial. Lors d'une réunion à huis clos avec les dirigeants de l'UMP, Nicolas Sarkozy affirme que si la France «a perdu des marchés et des appels d’offres, c’est parce qu’on est les plus chers. Et si on est les plus chers, c’est parce qu’on est les plus sûrs!» Une allusion transparente à l'échec d'Abu Dhabi, en 2009. Devant les élus, le chef de l'Etat vante les mérites de l'EPR:
«L’EPR, je connais bien le chantier, j’y suis allé plusieurs fois. Je suis désolé de dire ça, mais on a la double coque! Le principe de la double coque, c’est que si un Boeing 747 s’écrase sur une centrale, le réacteur n’est pas touché».
Mercredi 16 mars, le triomphalisme monte d'un cran. En marge d'une audition parlementaire, la patronne d'Areva Anne Lauvergeon glisse à des journalistes: «s'il y avait des EPR à Fukushima, il n'y aurait pas de fuites possibles dans l'environnement, quelle que soit la situation». La double coque résonne comme un double cocorico. Pour un peu, le Japon ferait figure d'ex-République socialiste soviétique...
Sécurité? Made in France
Membre éminent du lobby nucléaire, Claude Gatignol, député UMP de la Manche, élu de La Hague et Flamanville, enfonce le clou:
« Les caractéristiques d'architecture de l'EPR répondent à un certain nombre de critères de sûreté qui sont au top niveau. Je le constate à chaque fois que je vais sur ce chantier».
C'est également à titre personnel qu'Anne Lauvergeon tire parti de la situation. Son poste est menacé depuis longtemps. Son adversaire principal, Claude Guéant, n'est plus à l'Elysée. Pour elle qui a martelé pendant des années que la sécurité était son obsession, Fukushima tombe à pic. Eric Besson annonce qu'il ne voit pas d'obstacles à sa reconduction. Quelques jours plus tôt, les prétendants à sa succession se bousculaient...
Un autre élément l'a bien servi. Entretemps, le 16 mars, Le Canard enchaîné rappelle que dans le rapport Roussely sur l’avenir de la filière nucléaire, la sécurité ne semblait pas l’exigence première: «La seule logique raisonnable ne peut pas être une croissance continue des exigences de sûreté» (page 15). Or, François Roussely, un proche de Proglio, préconisait de faire d'EDF le chef de file du nucléaire français. Au détriment d'Areva. C’est peu dire que cet entrefilet du Canard tombe, là encore, à point nommé pour Anne Lauvergeon.
Au fil des jours, la ligne de conduite française ne varie pas d'un iota. Et, lorsque sont évoquées des défaillances de Tepco, Paris s’abstient de tout commentaire. Outre qu’il est peu glorieux de tirer sur une ambulance, l’industrie nucléaire sait bien qu’il ne faut pas jeter la suspicion sur un opérateur, au risque de subir des dommages collatéraux.
En revanche, on annonce de manière tonitruante l'envoi de matériels au Japon (plus d'une semaine après...) dont des «engins robotisés pilotés à distance». Et le communiqué du GIE (qui regroupe EDF, le CEA et Areva) d'énoncer fièrement que « la France, grâce à un retour d’expérience suite à l’accident de Tchernobyl, est seule à avoir conçu et réalisé la flotte d’engins spécialisés dans les situations extrêmes et à former le personnel capable de les utiliser.» Personne ou presque ne s'étonne que la patrie des robots ne dispose pas de telles merveilles...
Hausse des prix d'EDF: cette fois c'est la bonne?
Or, cette sécurité a un coût, ne cessent de rappeler les promoteurs du nucléaire, tandis que la centrale de Fukushima-Daiichi rejette quotidiennement des particules radioactives. L’argument tombe bien: EDF attend depuis des années des augmentations de tarifs supérieures à l'inflation – ce que lui interdit aujourd'hui un contrat de service public dont le renouvellement, soit dit en passant, se fait attendre. A plusieurs reprises, l’électricien a plaidé sa cause, avançant des investissements sur les réseaux, pour prolonger la durée de vie des centrales... Pierre Gadonneix, pour avoir demandé 20 %, y laissa sa place.
Les PDG changent, la demande demeure. «Cette question va se reposer», pronostiquait Pierre Gadonneix. De fait, le scénario d'une hausse des tarifs revient très vite sur la table, en février 2010, puis, à nouveau en mars 2011. Direct énergie se range aux exigences d'EDF pour l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique *. Un tel revirement pose question. Direct énergie n'étant pas devenue une société philanthropique, il n'y a guère que deux explications. Soit la société a décidé de mettre la clef sous la porte, soit elle a obtenu des assurances pour son avenir. En clair: accepter aujourd'hui de payer l'électricité nucléaire plus cher que prévu pour «bénéficier» plus tard – aux alentours de 2015* ? – des hausses de tarifs consenties à EDF par le gouvernement.
Entendez: des hausses telles qu'elles rendraient le marché véritablement concurrentiel, ce qu'il n'est pas aujourd'hui. Un marché où Direct énergie, qui perd de l'argent chaque année, pourrait enfin tirer son épingle du jeu. Stéphane Courbit est sans doute un citoyen responsable. Mais il n'est ni naïf ni mauvais gestionnaire. Il est probable qu'il a dû se résoudre à accepter un marché de ce type.
Mercredi 23 mars, le quotidien Les Echos indique qu'EDF a transmis au gouvernement une proposition de hausse tarifaire de l'ordre de 30% sur 5 ans. Le gouvernement dément mollement : il est probable qu'il finira par donner raison à l'entreprise dont il est le principal actionnaire. Ce document, que Reuters s'est aussi procuré, est «daté du 8 mars», soit quelques jours avant l’accident. EDF ne l'a donc pas rédigé après l'accident mais celui-ci donne soudain plus de relief à l'argumentaire. Après Direct énergie, l'opinion publique à son tour pourrait se résoudre à une hausse des tarifs, au nom de la sécurité...
Dans un contexte international qui s'assombrit pour le nucléaire (moratoires annoncés en Allemagne, Italie, probable aux Etats-Unis et en Angleterre...), EDF et Areva ont parfaitement su gérer la crise pour déployer leur stratégie. Reste à savoir si cela bénéficiera à la France. Sinon, c'est le contribuable et/ou le consommateur qui en subiront les conséquences. En attendant, EDF a regagné du terrain en Bourse.
Mais comme les marchés ont toujours raison, l'Etat français ferait bien de méditer cette recommandation de la Deutsche Bank:
«Le broker pense que l'accident nucléaire au Japon va entraîner une hausse de 20% (9 milliards d'euros) des dépenses de maintenance des centrales nucléaires du français d'ici 2015. Le bureau d'études estime qu'EDF risque de générer en France un free cash flow négatif durant les 5 prochaines années tandis que sa dette va augmenter de 13 milliards d'euros à 45,3 milliards».
A moins qu'une hausse providentielle des tarifs... Mais la Deutsche Bank sait qu'il y a une élection présidentielle en 2012. Pour EDF, la partie n'est pas encore tout à fait gagnée.
Alain Gerbault
* Arenh: ce dispositif par lequel EDF cède un quart de sa production nucléaire est prévu dans la loi NOME. L’application de la loi est prévue pour juillet mais le décret fixant le montant de l’Arenh n’est pas encore publié. L’Arenh est censé disparaître en… 2015. « La loi prévoit en effet que le coût du nucléaire dans les tarifs - estimé aujourd'hui à 35 euros le MWh -converge vers le prix de l'Arenh à l'horizon de 2015. Plus ce dernier sera élevé, plus la pente tarifaire sera brutale », précise Les Echos.